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MUSIQUE & SOCIÉTÉ


LES SCIENTIFIQUES ET LA MUSIQUE, QUEL REGARD ?

« La musique offre aux passions le moyen de jouir d’elles-mêmes », disait Nietzsche dans Le gai savoir. Parfois angoissante, souvent apaisante ou stimulante, elle influence les comportements humains. Impossible donc de limiter cet art aux seules sensations auditives ! Des chercheurs du CNRS ont cherché à déjouer ses cheminements perceptifs et cognitifs. Ils ont analysé les signes révélateurs des émotions produites et les processus cérébraux activés par ce langage non verbal, décryptant ce qui apparaît être une véritable stratégie commune de perception.

À LA POURSUITE DES ÉMOTIONS MUSICALES...

Tout démarre en janvier 2006, quand une grande partie des spécialistes français de la musique ont regroupé leurs savoir-faire dans un projet financé par l’Agence nationale de la recherche (ANR) sous l'intitulé : “La spécificité de la musique : contribution de la musique à l’étude des bases neurales et cognitives de la mémoire humaine et applications thérapeutiques“. En effet, étudier la musique sous le rapport de la biologie permet, au-delà des enseignements musicaux, de mieux saisir comment fonctionne le cerveau.

Qui n’a jamais eu de frissons dès les premières notes d’un morceau ? Intriguée, Stéphanie Khalfa, chercheuse CNRS au Laboratoire de neurophysiologie et neuropsychologie de l’Inserm, à Marseille, examine les réponses physiologiques du corps humain aux différentes musiques chez cinquante sujets.

« Des changements apparaissent très tôt, une à trois secondes après le début de l’écoute. Ils révèlent des émotions de gaieté ou de peur. Les muscles zygomatiques au niveau des pommettes faciales s’activent, la pression sanguine varie et on observe une micro-transpiration au niveau des paumes des mains », explique-t-elle. Quant à notre respiration, elle est entraînée par le tempo, mais réagit peu aux autres caractéristiques musicales, comme les graves et aigus ou le volume. De plus, après un stress psychologique induit, une musique apaisante – mélodie d’ambiance lente, harmonique et au tempo régulier – diminue significativement la concentration sanguine en hormone de stress, dite cortisol, au bout d’un quart d’heure d’écoute. La musique adoucirait donc les mœurs ? « Toutes n’ont pas cet effet bénéfique, précise Stéphanie Khalfa. Une musique comportant des disparités de rythme et des dissonances, comme la techno, augmente le stress, même lorsqu’elle est appréciée. »

D’autres chercheurs, au Laboratoire d’études de l’apprentissage et du développement (LEAD)1 de Dijon, ont observé des réponses émotionnelles à la musique instrumentale dès 250 millisecondes d’écoute. Ces émotions ne sont pas seulement la conséquence d’effets de surface (explosion sonore, forte dissonance) mais résultent de traitements cognitifs très élaborés, de l’harmonie notamment.


PAROLES ET MUSIQUE

Mais par quels processus neuronaux une mélodie peut-elle ainsi stimuler nos émotions ?

Les oreilles captent les mouvements de molécules d’air créés par l’instrument de musique ou les baffles du haut-parleur, puis les transforment en influx nerveux. Ensuite, des réseaux distincts du système nerveux central de l’organisme réagissent à l’écoute musicale et au style de musique. […]

« Là où s’arrête le pouvoir des mots commence celui de la musique », disait Richard Wagner… Les effets d’une mélodie sur notre cerveau sont souvent étudiés à la lumière de ceux d’un matériel sonore complexe mieux connu : le langage.

Ces systèmes perceptifs sont liés, mais distincts. D’ailleurs, près de 5 % de la population est “amusicale” congénitale : ces personnes n’ont aucun problème cognitif ou de langage, mais ont des problèmes de perception musicale. Par exemple, elles ne détectent pas une fausse note.

Depuis plusieurs années, les chercheurs de l’Institut de neurosciences cognitives de la Méditerranée (INCM) à Marseille effectuent des études comparatives entre langage et musique grâce aux techniques d’imagerie, par électroencéphalogramme (EEG) et par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf), celle-ci mesurant l’activité cérébrale selon la consommation d’oxygène des zones du cerveau. Ainsi, selon Mireille Besson, directrice de recherche à l’INCM, « le rythme et les règles de l’harmonie ou du contrepoint sollicitent des zones de l’hémisphère gauche souvent attribuées au langage, en particulier à la syntaxe. Mais le timbre de l’instrument stimulerait plutôt l’hémisphère droit. »

Bref, la perception du langage comme de la musique s’effectue par étapes, explique Daniele Schön, chercheuse à l’INCM. « Par exemple, dans l’apprentissage d’une langue étrangère, le cerveau segmente d’abord les informations sonores. Puis, du sens est attribué aux chaînes des sons. ». Résultat étonnant : la vitesse d’émergence d’un mot est multipliée par trois si l’information est chantée plutôt que parlée ! « D’où l’intérêt des comptines destinées aux jeunes enfants », note Daniele Schön. La quantité d’informations extraite est énorme durant la première minute, puis elle augmente lentement.


QUAND LA MÉMOIRE ENTRE EN JEU

Si plusieurs réseaux neuronaux sont impliqués dans la perception de la musique, comment le cerveau parvient-il à traiter la complexité de l’information musicale ?

