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CHANSON

GAINSBOURG, SES AMOURS ET INTERPRÈTES FÉMININES

Cette page fait suite à Serge Gainbourg, artiste provocateur et raffiné.


SERGE GAINSBOURG : LA THÉRAPIE EN CHANSONS

L’homme raffiné et cultivé trouvait son inspiration littéraire, surtout chez Verlaine ; un auteur qui ne sera pas choisi au hasard par cet esthète amoureux de l’art avec un grand « A ». Pour Gainsbourg, écrire des chansons était synonyme de thérapie. Elles soignaient son mal de vivre. Lors d'une joute ou d'un face à face, la pudeur des mots et le non-dit cernaient le personnage, allant jusqu'à provoquer brusquement un sursaut d'orgueil.

Gainsbourg ne savait pas dire « je t’aime ». La timidité presque maladive, allant jusqu’à la maladresse, ne lui permettait pas d'étaler au grand jour l'exaltation de ses sentiments. Les premières chansons, comme « L’eau à la bouche «  (1959), décrit une pudeur, une retenue à travers des sentiments pourtant sulfureux. Gainsbourg pense être un mal-aimé et il dessine son combat personnel dans une provocation continue, le seul langage dans lequel il peut exprimer ses sentiments les plus profonds. Ce n’était pas un choix, mais un désir de chaque instant. Lors de ses débuts scéniques, le public restera sourd à son talent et ignorera ses chansons, se moquant allègrement de son physique sans craindre les conséquences d’un tel jugement hâtif. La chanson Des laids des laids (1979) sera une réponse tardive de ce rapport au physique, au point de se demander si l’ultime frontière de la laideur ne se retourne pas le jour suivant dans une beauté insoupçonnée.

Fort heureusement, l’homme prévenant et élégant des débuts trouvera l’occasion de présenter ses idées à l’éminente chanteuse Juliette Gréco pour qui il écrira son premier grand succès féminin, La Javanaise (1963). Grâce à cette chanson, Gainsbourg donnait à la rime un tour de vis : « J'avoue j'en ai bavé pas vous mon amour / Avant d'avoir eu vent de vous mon amour » ou encore « La vie ne vaut d'être vécue sans amour / Mais c'est vous qui l'avez voulu mon amour ». D’une grande modernité, le public d’alors n’est pas préparé, mais la chanson est là et finit par s’imposer.

Expliquer le rapport de Gainsbourg avec les femmes demeure une question délicate. La conquête féminine, telle qu’on la conçoit généralement, repose sur le charme, l’humour et l’intelligence (pour autant que l’on puisse définir très justement ce dernier mot). Gainsbourg en play-boy, peut-on l'imaginer, surtout quand les “beaux mecs” ont alors pour nom Delon ou Belmondo ? Les femmes disaient de lui qu’il avait une beauté à part et qu’il avait su miser sur une autre valeur que son physique. Tandis que les journaux d’alors se chargeaient de faire leur rapport quotidien, Serge Gainsbourg méditait sur cette question d’ingratitude qui traversait l’existence de tous les hommes en mal d’amour. « Si j’avais été plus joli garçon, j’aurais été mort d’épuisement. » dira-t-il ironiquement.

Bien que le manque d’assurance et de confiance ne le lâchait pas, l’humour et le sarcasme continuaient de se loger dans son écriture pour parer sa peur vis-à-vis des femmes : « C'est toi que j'aime (Ne prend qu'un M) / Par-dessus tout / Ne me dis point (Il en manque un) / Que tu t'en fous / Je t'en supplie (Point sur le i) / Fais-moi confiance / Je suis l'esclave (Sans accent grave) Des apparences / C'est ridicule. » (En relisant ta lettre - 1961).

Le cynique au cœur tendre transcendait son désespoir amoureux en apportant à la chanson française son regard aiguisé. Écrire quelques chansons très légères pour servir ses intérêts, il n’était pas contre, bien au contraire ! Quand la comptine pour jeunes filles en fleurs Poupée de cire, poupée de son, chantée par France Gall, remporte en 1965 le ‘Prix de l’Eurovision’, Serge Gainsbourg sait alors comment développer à coup sûr la suite de sa carrière. L’artiste qui, hier encore, était ignoré, devient à présent un auteur-compositeur recherché, capable de révéler son talent aussi bien pour une jeune débutante comme France Gall que pour une artiste confirmée comme Juliette Gréco.

Serge Gainsbourg écrira ses chansons féminines au fil des rencontres. Un jour pour Petula Clark (La gadoue - 1965), un autre jour pour Valérie Lagrange (La guérilla - 1965) et Anna Karina (Sous le soleil exactement - 1966) ou encore pour Mireille Darc (Hélicoptère - 1969). Les styles divergent, mais la qualité de l’écriture repose sur un seul nom : Serge Gainsbourg.

