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CHANSON

CHARLES TRENET, BIOGRAPHIE/PORTRAIT DU ‘FOU CHANTANT’ (1re partie)

“Charles Trenet vous parle d'un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître”. Cette expression que j’ai volontairement détournée pourrait s’appliquer à ce monument de la chanson française disparu en 2001. Une carrière jalonnée de chansons immortelles, inclassable, inaltérable et pour lesquelles l’artiste a su trouver les justes intonations.


DES CHANSONS INOUBLIABLES

D’abord il y a ça : “Y’a d'la joie / Bonjour bonjour les hirondelles / Y’a d'la joie / Dans le ciel par-dessus le toit / Y'a d'la joie / Et du soleil dans les ruelles / Y'a d'la joie / Partout y’a d'la joie / Tout le jour, mon cœur bat, chavire et chancelle / C'est l'amour qui vient avec je ne sais quoi / C'est l'amour bonjour, bonjour les demoiselles / Y’a d'la joie / Partout y a d'la joie !” (Y’a d’la joie - 1936). De simples mots, une poésie enflammée pour saluer la joie de vivre. Puis il y a aussi ceci : “Le ciel est gris, mais ta présence le rend bleu. / Le soleil luit quand tu reviens, même s'il pleut. / Partout où se posent tes yeux naissent des fleurs / Mais quand tu pars tout change, hélas / Et dans mon cœur le soleil a des rayons de pluie / Quand tu n'es pas là.” (Le soleil a des rayons de pluie - 1942). D'émouvantes paroles dans une période marquée par les tourments de l’occupation.

© Willem Alink (flickr.com) - Pochette du titre 'Boum' paru en 1938.

À chaque époque, à chaque moment de la vie, les chansons de Trenet sont devenues des marqueurs, des reflets d’une époque peuplée de sentiments contrastés. La beauté des mélodies comme Ménilmontant (1938), La romance de Paris (1941), Que reste-t-il de nos amours (1942), Douce France (1943), La mer (1946), L’Âme des poètes (1951), partage un autre répertoire où la jeunesse, la fougue et le swing l’emportent : Fleur bleue (1937), Boum ! (1938), La vie qui va (1938), Le Soleil et la Lune (1939), Nationale 7 (1955), Il y avait des arbres (1969). Une collection de chefs-d'œuvre aux apparences légères. Et que dire de Je chante (1937) où l’optimisme et la gaieté l’emportent sur tout le reste et qui lui vaudra un an plus tard le surnom de « Fou chantant ».

Tant de chansons devenues célèbres (1) et qui restent accrochées au temps qui passe. Les générations d’artistes se succèdent et n’oublient pas Trenet, comme un retour aux fondamentaux. Pour Mathieu Chedid, Thomas Dutronc, Vincent Delerm ou Carla Bruni placer une ou deux de ses chansons lors d'un concert est une façon de témoigner de la place inestimable occupée par l'artiste dans la chanson française.

Mais qui était cet homme qui a traversé la vie comme un oiseau ? Derrière sa fougue, son exubérance à se livrer sur scène, les yeux écarquillés, Trenet reste un mystère pour ses contemporains et il le restera pour lui-même. L'artiste avait une grande pudeur à se livrer. Seule peut-être la lecture de quelques textes de chansons dessine parfois entre les lignes quelques secrets bien gardés.


TRENET  : 'LA VIE QUI VA' (1938)

TRENET, UNE ENFANCE PERDUE

Né à Narbonne en 1913, Charles Trenet grandit dans une région où le soleil joue rarement à cache-cache avec les nuages. Trenet dira « Perpignan, c’est mon père, Narbonne, c’est ma mère. » pour exprimer son attachement à sa région et à ses souvenirs. Trenet était très proche de sa mère Marie-Louise, bonne pianiste et femme cultivée. Un véritable amour et une complicité qui perdurera jusqu’à son décès survenu en 1979.

La maison d’enfance se situe près de la gare et des voies ferrées. Les trains à vapeur qu’il entend sont synonymes d’évasion, de rêves et de voyages. Paris est alors l’ultime étape, le lieu où il faut se rendre au moins une fois dans sa vie. Hélas, en 1914, son premier spectacle est de voir les trains qui montent en direction de la capitale chargés de soldats pour se rendre dans les zones de combats. Son père Lucien, notaire, est mobilisé (il ne le reverra qu’en 1919, la guerre terminée). Charles grandit alors en étant entouré d’un monde de femmes : sa mère, sa tante Émilie et ses deux grand-mères. Son frère Antoine est de quatre ans son aîné, un frère auquel il vouera une certaine jalousie, mais sans autre conséquence (plus tard Antoine deviendra peintre et Charles subviendra à ses besoins).