Les scientifiques savent aujourd’hui qu’il élabore une stratégie basée sur la familiarité, l’apprentissage implicite et la mémoire. […] « Après 500 millisecondes d’écoute, les jugements de familiarité des auditeurs se différencient pour des morceaux musicaux connus ou non. ». Les réseaux neuronaux impliqués lors de cette perception de la familiarité musicale sont similaires à ceux activés par les odeurs familières, selon ses résultats publiés en février dans la revue Cerebral Cortex. […]

Après quinze secondes d’écoute d’un morceau musical, un autre processus de mémoire entre en jeu, comme l’a montré Barbara Tillmann : il nous devient plus facile de discriminer avec précision les autres caractéristiques de l’extrait (mélodie, harmonie, etc.). Notre mémoire musicale aurait donc tendance à se bonifier avec le temps d’écoute.

Pour détecter les capacités d’apprentissage de notre cerveau, Barbara Tillmann a utilisé avec Bénédicte Poulin-Charronnat, chercheuse au LEAD à Dijon, une nouvelle grammaire musicale établissant des règles d’écriture de suites de notes. Elles ont créé des séquences de cinq et six notes, fréquentes ou impossibles d’après cette grammaire. Elles ont alors testé la sensibilité de quarante personnes à ces règles musicales. « Dans 60 % des cas, les transgressions aux règles suivies sont détectées en moins d’un quart d’heure d’écoute. Les auditeurs ne s’en rendent pas compte, mais ils ont saisi certaines des caractéristiques de la nouvelle structure musicale », commente Bénédicte Poulin-Charronnat. Cet apprentissage implicite existe au sein de chaque culture, où une musique environnante est omniprésente.


NOUS SOMMES TOUS DES MUSICIENS EN HERBE

Mais alors, il n’y aurait aucune différence entre musiciens et non-musiciens, dès lors que chacun perçoit de manière implicite et rapide la musique ?

En fait, les experts sont plus performants pour distinguer la dimension élémentaire du son musical (la hauteur, la durée ou l’intensité), mais lorsqu’il s’agit de comprendre des structures, des extraits, la perception musicale des experts et des non-experts est proche. Ainsi, d’après Emmanuel Bigand, directeur du LEAD, qui a mené de nombreux tests entre musiciens et non-musiciens, « les novices ont des connaissances très sophistiquées, même s’ils ne savent pas les exprimer ». « Et ce dès l’âge de six ans », annonce le directeur de recherche. Pour le découvrir, il a analysé avec son équipe les attentes perceptives qui se forment automatiquement à l’écoute d’un morceau de musique (tâche d’amorçage).

Bilan : tous les auditeurs, issus du conservatoire ou non, anticipent les mêmes structures musicales complexes (harmoniques, par exemple). De plus, en situation de découverte, la forme d’un morceau est difficilement détectée si sa durée dépasse les trente secondes, même si l’on est musicien de haut niveau. C’est en situation d’écoute répétée que cette forme se précise. Une écoute passive quotidienne de musique permet donc un apprentissage implicite, dont le traitement est plus précis et plus rapide chez les musiciens.

Mireille Besson, de l’INCM, a cherché avec son équipe à préciser cette sensibilité affinée : « Si la même mélodie est jouée un tout petit peu plus aiguë ou un tout petit peu plus grave (d’un cinquième de ton, c’est-à-dire d’un cinquième de la différence entre do et ré par exemple), cette différence est facilement perçue par les musiciens, mais pas par les non-musiciens » (72 % des non-musiciens ne la perçoivent pas, contre 35 % des musiciens). Cela relève-t-il d’une prédisposition génétique ? Vingt enfants inexpérimentés ont suivi un entraînement à la musique. Bilan : en six mois, ils ont développé les mêmes capacités auditives que celles connues chez des enfants ayant suivi quatre ans de conservatoire. L’oreille musicale n’est donc pas innée, elle s’acquiert !

François Madurell est musicologue, responsable du groupe Museco à l’Observatoire musical français et collaborateur du LEAD. Selon lui, ces résultats confirment l’idée que « la ségrégation entre musique pour auditeurs profanes et musique savante relève de connotations sociales. Les représentations liées à certains répertoires peuvent provoquer des refus, mais il n’y a pas d’obstacle cognitif. Par exemple, les réticences face à la musique de chambre dépendent souvent de facteurs extérieurs à la musique, comme la tenue vestimentaire des musiciens, les codes de comportement lors du concert et le sentiment que cette musique est destinée à des catégories sociales privilégiées. »

Quant à l’oreille absolue, elle consiste à identifier la hauteur précise d’un son et à le nommer sans l’aide d’une note de référence. De grands musiciens ne l’ont pas, elle serait davantage liée à un apprentissage instrumental précoce, avant quatre ans. Elle favorise la reconnaissance de chaque note sans influer sur la perception et l’appréciation d’un morceau dans son ensemble. Parfois même, l’oreille absolue est ressentie comme une gêne durant l’écoute musicale.

Pour François Madurell, la qualité de l’oreille du futur musicien pourrait dépendre du type d’apprentissage. Les méthodes traditionnelles reposent sur un couplage « visuo-moteur » : l’élève associe la lecture d’une note à un geste sur l’instrument. « Des apprentissages privilégiant d’autres couplages (audition/chant et audition/action motrice) seraient plus propices au développement de l’écoute intérieure et de l’intelligence musicale. ». Bref, l’enseignement de la musique permet de développer la rapidité d’analyse et la sensibilité des musiciens. Mais les capacités de perception lors de l’écoute restent très proches entre experts et profanes.

Par Patrick Martial (Cadence Info)
Source : CNRS.FR

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