MISE EN CONTEXTE D'UNE ÉPOQUE
Dans les années 1950/1960, les arrière-salles inconfortables de quelques cafés et restaurants parisiens, notamment ceux de Saint-Germain-des-Prés, constituaient un foisonnement de lieux propices dédiés à la « chanson à texte ». Estampillée « Rive Gauche », elle fera éclore une nouvelle génération d'artistes disparue aujourd'hui : Aznavour, Barbara, Brassens, Brel, mais aussi Juliette Gréco et Léo Ferré ; ce dernier s'attachant à développer des paroles littéraires et poétiques, mais également contestataires.
© Anefo (wikimedia) – Léo Ferré, au grand gala du disque se déroulant à Amsterdam (Pays Bas), en octobre 1966.
À l'image de Charles Trenet, Ferré figurait en bonne place pour être reconnu comme un excellent auteur-compositeur-interprète à une époque où cette formule était encore fort rare. L'avantage était certain. Quand un artiste accède aux clés qui régissent la musique et les paroles, il détient un contrôle total sur l'œuvre, et si de plus, il s'accompagne avec un instrument, à la façon de Barbara au piano où avec une guitare, comme Georges Brassens, alors il jouit d'une pleine liberté d'expression sur sa chanson.
Les lignes essentielles du style créatif de Léo Ferré se retrouvent dans sa chanson Avec le temps dont le « scénario » repose sur du vécu ; en l'occurrence sa rupture avec Madeleine, sa seconde femme, en 1968. Comme souvent, l'artiste fait preuve d'originalité par ses nuances d'interprète. La composition est dépouillée sans passer sous silence l'aspect littéraire sombre et direct, et pour lequel chacun de nous peut se retrouver un jour : « Avec le temps / Avec le temps, va, tout s'en va / On oublie le visage, et l'on oublie la voix / Le cœur, quand ça bat plus / C'est pas la peine d'aller chercher plus loin / Faut laisser faire, et c'est très bien. » ». Cette chanson, écrite en deux heures, traduit l'angoisse de l'être fragile face à la mise à distance, aux sentiments qui s'évaporent, convenant qu' « Avec le temps on n'aime plus ».
AVEC LE TEMPS (version studio 1971)
Orchestration : Jean-Michel Defaye – Une version dramatique qui suscite de la compassion.
UNE CHANSON À SUCCÈS
Avec le temps parait pour la première fois en 1970 sur un 45 tours. D'abord écartée par Barclay du 33 tours La Solitude, c'est suite à l'interprétation par Catherine Sauvage, qui connaît un certain succès, que la maison de disques accepte finalement de l'inclure en tant que titre porteur de son nouveau LP, en 1972 : Avec le temps, les chansons d'amour de Ferré.
D'entrée, la chanson transporte en elle une dimension dramatique dominée par l'abandon de l'être que l'on a aimé et par ces mots répétés à maintes fois qu'« avec le temps, va, tout s'en va ». Son thème, comme le ton donné, mélodramatique, parvient à hisser Avec le temps au-dessus de l'anonymat, au point de figurer désormais dans le trio de tête des titres populaires de l'artiste avec Jolie Môme et C'est extra. Toutefois, pour s'accorder avec son pacte d'anticonformiste qui le poursuit comme une ombre, l'écriture de Léo Ferré s'éloigne le plus souvent des canons esthétiques inscrits dans la mémoire collective des Français, l'auteur-compositeur-interprète préférant démontrer la ferveur de son art – et de loin – à travers des œuvres ambitieuses associant à des textes fort longs, une musique savante dotée d'orchestrations élaborées, comme Requiem (1976).
En dépit du succès rencontré et des reprises de la chanson par d'autres artistes (1), Léo Ferré n'aimait vraisemblablement pas les procédures commerciales des années 1960, des yéyés et du rock... Et encore moins d'être qualifié de « chanteur de variété » ! S'il avait survécu à l'épreuve du temps, les succès actuels lui seraient certainement apparues comme d'épais brouillards dans lequel l'authenticité et la puissance de l'artiste se meurent parfois lorsque celui-ci se réfugie derrière quelques superficialités.
Malgré tout et malgré son déphasage stylistique à contre-courant des modes, Avec le temps doit son succès non seulement à cause de ses paroles, mais aussi par sa construction mélodique récurrente et son accompagnement pianistique mélancolique à base d'arpèges que tout en chacun est capable d'identifier dès les premières mesures.
Convaincre était son cheval de bataille, au cœur de ses préoccupations, et pas seulement à travers des vers politiquement engagés. En outre, Léo Ferré faisait partie de ces artistes qui estimaient qu'une chanson ne doit pas mourir dans de la cire. Il refusait qu'une chanson enregistrée devienne normative, mais qu'au contraire, elle puisse vivre à travers différentes interprétations. Entre 1970 et 1990, Avec le temps existera à travers plusieurs versions studio et en public, en piano-voix ou avec orchestre.
1. Avec le temps a été interprété, entre autres, par les chanteuses Mama Béa, Jane Birkin, Dalida, Céline Dion, Juliette Gréco, Catherine Ribeiro, Catherine Sauvage et les chanteurs Alain Bashung, Benjamin Biolay, Johnny Hallyday, Michel Jonasz, Bernard Lavilliers, Philippe Léotard et Henri Salvador.
Par Elian Jougla (Cadence Info - 08/2024)
CATHERINE SAUVAGE : AVEC LE TEMPS (1971)
La version qui lança la chanson
Léo Ferré
Avec le temps
Musique et paroles : Léo Ferré
Année de création : 1969
Première version discographique : 1970 (45 tours)
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