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MUSIQUE DE FILMS

ISAAC HAYES ET LA MUSIQUE DU FILM 'SHAFT'

Dans la musique de films, certains thèmes sont devenus des œuvres d’anthologie. Alors que celui de James Bond illustre les aventures de l’agent secret 007, que l’harmonica d’Il était une fois dans l’Ouest marque de sa tonalité le western spaghetti et que la chanson Staying Alive des Bee Gees invite les gens à danser au son de la musique disco dans Saturday Night Fever, la musique de Shaft, composé par Isaac Hayes, s’impose comme la référence musicale de la ‘blaxploitation’.


SHAFT ET LA BLAXPLOITATION

Apparue aux États-Unis à l’orée des années 70, la ‘blaxploitation’ était un courant cinématographique qui produisait des films à l’intention de la communauté Afro-Américaine. Ceux-ci n’étaient généralement produits, réalisés et interprétés que par des Noirs. Dans une société où le dollar est roi, mais où le racisme a la peau dure, ce cinéma-là était un véritable défi, car il montrait des acteurs afro-américains dans des situations identiques aux Blancs : situation professionnelle, famille, éducation, comportement social, etc.

La corruption, la prostitution, la drogue, la violence policière, les viols, aucun sujet, même des plus tabous, ne devait être écarté. Que ce soit à travers une comédie, un western ou un film policier comme Shaft, toutes les situations étaient adaptées, configurées pour convenir à la communauté Afro-Américaine.

La sortie du film Shaft coïncide avec une conjoncture sociale bien particulière. Celui de l’embrasement des ghettos, d’une violence trop longtemps contenue et qui s’achemine vers une radicalisation des conflits entre Noirs et Blancs. Le héros du film, John Shaft, est un détective privé, une sorte de Mike Hammer incarné à l’écran par Richard Roundtree. Le script du film est écrit par un spécialiste, Ernest Tidyman, l’auteur de The French Connection.

Le film débute par un zoom plongeant. La caméra devient l’œil inquisiteur qui arpente la longue avenue. Puis, quand apparaît le titre du film, la musique d’Isaac Hayes s'élance en se mêlant aux bruits de la circulation. À la hauteur d’une bouche de métro apparaît alors la silhouette de John Shaft. Le personnage déambule sur les trottoirs à la recherche d’on ne sait quoi. Le ‘black private detective’, avec son long manteau de cuir et sa moustache, incarne dès les premiers plans un être solitaire, un anonyme dans la foule.

La musique est d’une grande force, comme si elle voulait saisir, capturer la vie tumultueuse de ce quartier new-yorkais. La caméra guette chaque fait et geste du détective. Autour de lui se dressent d’innombrables gratte-ciel, gris et ternes, comme un matin d’hiver. Le ton est donné. Les paroles de la chanson imposent le personnage, John Shaft. Oui, c’est lui le héros. You got it !

Les bandes sonores des films de la ‘blaxploitation’ donnaient souvent l’occasion d’entendre des musiques de qualité, même quand les films étaient de série B. Les grands musiciens de l’époque figuraient souvent au générique : James Brown, Marvin Gaye (Trouble Man), Curtis Mayfield (Superfly), Barry White… et bien sûr Isaac Hayes.


THÈME FROM SHAFT AND CO

Un moment pressenti pour tenir le rôle principal du film, Isaac Hayes refusera la proposition alléchante pour consacrer plus de temps aux compositions de la BO. Rarement la musique d’un film policier n’avait su conjuguer autant de maîtrise tout en cadrant dans un style musical ciblé. Les sonorités commerciales de la musique de Hayes semblaient bien éloignées des errances orchestrales d’un Quincy Jones ou des rythmes latins d’un certain Lalo Schifrin. Elle puisait uniquement ses inspirations dans les racines profondes de la musique noire. A travers chaque composition, Hayes dessinait et transcendait dans tous les tons une musique soul généreuse et sophistiquée. Le succès planétaire de la musique fut tel qu’il éclipsa le film. Seule la pochette à l’effigie de son héros nous rappelle encore qu’il s’agissait bien d’une musique de cinéma.