Face à ce suprême pouvoir de rentrer dans la tête de ses interprètes, les plus médisants chercheront bien sûr des explications rationnelles : le pourquoi et le comment. Ainsi naîtra l’artiste faussaire, l’imitateur, voire le voleur. Tout a été dit ou presque sur les emprunts qu’il fit notamment au répertoire classique, alors qu’il ne faut voir dans ces détournements qu’un puissant hommage à la « grande musique ».

L’auteur compositeur avait assez d’imagination pour créer son propre phrasé et ses propres rimes. Toutes les interprètes féminines qui travailleront avec lui seront unanimes pour souligner sa façon de défendre ses créations et d’être là auprès d’elles, dans les moments importants, lors des séances d’enregistrement ou en étant derrière les rideaux d’une scène. Sa présence, son attention comme sa bienveillance suffisaient à mettre ses « muses » en totale confiance.

Consulter : GAINSBOURG, EMPRUNT MUSICAL ET PLAGIAT


VIVRE L’AMOUR DES FEMMES... DANGEUREUSEMENT

Gainsbourg vivait l’amour dangereusement, dans l’immédiateté. Le court épisode de son aventure avec Bardot sera révélateur d’une ferveur musicale assez inouïe et d’une jubilation partagée (2). Jugez plutôt : Harley Davidson (1967), Contact (1967), Bonnie and Clyde (1967), La bise aux hippies (1967), Je t’aime moi non plus (1967), Comic Strip (1968) et Initial B.B (1968).

Une fois de plus, ces chansons-là confirment la règle comme quoi Gainsbourg avait le don d’écrire ses chansons en les adaptant à la personnalité de chaque artiste, et que chaque artiste, en retour, avait un profond respect pour lesdites créations et son auteur.

Aurore Clément et Serge Gainsbourg (1984) © Dean Tavoularis

Fin 1968, Gainsbourg ne le sait pas encore, mais il est à un tournant de sa vie quand il rencontre pour la première fois Jane Birkin lors du tournage du film « Slogan » de Pierre Grimblat. Séparée du compositeur John Barry, cette jeune actrice anglaise s'était fait connaître en participant au film « Blow Up » de Michelangelo Antonioni (1966). Elle venait de débarquer sur le continent à la recherche de nouveaux rôles, mais surtout elle ne parlait pas un mot de français. Jane compensait ce handicap à travers une sorte d’innocence dans le regard et une fragilité dans le ton de sa voix. D’abord distante, cette rencontre hasardeuse conduite par la curiosité de l’autre trouvera son point d’accroche à travers la chanson.

Jane B. (1968) sera le premier titre écrit à son intention par Serge. D’autres suivront chantés seuls ou en duo : Elisa (1969), 69 année érotique (1969), Ne dis rien (1969), Cannabis (1970), La décadanse (1971), Di doo dah (1973) sans oublier le somptueux et incontournable album Histoire de Melody Nelson (1971), aux mots simples, aux intentions directes, et qui portera le sceau créatif d’une liaison passionnée qui enflammera la presse des années 70.

Tout en ayant des allures plutôt conventionnelles, le couple formé par Jane Birkin et Serge Gainsbourg sniffait l’air du temps et ne se préoccupait pas des « qu’en-dira-t-on ». Pour un pays comme la France, qui ne peut être comparé culturellement à nos amis d’outre-Manche, le couple gérait son existence à la façon des rock-stars, ne se quittant plus, le jour, la nuit, en étant invités régulièrement sur les plateaux télés, créant à tour de bras des projets dont le plus important sera de fonder une famille (leur seul enfant, Charlotte, naîtra en 1971). Gainsbourg se révélera être un père attentif, aimant, peut-être même un peu trop. De son côté, Jane continuera sa carrière d’actrice en jouant notamment dans quelques comédies populaires : La moutarde me monte au nez (1974) avec Pierre Richard ou Catherine et compagnie (1975) avec Patrick Dewaere.

Le transfert de féminité d’un être sensible et doux, qui s’était construit un personnage aux apparences endurcies et cyniques, finira par capituler en écrivant des textes aux contours sensibles, proches du vécu, comme le souligne si bien la chanson Je suis venu te dire que je m’en vais (1973) : « Je suis venu te dire que je m'en vais / Et tes larmes n'y pourront rien changer / Comm' dit si bien Verlaine au vent mauvais / Je suis venu te dire que je m'en vais / Tu t'souviens de jours anciens et tu pleures / Tu suffoques, tu blêmis à présent qu'a sonné l'heure / Des adieux à jamais / Ouais je suis au regret / D'te dire que je m'en vais / Oui je t'aimais, oui mais ». Pour Gainsbourg, l’amour physique est toujours resté une porte ouverte, mais sans issue. Il écrira pour les femmes de sa vie les signes d’un défaitisme corroboré par les peurs du lendemain (Fuir le bonheur de peur qu’il ne se sauve et Les dessous chics par Jane Birkin – 1983).

