L'info culturelle des musiques d'hier et d'aujourd'hui
JAZZ ET INFLUENCES

L’AVENTURE DU JAZZ EN EUROPE APRÈS LA GUERRE

En musique jazz, les expériences vécues, les observations qui conduisent à la réflexion et les anecdotes qui circulent ne sont que quelques éléments parmi d’autres capables d’asseoir un fond de vérité concernant une musique souvent incomprise et pourtant si novatrice.


LES FONDATIONS DES ‘NEW GROWTH’

La musique jazz, c’est d’abord un peuple sans attache et épris de liberté. En quittant le territoire américain pour s’exiler en Europe et en France après la seconde guerre mondiale, les musiciens Noirs ont trouvé une terre d’asile et des gens à l’écoute de leur musique. Cet article rend hommage à ces trajectoires artistiques du passé, à ces musiciens transportés par des formes d’improvisations insoumises. Tous ceux qui témoignent dans cet article défendent avec leurs mots et leur sagesse cet art de l'impalpable.

Max Roach (batteur) : « Nous, les Noirs américains, nous n’avons pas de passé. Quand des Européens viennent en Amérique, si on leur demande : "D’où êtes-vous ?" L’un répond : "Je suis de France. Ma famille, mon arrière-grand-père étaient français et venaient de tel coin de la France. Et il parle le français". L’autre : "Je suis italien. Ma famille vient du sud de l’Italie." Ou : "Je suis allemand…", et ainsi de suite. Quand on voit des Asiatiques et des Indiens, leur origine est immédiatement évidente. Mais les USA sont un conglomérat de gens de toutes origines. Un individu comme moi n’a pas de passé. Et c’est ahurissant. Lorsqu’on me demande : ‘Max, d’où es-tu ?’. Je réponds : ‘Je suis de New York. »

« Où est ce passé ? Qu’est-il devenu ? Pourquoi Charlie Parker, Thelonious Monk, et Count Basie, Jelly Roll Morton et Armstrong n’ont-ils pas de passé ?… Vous nous regardez et vous nous demandez : ‘Quelle est votre langue, votre histoire ?’ Miles Davis n’a pas l’air d’être originaire des États-Unis. Les gens disent qu’il a l’air d’être africain. Mais nous ne savons rien de l’Afrique !… »

« On a dû commencer du début, culturellement, musicalement. Louis Armstrong a dit : ‘Ouah ! Une trompette !’, Jelly Roll Morton : ‘Un piano !’. Puisqu’on n’avait pas accès aux conservatoires, on a dû commencer par le commencement. Tout ce qu’on a apporté était nouveau. On voit maintenant de super équipes de basket, avec ces êtres immenses qui ressemblent à des danseurs de ballet. C’est un monde absolument nouveau… C’est une nouvelle croissance. On nous appelle, et nous nous appelons ‘Negro’, c’est-à-dire ‘New Growth’, la ‘Nouvelle Pousse’ de l’espèce humaine. »

André Hodeir (violoniste, arrangeur et historien) : « Le jazz des débuts était une musique populaire et par voie de conséquence elle a pris racine dans d’autres musiques populaires. Il y a eu d’une part le blues qui était un élément beaucoup plus ethnique, propre à la race noire, propre aux chants de plantation, aux spirituals, aux gospels, à toutes les musiques des anciens esclaves devenus libres à la fin du 19e siècle ; et d’autre part, tout un répertoire de musiques qui a débouché sur ce que l’on a appelé le ragtime ; le ragtime qui a souvent été inspiré par la musique blanche, mais aussi par les quadrilles, les polkas, par certaine valse de Chopin, aussi ! »


QUAND LE JAZZ ARRIVA EN EUROPE

Max Roach : « Le premier musicien qui a apporté en Europe une approche de la musique improvisée était un monsieur du nom de Jim Europe. C’était un blanc. Il dirigeait un orchestre composé de Noirs pendant la Première Guerre mondiale. Les Européens ont entendu cet orchestre et ont été touchés par cette musique. Ensuite, des gens comme Sidney Bechet et beaucoup de musiciens noirs, venus en Europe pour des raisons de liberté politique, ont décidé d’y rester. Les musiciens se sont mis à développer le jazz et les Européens, à s’y intéresser sérieusement. »