© Jean-Hugues Roy (wikimedia) - La maison natale de Charles Trenet, à Narbonne, devenue le Musée Charles Trenet.

Très tôt, Charles fait preuve de dons qu’il développe en autodidacte. L’écriture d'abord, car il aime écrire. Le dessin ensuite. Calme, quand les passions l’animent, l’instant d’après il peut se montrer colérique. Ce qu’il aime particulièrement, c’est s’installer au volant de la voiture familiale, une Ford qu’il surnomme ‘Caroline’ et pour laquelle il écrira la chanson À la porte du garage (1955) ; l’occasion pour lui d’évoquer sa région avec ses villages et ses clochers.

La première guerre mondiale, la longue séparation des époux, provoqueront bien des malheurs. Lassée d’attendre, sa mère, devenue entre-temps infirmière, s’occupe des soldats revenus du front et rencontre un Italien, Benno Vigny. En 1920, ses parents divorcent et sa mère part pour l’étranger. Charles et son frère sont envoyés en pension à Béziers.

Pour Charles, c’est le choc. La solitude lui pèse et il est triste. Il est pour toujours le garçon du paradis perdu. Son frère Antoine ne sera pas d’un grand secours. Comme bon nombre d’enfants en proie à la souffrance, Charles culpabilise. Son enfance lui échappe. Bien plus tard, il se livrera sur cette période de sa vie : « Très jeune, j’ai mis mon enfance de côté. Elle ne m'aurait pas servi. Alors je me suis dit, si plus tard j’ai l'occasion d’avoir une enfance, je me la paierais » (2)

Sa mère est loin de lui, et s’il pense souvent à elle, il ne lui fera jamais de reproches. Chaque été, au moment des vacances, elle reviendra pendant un mois pour devenir la fée qu’il attend avec impatience, avec la mer, les baignades et ce vent qui fait parfois voler les grains de sable. Alors qu'il maudit la séparation douloureuse qui se profile déjà à l’horizon, sa joie de vivre, qu'attestent de nombreux documents filmés de l’artiste, n'est en réalité qu’un masque de façade, une façon de faire face à une jeunesse perdue. Il dira : “Je suis sportivement joyeux !”.

Son père Lucien, en plus d’être notaire, est un bon violoniste, et il souhaite que Charles découvre à son tour la musique. Mais pour le fils, qui a 13 ans et qui fait déjà preuve de débrouillardise, prendre des leçons de musique ne l'enchante guère. À la place des cours de piano trop stricts, il veut composer. Bien des années plus tard, au détour d'une interview, il avouera son manque de technique.

À 15 ans, n’y tenant plus, il part pour Berlin retrouver sa mère. Pendant toute une année, il va vivre avec elle. Plus que le cinéma, c’est la musique jazz qui passe à la radio qui le fascine. George Gershwin devient le premier témoin, avant que le swing de Fats Waller ne s'impose à ses oreilles à travers son scat et sa fantaisie.


TRENET : 'QUE RESTE-T-IL DE NOS AMOURS' (1942)

LA RENCONTRE AVEC ALBERT BAUSI ET JEAN COCTEAU

De retour à Perpignan où son père avait déménagé, Charles revient transformé. C’est un jeune homme effronté qui refuse de poursuivre ses études. Le voici travaillant dans une imprimerie qui devient son nouveau foyer. Là, il écrit des poèmes et des articles sur le cinéma qui paraissent sur ‘Le coq catalan’, un quotidien de Perpignan dirigé par Albert Bausi, un vrai poète qui exalte la joie. Cet homme va bousculer l’existence de Charles. Homosexuel, il a 31 ans de plus que lui et devient son Pygmalion. Devenus amants, Bausi porte envers Charles beaucoup d’empathie, le considérant comme un prodige.

Charles peint, il expose, puis il produit un premier essai littéraire quand il a 17 ans, ‘Dodo manières’, qui raconte un amour de vacances. Tout le monde parle de lui à Perpignan, mais Charles fait peur aussi, car il aime les garçons. Le scandale, si proche, le pousse à fuir pour se rendre à Paris.

1930. Le provincial débarque dans la grande ville. La priorité est de trouver un emploi. Que faire ? Le cinéma fait rêver. Pourquoi ne pas essayer ? Il se rend aux studios Pathé, à Joinville. Seule sa mère est au courant. Depuis l’arrivée du parlant, le 7e art est en pleine mutation. Au bas de l’échelle, il devient ‘clap man’, mais n’insiste pas ou plutôt on l’écarte. Puis, il devient assistant décorateur, mais il est maladroit.

