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CHANSON

LA MUSIQUE DE GEORGES BRASSENS, PORTRAIT DU CHANTEUR SÉTOIS

Dans les années 60, en dehors de Brel, Ferrat ou Ferré, il existait un autre chanteur dont chaque parution discographique était attendue comme le Messie : Georges Brassens. Dans le cœur du public, le chanteur se situait à part. Il incarnait magnifiquement la toute puissante chanson française avec simplicité et efficacité. Sur scène, il la portait à bras le corps, puisant dans des textes magnifiquement sculptés qu'il accompagnait de quelques accords de guitare...


UNE MUSIQUE ET DES VERS

Écrire sur Brassens est difficile, car derrière le personnage aux apparences simplistes, se cachait en fait un être complexe. À sa décharge, quelques paroles publiques que l'auteur distillait au compte-goutte et que la presse s'empressait de publier. Brassens disait : « Rien n’est vraiment à soi, la vie intérieure a des frontières ouvertes, n’importe qui peut pénétrer dedans. ». Brassens, l'homme lettré, aimait sans aucun doute se nourrir des autres et ne s'en cachait pas. Sa culture, il l'avait absorbée à travers des centaines de livres, des chansons napolitaines et beaucoup de jazz. En fait, si Brassens traîne avec lui l'image d'un "compositeur limité", c'est qu'il l'avait choisi volontairement. Pour lui, jouer avec simplicité, c'était une excellente façon d'accaparer l'attention du public sur ses textes. Le maître de cérémonie en mesurait toute la difficulté derrière chaque mot couché.

© Roger Pic (Bibliothèque nationale de France) - Georges Brassens (Théâtre national populaire, 1966)

L’auteur de J’ai rendez-vous avec vous faillit rater le coche dans sa jeunesse. Le mauvais élève s’accrocha à la littérature comme à une bouée de sauvetage pour échapper à une adolescence bien mal engagée. Son salut, il le devra à son professeur de lettres, Alphonse Bonnafé. Un donneur de leçon, pour ne pas dire un pédagogue, qui sera trouver les mots justes, les mots libérateurs qui propulseront la vie de Brassens dans une autre direction : celle de la lecture et de la culture. Dès l'âge de vingt ans, Brassens avalera des dizaines et des dizaines d’ouvrages, tout en abordant la musique avec sagesse.

Chez ses parents, le phonographe et la radio laissaient entendre les chansons à la mode, celles de Tino Rossi ou de Charles Trenet. Brassens comblera ses lacunes musicales en éduquant son oreille à leur écoute. Le musicien autodidacte savait retenir les mélodies et les paroles des chansons qui lui plaisaient.

C’est au piano qu’il teste ses premières musiques. Il apprend l’instrument tout seul en utilisant une méthode de musique classique (La méthode rose). La guitare est arrivée un peu par hasard, surtout en raison de son côté pratique.

Au début de sa carrière, Brassens chantait seul avec le courage du débutant et l’inconscience du candide. Sa musique allait à l’essentiel. Elle était rationnelle dans le seul but de servir au mieux ce qui lui semblait primordial : la création de textes originaux, et surtout riches en rebondissement. C’est en raison du dépouillement orchestral de ses chansons que la qualité incontestable de ses écritures vont être mises en avant. Brassens agissait à la façon d'un troubadour des temps modernes. Le chanteur, qui se défendait d’être un orfèvre de la littérature, trouva dans l'écriture de vers mis en musique un équilibre qui lui convenait. Et si Brel, Ferrat ou Ferré eurent recours à des orchestrations parfois massives pour habiller leurs textes, le chansonnier Brassens conservera jusqu’au bout l’image d’un musicien pragmatique.

Son inspiration donnait vie à des vers chargés d’humour grivois, mettant en scène des histoires à la tonalité troublante. Cette prise en main littéraire, réfléchie dans les moindres détails, avait progressivement immergé Brassens dans une créativité féconde où se mêlaient un vocabulaire érudit et une musique aux contours apparemment fort sage.