L’enregistrement de la musique de Shaft se déroula dans les studios Stax à Memphis. Hayes était le maître de cérémonie. Le compositeur autodidacte arrangeait, chantait, jouait des claviers et dirigeait une section rythmique constituée des anciens accompagnateurs d’Otis Redding, les Bar-Kays. Trois choristes, une section de cuivres et une autre de cordes venaient en renfort pour apporter la touche ‘classique’.

Le ‘Theme From Shaft’ est la composition la plus célèbre de la BO. Sa longue introduction basée sur une guitare wah-wah et un obsédant charleston en double-croches ponctuées d’accords de piano aussi brefs qu’incisifs la rend tout de suite reconnaissable. Avant même que les pas de Travolta ne déboulent sur la piste de danse, la musique de Shaft savait enflammer les discothèques. Aujourd’hui encore, le fameux thème conserve une certaine aura auprès des illustrateurs sonores, des DJ et des rappeurs (Public Enemy, Jay-Z…). La particularité de sa construction, navigant entre une musique de films qui n’en possède pas vraiment les poncifs et une musique de danse qui aurait oublié de scander tous les temps, lui confère une grande intensité et une grande singularité. ‘Theme From Shaft’ sera d’ailleurs couronné d’un Oscar et de deux Grammy Awards.+


ISAAC HAYES - THÈME FROM 'SHAFT'

Toutefois, oublier les autres titres de la BO serait une injustice. Pour mémoire, citons la belle mélodie de Ellie’s Love Theme, le swing de Cafe Regio’s, un instrumental joué à la guitare dans un style proche de Georges Benson, No Name Bar, du funk méticuleusement servi par des cuivres étincelants ou encore Bumpy’s Blues, un thème finement ciselé qui aurait pu se glisser habilement dans un film de Clint Eastwood. Le point d’orgue revenant à la version vocale de Do Your Thing et ses 19 min 38 !

Toutes ces musiques aux influences évidentes et aux arrangements travaillés s’entrecroisent pour notre plus grand plaisir, mais surtout elles illustrent idéalement la diversité de la ‘soul music’ de l’époque. Alors qu’au même moment éclatent la modernité des chansons de Stevie Wonder, les messages de Marvin Gaye ou la révolte de Curtis Mayfield, Isaac Hayes livre avec la BO de Shaft une musique d’une rare intensité, ouvrant pour l’époque des perspectives innovantes dans l’exploitation sonore de la musique de films.


ISAAC HAYES

Isaac Hayes, était un compositeur visionnaire. Dès la fin des années 60, il avait commencé à revisiter la ‘black music’ avec des albums tels que Hot Buttered Soul (1969), To Be Continued (1970) et Black Moses (1971). Après la sortie de Shaft, la ‘patte Isaac Hayes’ ne sera pas sans influence auprès de nombreux compositeurs de cinéma et de séries télévisées.

Les années suivantes, Hayes tentera d’autres aventures discographiques. Il soutiendra de jeunes artistes comme Alicia Keys, mais ne retrouvera plus à titre personnel la même flamme. Malgré un retour en grâce dans les années 90, avec Ike’s Rap issu de l’album U Turn, Hayes tire d’une certaine façon sa révérence en se concentrant sur sa carrière d’acteur. L’année 2000 verra la naissance d’un nouvel épisode de Shaft, avec Samuel L. Jackson qui reprend le rôle de Richard Roundtree. Hayes s’occupera alors de réorchestrer sa musique, mais la magie sonore de l’époque est déjà éteinte. L’adage comme quoi on ne fait pas du neuf avec du vieux trouve là sa vérité. Son dernier gros succès sera pour le dessin animé South Park où, de 1997 à 2006, il deviendra la voix de Chef, un cuistot passionné de chant. Depuis, le géant ‘Black Moses’ nous a quitté un soir d’août 2008, quelques jours avant son 66e anniversaire.


Par Elian Jougla (Cadence Info - 08/2012)


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