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SON & TECHNIQUE

LE FUTUR DE LA MUSIQUE ÉLECTRONIQUE AVANT LE NUMÉRIQUE

Remontons le temps. Nous sommes à la fin des années 1960. Les premiers magnétophones multipistes commencent à débarquer dans les studios d'enregistrement. Alors que les Beatles dessinent des plans sur la comète, comment les autres musiciens envisagaient-ils l'avenir de leur profession quand l'enregistrement commençait à se construire par étapes successives ? Le son numérique n'existait pas encore, pas plus qu'Internet et les réseaux sociaux. Toutefois, la musique électronique était déjà là et comptait bien jouer des coudes pour s'imposer...


LA MUSIQUE ÉLECTRONIQUE. PLANTONS LE DÉCOR

Dans les années 60, la musique électronique est un style musical qui échappe à toute tentative de classification. Les premiers curieux comprennent qu'elle ne fait plus appel aux instruments orchestraux traditionnels, que ceux-ci sont écartés et que la composition ne répond pas aux mêmes codes. Les sons qu’elle produit peuvent passer d’une harmonie douce et apaisante à une dissonance extrême. Au-delà de ces observations sommaires, le goût pour ce genre musical va cependant bénéficier de quelques oreilles attentives aussi sincères que dans d'autres domaines.

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Face à l'histoire de la « Pop Music », la définition de « musique électronique » reste cependant assez floue. Il existe une confusion entre celle amplifiée électroniquement et cet autre à base de sons électroniques. Pour le grand public, elle correspond à la production de sons abstraits et ne répond en aucune manière à une musique structurée selon les normes établies. Cette vision est assez juste vis-à-vis des anciens repères, d'autant qu'elle est produite fondamentalement à partir des oscillations et des sifflements que peuvent émettre des tubes ou des transistors. Les circuits électroniques existent, mais pas encore le microprocesseur (en 1971, la firme Intel commercialisera le premier modèle, le 4004, rassemblant plus de 2 000 transistors), ni les puces qui contiennent des millions de composants microscopiques. L'image renvoyée par les premières œuvres est si vague que certains emploieront le terme de « musique électrophonique ». En revanche, pour les plus réfractaires, il s'agit d'une filouterie livrée en pâture aux oreilles des mélomanes ; le genre de bruits qu'émet un poste de radio mal réglé, un sifflement atonal ou l'explosion d'un pot d'échappement ! Pas de quoi pavoiser en effet !

© picryl.com – Le trio de Leon Theremin. Une des premières incursions de sonorités électroniques (theremin) dans un environnement classique (piano et voix) – 1924.

Pourtant, quand la « musique concrète » est apparue, à la fin des années quarante, celle-ci proposait déjà l’enregistrement de bruits familiers comme le timbre d’une sonnette, le claquement d’une porte ou la sirène d’une usine. Bien que reposant sur la capture de sons acoustiques, la « musique concrète » de Pierre Schaeffer constituait l'antichambre des futures compositions électroniques. Du reste, un demi-siècle plus tard, avec l'arrivée des échantillonneurs, les musiciens continueront de réaliser des séquences sonores comme Schaeffer en lieu et place de ses bouts de bandes magnétiques !

Les musiciens de laboratoire, avaient-ils commis l'irréparable ? Dans la tête de l'auditeur lambda, ce point de départ n'a rien de très mélodieux. Les premiers modules électroniques (le mot synthétiseur n'est pas encore répandu comme de nos jours) sont constitués de façon à produire des « notes classiques », avec cette différence qu'elles peuvent émettre aussi des notes au quart de ton, voire sans aucune hauteur prédéfinie. Tout repose sur l’habileté du musicien pour créer une variété infinie de combinaisons plus ou moins agréables.

La musique électronique se prête à de multiples essais jugés expérimentaux et n'a pas pour vocation de piloter la totalité d'une œuvre. La claviériste qui tentera de démontrer le contraire, Wendy Carlos, avec son album Switched-On Bach, dès 1967, aura bien du mal à aller au-delà de la simple curiosité, surtout quand on s'attaque à du Bach ou à du Beethoven, comme dans le film Orange Mécanique en 1972. Personne ne pouvait entrevoir un quelconque avenir, solide et durable, avec des instruments aussi délicats à maîtriser. Durant longtemps, les œuvres électroniques seront basées uniquement sur des calculs mathématiques ou sur le hasard de séries et de leurs associations. Stockhausen, Eimert et Krenek seront les plus remarquables compositeurs qui se consacreront à cette recherche musicale.