Brassens avait l’intelligence des mots, mais aussi de la musique. Il la voulait sans fioriture inutile et sans excès, même si elle s’enrichissait parfois de quelques notes accidentelles à des moments où on ne les attendaient pas. La musique de Brassens n'a jamais voulu être démonstrative, ni agichante, elle est là pour servir les mots, leurs intonations et leurs rimes.

Brassens était un auteur/compositeur perfectionniste. Pour chaque musique qu'il voulait inscrire à son répertoire, il travaillait sans relâche, réduisant parfois à néant les efforts qu'il avait consentis la veille. Sa musique, sous ses aspects simplistes, cachait en vérité quelques tournures et trouvailles assez diaboliques. Quant aux textes, ils sont devenus avec le temps des messages intemporels. Ils semblent avoir pris racine dans des histoires si authentiques, dans des faits si finement observés, que seul un vécu semble leur donner raison. C’est notamment pour ces nombreuses raisons que le public a toujours aimé Georges Brassens, pour ces quelques vérités offertes, pour cette pudeur et cette simplicité artistique qui étaient les siennes, et pour tous ces mots provocateurs visant la bêtise humaine et ses travers.

Face à la ténacité verbale de certains textes, construite autour de rimes qui savent conjuguer les « cons » au pluriel (cf. Quand on est con) et quelques idées polissonnes en toute simplicité (cf. Le pornographe, Le gorille, Fernande), Brassens aurait certainement été catalogué de révolutionnaire en d’autres temps. De telles chansons et bien d’autres, tout en n’étant pas assimilées à des chansons paillardes, auraient certainement laissé tomber le couperet de la célèbre « Louisette » sur le cou de l’infortuné chansonnier, simplement pour leurs idées dérangeantes !

BRASSENS, NICOLAS ET FAVREAU

Un jour, la guitare du chanteur à pipe, se sentant un peu seule sur scène, demanda à avoir un peu de compagnie. L’arrivé de madame la contrebasse lui apporta enfin la chaleur sonore, le soutien musical indispensable. Cette osmose et cette évidente complicité amicale entre le guitariste Georges Brassens et le contrebassiste Pierre Nicolas annonçaient des jours heureux, celui d’un parfait équilibre musical aussi indissociable que complémentaire. Tandis que les mains de Brassens s’emparaient de la guitare pour faire résonner quelques accords, la main gauche de Nicolas se promenait de note en note sur le manche de la contrebasse. Parfois, pour certaines chansons aux accents plus solennels, l’archet prenait place, la contrebasse se mettait alors à ronfler et la gravité s’installait (La non demande en mariage).

Par la suite, Brassens s’adjoindra un renfort musical supplémentaire en la personne du guitariste Joël Favreau qui, durant une dizaine d’années, va égrener sur son instrument quelques notes complémentaires pour contrebalancer et éclairer d’un nouveau jour les rythmes en « pompe » cher à Brassens.


BRASSENS ET LE JAZZ

Si musicalement Brassens ne portait aucun intérêt particulier sur les chansons à texte issues du folk-song américain - celles-ci étant venues à ses oreilles tardivement -, il en n'était pas de même en ce qui concerne la musique jazz qu’il a aimée dès son enfance et qu’il a intégrée progressivement. Brassens était sensible à la musique de Django Reinhardt, et lors de ses séjours à Paris dans les années cinquante, il se rendait souvent dans les caveaux pour écouter les musiciens de jazz de passage.

C’est dans "Le Vieux Colombier", une petite boîte de spectacle de Saint-Germain-des-Prés, que Georges Brassens rencontrera le célèbre batteur de jazz à la bonhomie joviale Moustache. « La musique de Brassens swingue », dira-t-il. En effet, un swing quelque peu dissimulé existe dans ses mélodies. Cela ressort notamment dans la chanson Les copains d’abord. Il suffirait d’un décalage rythmique un peu appuyé pour se voir transporté au cœur d’une musique jazz façonnée "années trentes". Volontairement ou involontairement, Georges Brassens aura ainsi mis à la disposition de nombreux musiciens une musique raffinée capable de prendre des chemins de traverse.