André Hodeir : « C’est presque un cliché que de dire que le jazz a été porté sur les fonts baptismaux par les Européens, puisqu’il était déjà né, bien sûr ! Le jazz n’est pas né en Europe, mais les Américains ne s’étaient pas rendu compte de l’importance capitale que le jazz aurait dans l’histoire du 20e siècle. »

« Au début, on considérait cela comme un divertissement, une musique de danse du samedi soir, comme un surgissement de sauvages provenant du côté enfantin des Noirs ; ceci étant un cliché qui courait les rues dans les années 20. Mais il a fallu attendre les premiers collectionneurs de disques, Européens et surtout Français, qui ont commencé à les écouter, à les apprendre par cœur et à écrire à leur sujet, pour comprendre l’intérêt qu’apportait cette musique. »

Max Roach : « Quand Louis Armstrong a pris un cornet, personne ne lui avait dit comment faire. Il a dû inventer, Dizzy Gillespie aussi. Dizzy avait une position tout à fait incorrecte quand il jouait. On ne joue pas en gonflant les joues. Par conséquent, c’est parce que nous n’avons pas eu accès à ce que vous appelez une éducation classique que nous sommes devenus ce que nous sommes. Il y a ce qui est écrit et il y a la musique elle-même. En regardant une partition, la plupart des gens n’entendent rien. Le système musical européen suppose qu’en lisant, on entende la musique, ce qui est presque impossible. Mais, ce qu’on a fait a beaucoup à voir avec la religion. Prenez le catholicisme. Une personne qui est catholique, pour parler à Dieu, doit passer par l’intermédiaire du prêtre. Il va dans un isoloir et le prêtre intercède pour lui. Nous, on va directement à Dieu. »

André Hodeir : « Le jazz doit finalement beaucoup à l’Europe, car toute la thématique de cette musique est d’essence tonale, or que je sache, le système tonal n’est pas né en Afrique, mais bel et bien né en Europe. Ce sont les grands compositeurs du 17e et 18e siècle qui l’ont créé… cela dit, ce n’est pas cela le plus important, car le plus important, c’est le phrasé, la sensibilité au rythme ; c’est l’adaptation à la qualité du son propre à chacun des instrumentistes. Dans l’orchestre symphonique, on demande aux musiciens de se fondre pour former un seul son homogène, mais dans l’orchestre de jazz, chacun a le droit d’avoir son propre son et de le cultiver. »

Max Roach : « La première fois que je suis allé en Europe, en 1949, les musiciens classiques venaient nous voir, Charlie Parker et nous tous. Ils nous disaient qu’on avait beaucoup de chance. On leur demandait pourquoi. Ils répondaient : "D’abord, vous participez à la création de la musique. Puis vous vous amusez et vous êtes payés pour ça." Je n’y avais jamais pensé de cette façon ! Mais je comprenais parfaitement ce qu’ils voulaient dire. Eux devaient s’asseoir et faire ce qu’on leur disait de faire. Ils ne participaient pas à un effort de création, sauf s’ils composaient. Et quand ils composaient, ils devaient endosser le rôle du maître… Le maître qui dit : "Voilà ce que j’ai fait. Tenez, vous jouez ça, exactement. Sinon, dehors !" »

André Hodeir : « Pour ne citer que moi, j’ai contracté une dette que je ne pourrais jamais rembourser envers des gens comme Louis Armstrong, que je considère comme l’inventeur du phrasé jazz ou comme l’inventeur du jazz tout court ; tout comme Ellington qui a inventé l’orchestre de jazz, sans oublier des gens comme Charlie Parker ou Thelonious Monk. Je leur suis redevable de toute la syntaxe que j’ai apprise et de tout le vocabulaire, aussi ! Toute la musique que j’ai écrite provient quelque part de leur expérience. Je n’ai pas inventé. »


