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JAZZ ET INFLUENCES

KEITH JARRETT, BIOGRAPHIE PORTRAIT DU PIANISTE DE JAZZ

Quand en 1972, Keith Jarrett publie son premier album de piano solo, « Facing You », personne n’envisage encore que ce disque-là deviendra le point de départ d’une brillante carrière de pianiste concertiste. Rarement utilisé dans le jazz, le terme élogieux de « pianiste concertiste » convient parfaitement à cet artiste exigeant qui, le premier, a donné un cadre, un degré de respectabilité à une musique trop souvent malmenée et marginalisée.


L’AFFRONTEMENT DU PIANO SOLO

Le titre est tout trouvé : Facing You, ce ‘face à vous’ ou comment affronter le difficile exercice de l’improvisation en solitaire. Keith Jarrett n’est pas encore l’un des pianistes majeurs de l'histoire du jazz, mais il va le devenir. Il a 27 ans, l’âge où la maturité musicale se dessine. Pour ce pianiste, dont la carrière se résume à son passage chez le saxophoniste Charles Lloyd (1966), une première expérience en trio avec Charlie Haden et Paul Motion (1968), et un passage éclair chez le trompettiste Miles Davis (1970), l’exercice du piano solo est un véritable défi.

Keith Jarrett le sait déjà, l’affrontement avec le clavier est comme une lutte avec la matière sonore où, comme il le dit si bien, « tout le corps est engagé ». Dès ce premier album, on le sent cet engagement total, volontaire. Ce sera même une constante dans sa carrière. Le dépassement de soi, la prise de risque... les autres albums en solo qu'il gravera seront là pour en attester.

© ECM - Pochette de l'album 'Facing You' (1972)

Chez Keith Jarrett, c’est tout le corps qui prend possession de la musique. Il l’anticipe même. Le pianiste percute l’instrument – son sens premier – pour à l’instant suivant « caresser » ses touches – une nécessité afin de récupérer de l’effort physique consenti. Tout bon pianiste sait cela. La sonorité dépend de ce mano à mano, de ce rapport entre l’énergie déployée et sa résultante sur le son obtenu. Cette relation étroite, physique et spontanée, Jarrett ne s’en prive pas sur scène, provoquant à l'occasion des râles ou des frappements de pied.

Le pianiste considère l’exercice de l’improvisation en solitaire comme une nécessité, un besoin vital que tout bon pianiste de jazz devrait accomplir un jour, ne serait-ce que pour se prouver à lui-même qu’il en est capable. La présence de la rythmique (basse, batterie) n’est en fait qu’un dialogue sonore instauré par l’histoire du jazz… Rien ne prouve sa nécessité, ce que le pianiste américain cherchera à démontrer l'année suivante à travers l’album In the light (1973) et ensuite avec 'The Sudfunk Symphony Orchestra' de Stuttgart ; un travail d’écriture avancé qui l’affranchira du cadre et des codes propres au jazz.

L’apothéose de sa carrière de pianiste soliste intervient lors de l'année 1975. Le public retient alors, et fort justement, l’album live The Köln Concert (surtout la première partie, la plus mélodieuse). Ce tour de force n’est pas un hasard, car Keith Jarrett démontre, au-delà de sa virtuosité, un langage pianistique capable de séduire un vaste public, bien au-delà de la sphère du jazz. Cette science pianistique qu’il produit sur scène avec véhémence lui permettra surtout de fédérer un public issu du monde classique.


KEITH JARRETT ET LE RAPPORT À LA MUSIQUE

Quand on interviewe Keith Jarrett pour lui demander ce qui l’a conduit à découvrir la musique, le pianiste l’évoque comme un langage subtil et supérieur aux mots, une nourriture éminemment spirituelle. En entrant dans sa vie dès le plus jeune âge, la musique lui a permis d’explorer des sensations qu'aucune éducation scolaire formatée ne peut exprimer. Comme d’autres musiciens, cette nourriture spirituelle, jouée pourtant avec des notes bien concrètes, n’existe que parce qu’elle détient un magnétisme supérieur à la banalité du quotidien. Keith Jarrett estime que « selon les critères occidentaux, les artistes sont des gens spéciaux. Qu’ils ont un talent spécial, magique, mais qu’il est dur pour eux d'être humble. » (source Jazz magazine – 1972).

Lors de nombreux concerts, Keith Jarrett démontre également que sa façon de jouer est étroitement liée non seulement à une technique, mais aussi à une culture profonde doublée d’une forte personnalité. Ses improvisations se rattachent toujours à quelque chose. Elles sont la résultante d’un mélange hérité à la fois du ragtime, du gospel, du classique (celui de l’école de Bach ou de l’impressionnisme), du jazz bop jusqu’au free, même si le pianiste ne court après cette ultime forme libératoire qu’avec raison.

Lors de ses prestations en piano solo, les principales caractéristiques de ses longues improvisations reposent souvent sur l’utilisation d’un jeu modal accompagné de diverses gammes (dont certaines orientales). Le pianiste aime aussi provoquer quelques ruptures rythmiques quand ce n’est pas un long ostinato ou une transe qui accapare son esprit et fait courir ses doigts. Keith Jarrett possède un sens évident de la construction et une inspiration qui procure à son jeu varié une vivacité naturelle, et c’est peut-être aussi pour cette raison-là que sa musique protéiforme touche un si vaste public.