Il finit par trouver une chambre dans un hôtel servant de maison de passes près de Vincennes. Charles avait enfin son chez-lui, sa liberté. La poésie le rattrape. Il veut que cela soit beau, grand et personnel. Il rencontre Max Jacob et se sent proche de son univers. Puis, il aborde Jean Cocteau. C’est le départ d’une intime amitié qui va durer 30 ans. Tout comme Albert Bausi, Cocteau voit en Trenet un génie qui échappe à l’analyse. Sa force créative répond toujours, instinctivement. Il ne cherche pas, il trouve tout simplement. « Je n’ai aucun mérite. Je compose comme un pommier fait les pommes. Ça vient tout seul. » dira-t-il. (2)


“Y A D’LA JOIE”, PREMIER SUCCÈS

Écoutant les chansons de l’époque, Charles fait le rapprochement avec ses poèmes. Dans les studios de cinéma où il se rend, il rencontre des auteurs et des compositeurs de chansons, des interprètes également. Les premières chansons qu’il propose ne sont pas signées. Il les vend à ceux qui lui font la meilleure offre. Quelque temps plus tard, prenant conscience que ses chansons rencontrent un certain succès, il décide de les signer de son nom. Trenet a 19 ans et découvre sa voie : devenir chansonnier. Son rêve de devenir écrivain s'envole. Il dira : « Je pensais que j’étais seulement poète. Après je me suis aperçu que j’étais un peu musicien et moins poète que ce que je pensais. C’est pour ça que ce mariage de cette petite poésie avec ce sens de la mélodie a fait que je me suis donné entièrement à la chanson. »“” (1) Les premiers à s’apercevoir de son talent ne sont autres que Mireille et Jean Nohain, eux-mêmes d'excellents créateurs de chansons qu’ils interprètent en duo.

Charles brûle d’impatience de réussir dans cette voie qu’il a choisie. Une rencontre capitale survient à Montparnasse avec un compositeur suisse, Johnny Hess. Ensemble, ils forment le duo’ Charles et Johnny’ et se bâtissent un répertoire de duettistes qu’ils interprètent quelques salles de la capitale : Le Palace, Le Fiacre, Bobino… L’éditeur de musique Raoul Breton les prend sous sa coupe. Le duo rencontre le succès et écrira même quelques chansons pour Édith Piaf. Leur aventure artistique durera trois ans, le temps d’enregistrer 38 chansons réparties sur 19 disques que la TSF s’empressera de diffuser.

© FNAC.ch - Réédition en vinyle des plus grands titres de Charles Trenet (pochette du disque - 2021).

Le service militaire se présente et il devient secrétaire pour l’armée. Charles est un rampant, mais il s’en moque. Il continue d’écrire des chansons qu’il teste dans la caserne face à ses camarades. À ses yeux, ce sera la seule chose qui compte, et quand arrive le week-end, c’est dans un cabaret de Marseille qu’il se produit. Le public découvre alors ce jeune artiste, un peu fou, qui chante des chansons au style entraînant. Parmi elles se trouvent Y a d’la joie, le premier succès de sa carrière en solitaire. Le célèbre Maurice Chevalier reprend la chanson avec la bénédiction de Breton, l’éditeur de Trenet, ce qui aura pour conséquence d’effacer de la cour des grands un Charles Trenet encore démuni de renom.

Trenet doit se construire un personnage, le sien, sans être un Maurice Chevalier bis. Trenet : « Pour me différencier, il a fallu que je fasse le contraire, que je prenne un chapeau mou et que je le mette en arrière. » Pour illuminer le visage, Trenet conviendra que le sourire est la meilleure arme. Les yeux ronds apporteront à son personnage un surplus de folie. Le chanteur crée une sorte de marionnette qui cache la fêlure profonde. Trenet continue de ne pas s’aimer, mais s’il chante et enchante, il a le secret espoir qu’on finira par l’aimer.