Dans les années 1960, pour la plupart des programmateurs, tout commençait par une « sinusoïde » unique, c’est-à-dire un son pur et définissable auquel on associait successivement d’autres sons jusqu’au moment où l’effet obtenu était satisfaisant. Ce procédé était plus fréquent que celui qui consistait à l’émission d'un « white sound » (bruit blanc) et, à partir de cet ensemble compact de bruits dont les fréquences respectives diffèrent, d'éliminer tout ce qui ne semble aucunement nécessaire.

L'idée de partir du bruit pour définir la musique électronique était visiblement une erreur de communication que les musiciens n'ont point su bien expliquer, ni valoriser. Jusqu'aux années 1970, l'immense majorité des œuvres électroniques ne cherchaient pas, mais alors pas du tout, à accrocher l'oreille du grand public. Proclamer que la démarche des premiers compositeurs était anti-commerciale n'est en rien une vue de l'esprit. D'ailleurs, qui mieux que John Cage a su exploiter jusqu'à outrance des musiques découlant de manipulations infinies, parfois à partir d’un bruit unique comme celui des éclaboussures de l’eau tombant dans un récipient ?

En 1968, naîtra une première rencontre entre une composante commerciale et une autre purement électronique. Les compositeurs Michel Colombier et Pierre Henry seront les premiers en France à échafauder, en pleine période pop, un mix entre un balancement rock et des sons électroniques. Psyché Rock, est un titre qui fera date. Néanmoins, il n'est pas encore question que le leadership revienne aux sons électroniques. Bien que cosigné, c'est Michel Colombier qui récoltera les lauriers de cette musique composée pour la compagnie de danse Béjart (Messe pour le temps présent). Dans notre pays, il faudra attendre l'année 1976 pour que survienne le premier coup d'éclat commercial d'une musique entièrement produite avec uniquement du matériel électronique : l'album Oxygène de Jean-Michel Jarre.


MICHEL COLOMBIER / PIERRE HENRY : "PSYCHÉ ROCK" (1968)

LE FUTUR DE LA MUSIQUE MIS EN ORBITE

Il n'existe pas une période dans l'histoire de l'humanité dans laquelle une personne a su prédire avec certitude ce que l’avenir pouvait réserver. Le 20e siècle sera celui de tous les bouleversements. Il mettait en scène la notion d'accélération du temps, celui de la tentation, de la transformation, diversifiant les moyens technologiques de communication, passant de la radio à la télévision et de l'électrophone au magnétophone. Pour autant, les hommes des siècles passés étaient-ils capables d'imaginer de tels outils ? Certes non ! Et l'homme moderne des années 1960, envisageait-il l'arrivée d'Internet et des réseaux sociaux, trente, quarante années plus tard ? Pas d'avantage ! À moins, bien sûr, de considérer que la science-fiction s'inscrive dans la réalité.

Les outils de communication, qui étaient alors en pleine expansion, pouvaient prétendre quelques augures, mais à condition d’agir avec circonspection. Il n'était pas question de remettre en cause la musique du passé, ni qu'elle soit délaissée un jour, puis définitivement oubliée. La raison la plus évidente de freiner les ardeurs à tout bouleverser est la sensibilité et les émotions qui submergent l'homme civilisé. Cet enchantement se poursuivra tant que des œuvres exerceront leur pouvoir de fascination.

© Jean-Pierre Dalbéra flickr.com – Le synthétiseur E-mu (musée de la musique, Paris) – 1971. Un synthétiseur analogique modulaire développé pour être commandé par la guitare de Frank Zappa.

Pour prouver sa raison d'être, la musique électronique devait grandir à part, avec son langage et son autonomie. Cependant, une crainte réelle commençait à voir le jour : comment la transmettre et l'enseigner au plus grand nombre, sans craindre de voir surgir l'incompétence ou le ridicule ? Puis, à qui la confier ? Les compositeurs et les pédagogues chercheront à esquiver la confrontation directe. Les instruments électroniques devaient rester de simples objets de commandes. Or, le désir de progrès, d'aller toujours de l'avant tout en ayant le contrôle sur l'outil, a, semble-t-il, déjà échapper à leur vigilance.