Son intransigeance, sa façon de diriger son « petit monde » et son côté maniaque ne dressent certes pas un tableau très flatteur de l’homme de la rue et du père aimant. Le temps qui passe et qui éloigne chaque jour les souvenirs des moments précieux auront raison de sa liaison avec Jane. L’album Baby alone in Babylone qu'il lui écrit en 1983 est certainement l’exemple le plus flagrant. Le thème de la séparation sentimentale y est omniprésent : « C'est moi qui t'ai suicidé / Mon amour / Je n'en valais pas la peine / Tu sais / Sans moi tu as décidé / Un beau jour / Décidé que tu t'en allais ». Ces vers issus de la chanson Sorry Angel, écrits quatre ans après leur séparation, traduisent au mot près la présence de Jane dans son cœur, encore et toujours.

2 - Bardot, alors élue comme la plus belle femme du monde, a toujours considéré cette brève aventure comme ayant été importante dans sa vie.


LES DIX DE DER

Les cheveux grisonnants, toujours mal rasé, Gainsbourg installe son personnage d’homme fatigué, « Gainsbarre » ; un homme certes usé par les excès liés à l’alcool et au tabac, mais pas encore fini. Les chansons de rupture sont bien là, mais ce dédoublement médiatique de la personnalité va lui être d’un grand recours pour les quelques années qui lui restent à vivre.

Tel un Docteur Jekyll et Mister Hyde (1968), Gainsbourg/Gainsbarre dévoile ses facettes les plus secrètes dans un mécanisme de défense à deux visages. Celui de Gainsbarre dresse un autoportrait sans ambages dans sa chanson Ecce Homo (1981)  : « Et ouais, c'est moi Gainsbarre / on me trouve au hasard / des night clubs et des bars / américains, c'est bonnard / On reconnaît Gainsbarre / à ses jeans à sa barbe de trois nuits / ses cigares et ses coupes de cafard ».

Pour moins souffrir et prendre une certaine distance avec la réalité, le personnage de Gainsbarre est un personnage cynique, froid, parfois même cruel. Or, si l’artiste hante les nuits parisiennes, il n’a pas le profil de l’aventurier, du séducteur nocturne, mais plutôt celui d’une âme solitaire. Le Gainsbarre est dans le paraître. Il est dans une sorte de comédie humaine avec ses humeurs, mais aussi ses « conneries » à la clé !

En 1986, son dernier enfant, Lulu, né de sa rencontre avec Bambou, une jeune mannequin, remettra de l’ordre dans ses idées, jusqu’à balayer la dualité qu’il avait invitée sur les plateaux de télévision. Le provocateur, l’incompris, celui qui aimait les femmes, redeviens alors Lucien Ginsburg.

La grande force des dernières années, qui symbolise parfaitement la puissance créatrice de Serge Gainsbourg, se trouve dans le regard de la jeune génération qui adopte ses chansons, ses messages et vient en masse assister à ses ultimes concerts. Conscient des événements qui marquent l’époque, moraliste dans une certaine mesure, il dénonce la drogue et prend la défense des jeunes à la dérive, comme il brave l'interdit en brûlant un billet de banque en visant implicitement les impôts. Bien évidemment, si ces faits ont façonné son image de contestataire, c’est surtout musicalement que l’artiste a laissé des traces pour la postérité. Gainsbourg a toujours été en avance sur son époque. Rationnelle, économique, allant à l’essentiel, ses compositions n’en sont pas pour autant pauvre de sens et d’esthétisme.

Il y aurait encore mille autres raisons d’évoquer Serge Gainsbourg. Si le versant de cet article aborde « ses femmes » et quelque part sa part de féminité, nul doute que le peintre, le cinéaste ou le comédien ont déjà trouvé leur place ailleurs, au-delà des compromissions de toute nature. Quand les premiers signes de la maladie seront là, que le public comme la presse s’inquièteront d’avoir à tourner la page, Gainsbourg aura eu le temps de signer quelques vers à l’intention de son enfant Lulu : « Lorsque je serai dans les nuages entre Schumann et Stravinsky / Pense à moi je veux pas que tu m'oublies…Ouais lorsque j'aurai disparu / Plante pour moi quelques orties / Sur ma tombe mon petit Lulu ».

Jusqu’à la fin, Serge Gainsbourg jettera ici où là quelques petits cailloux pour que l’on se souvienne de son œuvre. Dans 10, 20 ou 50 ans que dirons-nous alors ? La question lui fut posée : « On dira ce que l’on a dit de Baudelaire. Parfois trouble, parfois violent, assez porté sur l’érotisme, mais avec un langage précis et un style. » Aujourd’hui, l’ami Gainsbourg est honoré régulièrement par la profession, par celles et ceux qui l’ont connu, mais aussi par toute une jeune génération d'artistes sensible à ses chansons. Le poète chansonnier repose avec ses parents au cimetière du Montparnasse à Paris où sa tombe est l'une des plus visitées avec celles de Simone de Beauvoir, Jean-Paul Sartre et de Charles Baudelaire, écrivain qu'il n'oubliera pas de mettre en musique dans un de ses albums (Le serpent qui danse - 1962).

Par Elian Jougla (Cadence Info - 10/2017)

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