Cette évidence, qui ne saute pas aux yeux de n’importe qui, n’a pas échappé à l’attention de quelques jazzmen. Toujours en mesure de capter ce qui passe à leur portée, la musique de Brassens va être réinventée à travers quelques trouvailles harmoniques et rythmiques. Les adaptations de Chanson pour l’Auvergnat, Les copains d’abord ou Je me suis fait tout petit feront ressortir l’originalité de sa musique avec un certain bonheur.

Le meilleur témoignage de cette reconversion musicale est certainement le disque Brassens-Moustache jouent Brassens en jazz, paru en 1979. Vingt-trois chansons de son répertoire sont alors enregistrées. Pour ce disque, Brassens n’était pas venu assister aux séances de studio en tant qu’observateur, il avait saisi sa guitare simplement pour avoir le plaisir de jouer avec quelques pointures du jazz hexagonal et américain comme Cat Anderson et Eddie "Lockjaw" Davis. Ses fidèles accompagnateurs, Pierre Nicolas et Joël Favreau, participèrent également à cette joyeuse aventure.

Aujourd'hui, si ses textes sont étudiés à l’école, sa musique l'est pareillement ; certaines chansons étant idéalement construites pour être chantées en chœur. Mais attention !... la musique de Georges Brassens n'est pas toujours facile. Elle renferme de nombreux pièges. J’engage d’ailleurs les musiciens qui font la moue à son écoute, de l'affronter, juste pour avoir l'occasion de porter, pour une fois, un regard neuf sur sa créativité musicale.


AVEC LE TEMPS, CHANTAIT LÉO FERRÉ

Plus de 30 ans après sa disparition, au cimetière Le Py de Sète, ils sont encore nombreux à lui rendre visite. Personne n'a oublié Georges Brassens. L'été, les cars touristiques s'arrêtent en pèlerinage. L'arrêt a autant d'importance, sinon plus, que le belvédère du mont Saint-Clair. La mémoire et l'émotion sont là. Certains laissent une fleur, tandis que d'autres rejoignent le personnage illustre en laissant un poème de quelques lignes... quand ce n'est pas une déclaration via un outil nomade et une diffusion sur Internet. Parfois, c'est une guitare, une voix, qui troublent la quiétude des lieux.

Le "cimetière des pauvres", comme on le surnomme à Sète, ferait-il de l'ombre à celui adossé face à la mer, le cimetière marin ? Pauvre Brassens et pauvre Paul Valery, que de souvenirs nous assaillent, nous les bien-portants !

Non loin du cimetière Le Py se trouve l'Espace Georges Brassens, un musée célébrant le chanteur/poète disparu. La directrice, Régine Monpays, défend avec ardeur le lieu et l'artiste : « Ici, le mot 'Espace' revêt toute son importance. Des concerts, des conférences, des expos y ont lieu..Nous sortons également de nos murs pour des événements. Des jeunes, des étrangers, s'approprient ses mots, sa musique, sur leurs rythmes et dans leur langue... Brassens était chaleureux, fidèle à ses proches. Il les a tous mis à l'abri du besoin. En venant ici, les gens rendent hommage à l'artiste, mais aussi à l'homme de bien, l'homme vrai. »

Devant l'entrée, un quadra vient vers moi en me balançant : « J'ai eu envie de le découvrir parce que Renaud l'a chanté. ». Même les rappeurs s'y sont mis, habillant leurs rythmes des mots du maître, sans faire le dos rond, uniquement par respect. Il n'y a pas d'âge pour découvrir Brassens. La puissance de ces mots dépasse les générations.


GEORGES BRASSENS, LE SÉTOIS

En arrivant par bateau, en longeant les flots bleus de la Méditerranée, l’île singulière s’admire de loin. La ville de Sète a immortalisé à sa façon le poète disparu : une salle de spectacle, un musée, une école et une rue portent son nom et témoignent d’un passé encore présent dans le cœur de nombreux Sétois. Brassens est pour cette petite ville une sorte de porte-drapeau, d'étendard. En lui offrant son nom et à cause de la place qu’il occupe dans la chanson française, Brassens a renforcé l’identité culturelle de la ville. Son nom, tout simple, s’ajoute à une liste conséquente d’artistes sétois d’hier et d’aujourd’hui : Paul Valery, Pierre-Jean Vaillard, Jean Vilar, Henri Colpi, Pierre François, Jacques Rouré, Agnès Varda, Manitas de Plata, et plus près de nous : Robert Combas, Hervé et Richard Di Rosa.