La confrontation est désormais devenue réalité. L'appropriation des sons par la machine (le sampling), leurs explorations automatisées (les séquenceurs), jusqu'à l'interprétation pleine et entière via l'intelligence artificielle ont provoqué une véritable prise de pouvoir que sous d'autres cieux Charlie Chaplin dénoncera dès 1936 dans son film "Les temps modernes", en proposant sa vision sur l'aliénation de l'homme pour survivre dans le monde industrialisé.

« Que Dieu nous préserve de l'avenir ! »... devaient formuler très certainement nos aïeux lorsqu'ils ont écouté pour la première fois une musique sortir d'un gramophone ou quand ils ont entendu leur voix reproduite sur rouleaux. À notre époque, cet outillage hante les musées. Dorénavant, le vinyle et le magnétophone, puis le CD et le disque dur, avec l'apparition de l'informatique, sont pour l'homme moderne des moyens d'écoute d'une banalité confondante. Hasbeen, diront même certains individus en regardant par-dessus mon épaule et songeant déjà au pouvoir de l'intelligence artificielle.

L'électronique se perfectionne continuellement. Avec le déploiement du matériel numérique, la première chose que l'on remarque provient de la pureté des sons, toujours plus cristallins et précis. De plus, l'appareillage ne cesse de se simplifier, jusqu'à devenir "intelligent" grâce aux algorithmes. Dans les années 70, cette dimension n'existait pas, mais le rêve de l'entrevoir était présent. Il était envisagé qu’un jour, « un programme musical aussi long qu’une symphonie ou qu’un opéra soit enregistré et réduit matériellement à un élément dont les dimensions seraient celles d’une tête d’épingle » (la clé USB si répandue n'a de taille que celle de sa manipulation et non de son contenu qui ne cesse de se miniaturiser et de s'amplifier).

Autre désir surgissant de ce même passé aventureux et se projetant dans l'avenir : « Les instruments de musique ne seront plus définis comme étant uniquement des moyens de reproduction. L'homme inventera de nouveaux modèles capables de faire de la musique en pleine autonomie et d'interpréter une œuvre déjà existante. » Depuis, le rêve est devenu réalité. Il l'est d'autant plus, que dans les années 80, la composition musicale sur ordinateur demeure un fait acquis, même si les premiers pas de la MAO (Musique Assistée par Ordinateur) ne sont qu'ennui mortel et indifférence pour la majorité des musiciens. La presse spécialisée s'en fera écho : « L'idée selon laquelle l'inspiration qui anime toute grande musique, qu’elle soit ancienne ou moderne, fait totalement défaut à l'ordinateur. » N'empêche que l'arrivée massive de la micro-informatique dans la musique alimentera les débats et posera déjà la question du « Pourquoi faire ? ».

En ces temps-là, les plus sages vous auraient lancé cette phrase : « Aussi longtemps que l’homme jouira d’un pouvoir créateur personnel, le mystère qu’est l'imagination musicale l’incitera à composer de la musique. Les machines pourront à toute heure reproduire, mais jamais concevoir. » La peur qu'un jour tout bascule, c'est-à-dire que les machines anticipent, est actuellement dans de nombreuses têtes avec le développement de l'intelligence artificielle. À toute époque, chaque outil créé par l'homme a soulevé des craintes et des remises en question. L'homme, continuera-t-il à jouer à l'apprenti sorcier dans la musique ou ailleurs ? Certainement ! Puisqu'il ne sait pas ou ne veux pas se conduire autrement. Et si une machine parvient à dépasser le maître ? Nous ne le souhaitons pas, mais nous faisons tout pour que cela advienne un jour. Où se situe alors la vraie intelligence ?