L’ÉPOQUE DES CLUBS DE SAINT-GERMAIN

Max Roach : « Il y avait une attitude amicale en France. Nous quittions un environnement hostile pour un monde qui protégeait notre identité… ce qui était normal. Ce n’est pas bien de fermer sa porte aux autres ! Les musiciens Noirs étaient attirés par la liberté. Ils partaient en Europe. Nous retrouvions là-bas certains des meilleurs, comme Don Byas et Kenny Clarke… Je leur demandais : "Quand rentrerez-vous ?" Ils répondaient : "Quand il y aura un pont au-dessus de l’Atlantique, on traversera à pied." Ils s’en allaient pour être plus libre, vous comprenez ? En France, nous pouvons entrer dans un magasin sans qu’on nous ferme la porte au nez. Ça n’a aucun rapport avec l’argent, c’est simplement pouvoir se promener presque partout en Europe, sans qu’on vous regarde, l’air de dire : ‘On ne veut pas de toi ici !’ Même si vous avez de l’argent, aux USA, si vous êtes une personne de couleur, les portes se ferment, même encore aujourd’hui. »

Johnny Griffin (saxophoniste) : « Quand je suis arrivé en France… Mon Dieu ! Je suis allé au Blue Note, car Bud Powell y jouait ainsi que Kenny Drew. Deux super pianistes. Bud Powell, vous connaissez son génie, et Kenny Drew aussi. Lou Bennet jouait également là-bas. Quand on évoque Saint-Germain, outre le club Saint-Germain, il y avait le Chat-qui-pêche sur la rive gauche… Le Bilboquet ou Memphis Slim a longtemps chanté le blues. Il y avait aussi le Cameleon, sur la rive gauche… et le Birdland… On fréquentait des diplomates, de grands musiciens comme Samson François, le grand pianiste, qui était un bon ami à moi. C’était vraiment un mélange de gens bien qui appréciaient la musique, et qui s’appréciaient les uns les autres. C’était la fête. A mon retour à New York, en sortant de l’avion, j’ai soudain eu froid dans le dos. Je me suis dit : ‘Qu’est-ce que je fous là ?’ C’est alors que Ben Benson m’a dit : ‘Retourne au Blue Note, à Paris.’ A peine arrivé, j’ai joué six mois d’affilée. Je suis parti deux semaines, puis j’ai encore rejoué six mois. Après, j’ai commencé à tourner dans toute l’Europe. C’est ainsi que quinze ans ont passé. Je ne suis pas retourné en Amérique pendant 15 ans ! »


LA PART D’IMPROVISATION

André Hodeir : « La musique be-bop est née d’une révolte collective, de tout un ensemble de jeunes musiciens, contre d’une part l’envahissement de la routine et d’autre part une commercialisation trop astreignante ou trop présente qui régnait dans les orchestres de jazz de l’époque. Le free jazz, c’est un peu la même chose. Ça c’est passé 20/25 ans plus tard et le free jazz a peut-être été la dernière grande explosion créatrice. Les compositeurs reconnaissent ce qu’ils doivent aux grands improvisateurs de l’histoire du jazz. On leur doit tout sur le plan du vocabulaire. Maintenant, je suis certain que la composition peut dépasser l’improvisation, ne serait-ce qu’en utilisant ce que j’ai appelé l’improvisation simulée, qui est une sorte de réflexion sur l’improvisation. Cela demande une connivence de la part de celui qui écrit la musique et de celui qui la joue. C’est une sorte de partenariat, car on n’écrit pas pour n’importe qui, on écrit pour une figure précise, et on sait comment l’écrit va rendre au moment de l’interprétation. Ce sont des voies, à mon avis, qui ne sont pas assez explorées, alors qu’elles sont susceptibles d’apporter une grande richesse musicale. »

Michel Portal (saxophoniste) : « Le jazz pour moi, c’est le défoulement. Cela devrait même être le défoulement total, car cela n’existe pas dans les autres formes de musique. »