Aujourd’hui, et peut-être encore plus qu’hier, on continue de célébrer Brassens. En évoquant ses textes, les écrivains consument leur plume et les chanteurs, poussés par une envie « maladive », honorent sa mémoire en l’inscrivant dans leur tour de chant (plus de 1 000 artistes du monde entier ont repris ses chansons). Pourtant, l’ami Georges n'a rien demandé à personne. Il repose (presque) en paix dans un modeste caveau familial, dans un calme qui l’éloigne à tout jamais des turpitudes du monde moderne.


GEORGES, ENTRE TOI ET MOI...

Que dois-tu penser de nous mon pauvre Georges, quand des livres, des festivals continuent de prospérer et de se multiplier en ton nom ? Cette simple idée me pousse à m’interroger… Aurais-tu placé un certain pouvoir dans tes mots, dans tes musiques ? Tu as imprégné d’une façon si profonde l’identité de la chanson à texte, qu’il est difficile de s’y référer sans te nommer ou sans y voir une quelconque imitation. Aurions-nous si peur que la chanson à texte disparaisse ? Peut-être bien ! En tout cas, des chanteurs continuent d’inscrire à leur programme tes textes et tes musiques en prenant soins de ne pas trop trahir le sens de tes idées, de tes messages, par respect ou simplement par humilité.

Oui, Georges, tu es toujours une source d'inspiration, même si ta musique, qui n’a pourtant rien perdu de sa force et de sa profondeur, est parfois prise en otage ; libérant par la même occasion l’image stéréotypée de poète/troubadour qui te poursuit depuis ta disparition en 1981. Doit-on s'en offusquer ? Non, car c’est dans ces libres adaptations, ces nouvelles intonations parfois critiquables, que se trouvent en réalité la puissance de ton œuvre et de sa continuité.

Vouloir t'imiter, ne peut être que ridicule. Ce serait pour tout créateur un aveu de faiblesse. Le Georges que je connais incarne la liberté d’être, la liberté d'entreprendre, la liberté tout court. D’ailleurs ne l’as-tu pas chanté de temps en temps, à l'occasion, dans tes chansons : « Par un petit matin d'été / Quand le soleil vous chante au cœur / Qu'elle est belle la liberté / La liberté / Quand on est mieux ici qu'ailleurs / Quand un ami fait le bonheur / Qu'elle est belle la liberté / La liberté. » (cf. Heureux qui comme Ulysse).

QUE DIRE DE PLUS ?

Brassens a choisi la voie solitaire pour exprimer ce qui fait rire ou ce qui fâche. Des auteurs ont fouillé, analysé ses textes dans les moindres recoins : les "bonnes mœurs", celles du pauvre et du bourgeois, mais aussi l'amour, avec ses moments de bonheur tout simple cachant à l'occasion quelques non-dits. Et comme les sujets abondent chez lui, citons aussi la morale et ses interdits, la justice et l'injustice, la guerre et bien sûr la liberté qui lui tenait tant à cœur.

De même, les compositeurs y sont allés de leur allant et ont exprimé leurs opinions sans maudire le musicien, en soulignant si nécessaire ses ritournelles musicales si particulières. Tout a été passé à la moulinette ou presque. Mais pour Brassens, en toute indépendance, seule l'expression de quelques idées guidées par un sens de l'observation, il faut le dire redoutable, a su conduire avec joie et bonheur son "bonhomme de chemin". Il a chanté la vie tout simplement, sans jamais succomber au tourbillon du succès, ne suivant que sa petite voix intérieure qui lui disait : La vie aurait pu être tout autre.

Par Elian Jougla (Cadence Info - 02/2015)

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