THE POPULISTS : "SOFT POWER" (2015)

DU PLAISIR À LA RÉSIGNATION

Beaucoup de gens éprouvent un plaisir intense de jouer d’un instrument pour leur propre satisfaction. Que les moyens utilisés soient acoustiques ou électroniques, peu importe au fond, l'important n'est-il pas d'aboutir à un résultat avec du bonheur. Être en mesure de produire des sons à partir de gestes élémentaires, mais enrichissants pour l'esprit, c'est cela l'essentiel ! Le pianiste ne cessera pas de tapoter sur le clavier, le saxophoniste de souffler sur le bec, le percussionniste de frapper la peau ou le guitariste de pincer la corde. Le seul bémol avec les instruments de musique demeure la phase de l'apprentissage, ce qui nous renvoie immédiatement à la notion d'effort et du temps consacré.

La musique du futur ne ressemblera certainement à rien de ce que nous connaissons, ni dans sa façon d'être produite et interprétée, ni dans sa façon d'être transmise et enseignée. Généralement, les musiques que l'on proclame avant-gardistes ne le sont que par des gens qui ne les comprennent pas ou qui ne sont nullement en phase avec l'époque dans laquelle ils vivent. Toutes les musiques s'inscrivent dans le temps présent. Par ailleurs, n'oublions pas que l’accoutumance de l’oreille humaine à des sons nouveaux est un processus extrêmement lent. Jugez plutôt : il aura fallu plus de cent ans pour que les harmonies de Wagner, qui heurtaient la sensibilité musicale de ses contemporains, nous deviennent familières.

Fort heureusement, l'expérimentation des pionniers de la musique électronique est un fait acquit. Grâce aux progrès incessants, les âpres sonorités des débuts se sont polissées jusqu'à devenir acceptables. L'utilisation de l'échantillonnage a donné lieu à une sorte de libération des consciences artistiques. Les sons électroniques se sont progressivement glissés dans les acoustiques pour faire naître d'autres espaces sonores et faire avancer la musique. L'énorme frein, la musique classique, accepte petit à petit la présence des samples. Des compositeurs de formation classique acceptent le challenge et mixent les sons électroniques aux procédés de structuration de l'écriture conventionnelle. Nous sommes bien loin de l'époque dans laquelle Rubinstein signifiait à TchaïKovski son refus d'interpréter le Concerto pour piano que le compositeur lui avait dédié avec la conviction qu'il apprécierait ses idées novatrices.

© Gustavo Fring pexels.com – Le synthétiseur actuel, un mix entre jeu et maniabilité.


LA COMMUNICATION FINALE AVEC LA MACHINE

Dans un avenir proche, les moyens mis en œuvre pour entrer en contact avec la machine proviendront-ils d’un influx optique ou de l'implantation d'une puce sous la peau ? En posant mes valises et si je regarde à l'horizon, il est fort probable qu'un jour l'homme communiquera autrement avec la machine. Par exemple, la prise en charge de la virtuosité résultera probablement d'une convention anticipée avec la machine. Pour nombre de musiciens pressés d'aboutir, cette virtuosité-là surpassera leur dextérité manuelle sans qu'ils aient le sentiment de perdre de leur temps. D'ailleurs, les séquenceurs et les claviers arrangeurs actuels sont parfois utilisés pour s'acquitter de cette tâche, même s'ils ne possèdent aucune subtilité et autonomie sans l'aide d'un programmateur.

Il est certain qu'un jour prochain la machine devancera l'idée, qu'elle empiétera dans le domaine protégé de la création. Quand ce jour-là viendra où se nichera alors le désir de performance, cette position artistique qui valorise l'esprit, l'ego, et justifie l'exception à la règle de tout bon musicien ? Dans ce tout ou rien, dans ces désirs construits à la hâte, sans autres reflexions que d'assouvir les pulsions, simplement dans l'idée d'avancer, et ce, malgré les risques, ces « progrès-là » continueront-ils de nous satisfaire pleinement ?

Après ce déballage d'observations et de suppositions mettant en lumière les années passées au regard de celles d'aujourd'hui, une autre question me vient : « Si nous étions dans le futur, il existerait de fortes probabilités pour que la musique ne nous soit pas plus étrange que celle que nous écoutons actuellement. Toutefois, si nous pouvions l'entendre dès maintenant, serions-nous assez mûrs pour l'accepter ? » Bizarrement, je songe au nombre considérable de personnes qui refusent encore la musique d'Alban Berg et de Webern, pourtant élaborée il y a un siècle. Allez comprendre !

Par Elian Jougla (Cadence Info - 08/2024)

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