Steve Lacy (saxophoniste) : « Je crois que l’essentiel, c’est l’appétit. C’est très important de garder son appétit musical. On y arrive en s’inspirant d’autres musiciens, de livres, de tableaux, du théâtre, de la danse, et du voyage aussi. Le jazz moderne a toujours eu besoin d’un asile artistique qui ne se trouvait pas en Amérique, le jazz moderne étant devenu trop ‘dur’. Avec Charlie Parker, Gillespie, Miles Davis ou John Coltrane, les gens ne pouvaient plus danser. Quand la musique jazz à commencer à se marginaliser, les musiciens ont joué en ‘underground’… et c’est dur de survivre en ‘underground’ ! Mais en jazz, il faut qu’il y ait un risque, sinon c’est ennuyeux. Autant se coucher et allumer la télé. Sans risque, il n’y a pas de plaisir et encore moins de jeu. »

Max Roach : « Prenez des musiciens comme Art Tatum, Charlie Parker, ce sont des virtuoses… En jazz, il faut être un instrumentiste virtuose, un génie harmonique, et il faut comprendre la forme. Toute société apprend qu’on doit improviser à partir d’énoncés. En ce moment, quand je vous parle, je suis en train d’improviser. J’utilise la langue anglaise, vous utilisez la vôtre. Et nous improvisons tous, ici. Je crois que l’improvisation est plus essentielle à l’être humain que la seule lecture. »


L’ESTHÉTISME EUROPÉEN

Daniel Humair (batteur) : « C’est vrai que la plupart des grands musiciens de jazz, à l’époque de Saint-Germain, habitait Paris parce que c’était une ville de liberté où ils avaient une sorte de confort et où existait un respect de leur musique. Il existe une très grande différence entre le concept américain et européen au niveau de la musique. En Amérique, le musicien de jazz, c’est un ‘entertainer’ et en Europe, un artiste. Chez nous, il y a une façon plus grande de laisser se développer la musique. Le public est beaucoup plus respectueux, alors que quand vous jouez dans une boîte aux États Unis, les gens parlent, les gens mangent, et à l’époque des années 50, c’était pire ! »

Johnny Griffin : « Les Européens ont plus le temps de profiter des choses qui ont une valeur esthétique, que ce soit le jazz, la peinture, la sculpture ou autre… Les Européens n’ont pas autant de distractions que les Américains. Aux États-Unis, il y a la saison du base-ball, celle du hockey, celle du basket… Il y a tant de choses rien qu’en sport ! On passe sa vie devant la télévision. Le gouvernement est ravi, ça empêche de penser. C’est trop ! L’Amérique sature. »

Carla Bley (chef d’orchestre, organiste) : « Les Européens sont plus avancés. Ils étudient l’art à l’école. Toutes les villes ont des centres culturels. C’est très différent des États-Unis. Là-bas, on joue dans la rue, mais nous vivons souvent très loin des centres culturels et économiques. Nous vivons dans les bois, dans la montagne… »

Leroi Jones (poète, essayiste) : « Tout art est une tentative d’expression. Pour les Noirs et tous les peuples opprimés qui ont besoin de se libérer des chaînes qui les entravent, la musique a toujours fait passer, comme tous les arts, l’intériorité, l’esprit et les sentiments. C’est pourquoi ils doivent l’étouffer. Il faut que la musique d’Elvis Presley couvre celle de Big Joe Turner, parce que son contenu est différent. Ce ne sont pas seulement les mots, le langage, c’est le son, car le son véhicule des idées différentes. Je peux fredonner un air sans paroles et vous faire pleurer, je peux fredonner un autre air et vous faire rire. La musique véhicule des idées. La musique des Noirs dit toujours : ‘Laissez-moi m’en aller, laissez-moi être libre !’ On l’entend, même si ce n’est pas dit avec des mots. C’est dans la musique. Voilà pourquoi elle ne s’écoute pas dans les banques. La musique de James Brown dans les banques ? Les gens se mettraient à distribuer l’argent ! (rires) »

par Patrick Martial (Cadence Info - 07/2013)
(source : Reflections, New York – Paris - 1998)


RETOUR SOMMAIRE
FB  TW  YT
CADENCEINFO.COM
le spécialiste de l'info musicale