Ce qu’il attend, c’est que le public se manifeste. De retour à Paris, le 25 mars 1938, sur la scène de l’ABC, Trenet reçoit du public un enthousiasme éperdu. Le chanteur, au lieu d’y apparaître comme le “fou chantant”, mesure ses élans, comme pénétré par l’écriture de ses nouvelles chansons. Trois mois plus tard, il devient la tête d’affiche de l’ABC. Trenet est alors perçu comme un artiste révolutionnaire à plein d’égards : sa façon de chanter, la vitalité qu’il exprime sur scène comme à l’écran (il tournera plusieurs films oubliés où il jouera le plus souvent son propre rôle : ‘Je chante’ et 'La route enchantée’ en 1938, ‘Romance de Paris’ en 1941…), son sens de la mélodie et du rythme, sans compter l’écriture poétique où les rimes s’amusent à se renvoyer la balle : “La pendule fait tic tac tic tac / Les oiseaux du lac font pic pic pic pic / Glou glou glou font tous les dindons / Et la jolie cloche ding din don / Mais … Boum / Quand notre cœur fait Boum / Tout avec lui dit Boum / Et c'est l'amour qui s'éveille.” (Boum ! - 1938).


TRENET : 'Y'A D'LA JOIE'

Les chansons de Trenet apportent de la fraîcheur et de l'insouciance. Certaines sont même de véritables odes à la nature, se ressourçant là où coule le bonheur (Je chante - 1937). Elles dessinent des émotions et des sentiments en parfait accord avec l’époque, celle des premiers congés payés par le ‘Front Populaire’ et qui écarte, d’une certaine façon, ce que le peuple redoute de voir venir. À l’aube de la seconde guerre mondiale, Trenet venait de réinventer la chanson française avec ses lignes modernes et rythmées alors qu’il n’a guère plus de 25 ans. Plus tard, comme d’autres artistes, Georges Brassens subira son influence, prêtant à l'aïeul, au maître, son lot de louanges.


TRENET PÉRIODE 1939/1945

Septembre 1939. L’Allemagne envahit la Pologne. Un an plus tard, la France est occupée. Charles Trenet est parti se réfugier dans la zone Sud, dans sa villa de Juan-les-Pins. Cet homme qui proclamait à tue-tête la joie de vivre devient le témoin, comme des millions de Français, de la débâcle de tout un pays et de son malheur. La carrière fulgurante et méritée devait-elle s’arrêter ? Trenet décide de rebondir. En 1941, il rejoint la zone occupée.

C’est le cirque qui va l'accueillir. Bouglione l’engage pour une tournée de six mois à travers la France. Après cet engagement, bien décidé à poursuivre, il rejoint la capitale, mais ses ambitions sont arrêtées. La presse de collaboration le soupçonne d’être juif au motif que son nom est une anagramme de Netter, à la consonance juive. Alerté, sa mère consulte en hâte les archives de province dans l’intention de prouver que son véritable nom est Trenet. Le chanteur finit par obtenir le sauf-conduit par la Gestapo.


TRENET : 'DOUCE FRANCE'

À Paris, le soir venu, les noctambules cherchent éperdument à oublier la défaite dans des cabarets. Charles Trenet se présente au ‘Parisien’ sans laisser de traces apparentes des événements passés, proposant aux clients de nouvelles chansons toujours aussi fertiles en jeux de mots (la chanson Le débit de Lait est la référence). Trenet : « Je chantais pour les Parisiens. Les Allemands ne s’intéressaient pas aux chansons françaises. Les Allemands, ils allaient aux Folies Bergères. Ils allaient voir les danseuses. » (2) Pendant cette période, il croisera la route de Django Reinhardt et ce jazz swing qu’il aime tant et qui transporte années après années une vitalité que rien ne peut arrêter, même pas l’occupation.

En 1943, les Allemands décident de l’envoyer en Allemagne pour chanter dans les camps des prisonniers français. Edith Piaf sera aussi du voyage. À cette occasion, Trenet écrit une chanson qui leur est destinée : Quand tu reverras ton village. Charles le poète devient Charles l’auteur de chansons aux textes engagés en s’inspirant des sabotages ou du débarquement, à la fois attendu et redouté. La résistance y est sensible, mais cette insolence lui vaudra d’être blessée par une balle à la jambe quand il tentera d’échapper à la Gestapo française venue le cueillir à sa maison ‘La Varenne’ située en bords de Marne. Durant sa convalescence, son grand bonheur sera de voir régulièrement sa mère.

À la libération de Paris, les comités d’épuration le convoquent et constatent que le dossier du chanteur est vide, si ce n’est d’avoir chanté trois fois à Radio Paris, l’organe de la propagande allemande. Cet écart lui coûtera une interdiction de remonter sur scène pendant trois mois.

Par Elian Jougla (Cadence Info - 02/2022)

1. De nombreuses chansons interprétées par Charles Trenet seront coécrites, comme 'La Mer' ou 'Douce France'.

2. Source INA

SUITE : TRENET, GRANDES CHANSONS ET FIN DE CARRIÈRE


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