Si sa carrière est étroitement liée au jazz, le musicien a aussi ressenti ce besoin orgueilleux de se rapprocher du classique pour lequel il éprouve un profond respect. Dans cet objectif, Jarrett a écrit des pièces ambitieuses, pour soliste ou grand orchestre, inspirées de Claude Debussy ou de musique baroque (Oasis - 1978). Ce mimétisme stylisé des grands maîtres le conduira d’ailleurs à utiliser l’orgue et le clavecin, et à enregistrer, en 1989, les redoutables Variations Goldberg de Bach.

Devant un tel héritage, son penchant à réclamer le silence dans la salle avant tout concert lui vaudra, dans le milieu jazz des années 70, un soulèvement de critiques. Snobé par les uns, adoré par les autres, le pianiste a toujours divisé, mais ses exigences ont su, peut-être mieux que chez d’autres pianistes de sa génération, imposer cette passerelle si délicate à concilier un jazz élaborée et un classique timoré. Pour cela, Jarrett doit en être remercié.


KEITH JARRETT : SOLO PIANO (ext. Tokyo 1984)

LA PETITE BIOGRAPHIE DE KEITH JARRETT

Né le 8 mai 1945 à Allentown (Pennsylvanie), Keith Jarrett n'a que trois ans lorsqu'il prend ses premières leçons de piano. Il joue ensuite du vibraphone, de la batterie et du saxophone soprano. À 17 ans, il donne un récital de ses propres œuvres. Il suit trois années d’enseignement à la Berklee School of Music durant lequel il dirige un trio lors de ses moments libres.

En 1965, il s’installe à New York et joue notamment avec Roland Kirk et Tony Scott. Remarqué par le batteur Art Blakey, il devient l’un des « Jazz Messengers » en décembre 1965.

Février 1966 : Jarrett est engagé par le saxophoniste Charles Lloyd. Durant deux ans, la formation se produira aux États-Unis, de New York à Los Angeles, et en Europe, de Paris à Moscou, en passant par le Festival d'Antibes. En 1968, le quartette est dissous, le saxophoniste ayant décidé d'interrompre ses activités professionnelles pour méditer.

Cette séparation pousse Jarrett à former un trio et à graver ses premiers disques en tant que leader. En 1969, il joue en Europe avant d’être engagé par Miles Davis où il joue du piano électrique, mais le manque de stabilité du groupe l’incite à prendre du recul.

À partir de ce moment-là, la carrière de Keith Jarrett va prendre de multiples directions : piano solo, quartette américain (avec le saxophoniste Dewey Redman, le contrebassiste Charlie Haden et le batteur Paul Motian – 1971/1976), suivit d’un second avec des musiciens européens (le saxophoniste norvégien Jan Garbarek, le bassiste Palle Danielsson et le batteur Jon Christensen – 1974/1979).

À partir de 1977, le pianiste, toujours soucieux de trouver un équilibre dans sa production, crée un nouveau trio en s'entourant du contrebassiste Gary Peacock et du batteur Jack DeJohnette. L'entente musicale entre les trois hommes est si parfaite qu'aujourd'hui encore la formation continue de se produire à travers des programmes alternant standards et compositions.

Les années 70 seront aussi celles aussi qui s’ouvrent à la musique classique. Durant une vingtaine d’années, Keith Jarrett aborde un vaste programme intégrant aussi bien Haendel, Bach et Mozart que des compositeurs contemporains comme Lou Harrison et Alan Hovhaness. Le pianiste compose également des pièces pour différents types d’orchestre : orchestre à cordes (Luminescence - 1974, avec le saxophoniste Jan Garbarek), orchestre de chambre (Bridge of Light - 1993) ou encore pour orchestre symphonique et soliste (The Celestial Hawk - 1980).

Après des problèmes de santé provoqués par du surmenage à la fin des années 90, le pianiste est obligé de réduire drastiquement ses activités. Depuis 2000, sa carrière oscille entre des prestations et des enregistrements en piano solo ou en trio. En 2013, on relèvera néanmoins l’album No End où Keith Jarrett une fois de plus surprend en démontrant son talent de multi-instrumentiste : guitares, basse, batterie, percussions, voix et piano, bien sûr !

Par Elian Jougla (Cadence Info - 07/2018)

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KEITH JARRETT OU L'ART DU PIANO SOLO

Si en trio avec Gary Peacock et Jack Dejohnette, l’immense pianiste est jubilatoire ; en solo, il se fait plus austère, toujours sur le fil du rasoir. Keith Jarrett, qui se confie si peu, tente ici de percer les mystères de l’improvisation...

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Le pianiste de jazz Keith Jarrett, véritable superstar du piano, n’a jamais hésité à s’aventurer en solo comme en trio avec la même bienveillance. Sa discographie possède quelques merveilles aux contrastes saisissants que nous vous invitons à découvrir.


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