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JAZZ ET INFLUENCES

LE JAZZ ALLEMAND ET SCANDINAVE - LE JAZZ ECM ET D'EUROPE DU NORD

Pendant longtemps, le jazz se vivait aux États-Unis, en Angleterre et en France. Mais à l’orée des années 70, venu d'Europe du Nord, dans ces régions où la rigueur hivernale n’est pas qu’une légende, va jaillir un jazz mystique et lyrique…


UN JAZZ VENU DU NORD

La fraîcheur tant attendue va provenir dans un premier temps d’Allemagne. Sa position géographique lui permet de puiser ses influences auprès des pays scandinaves (Danemark, Norvège et Suède), à l’intérieur desquels s’installe un discours épris de liberté. À ces influences, l’Allemagne met alors en balance son savoir-faire dans le domaine de la musique classique et contemporaine.

En remontant dans le temps, Mahler, Wagner, Mozart, Bach illustrent parfaitement ce que peut représenter la musique classique en termes de réservoir. Aujourd’hui, avec le recul, on comprend mieux le succès du jazz symphonique des années 20. L’Allemagne, pétrie dès cette époque de grands orchestres, ne pouvait longtemps ignorer le jazz, symbole de liberté, surtout quand le régime nazi le poussa à vivre dans la clandestinité.

À la fin de la guerre, malgré l’audace de quelques jazzmen aventureux, le jazz allemand avait pris du retard. La séparation du pays en deux blocs – Est et Ouest – et l’édification du mur de Berlin, n’arrangea rien. Heureusement, les ondes de la radio étaient là pour s’affranchir des obstacles.

L’Allemagne met en avant deux créateurs. Le premier vient de l’Ouest (le tromboniste Albert Mangelsdorff), le second de l’Est (le pianiste Joachim Kühn).

Albert Mangelsdorff peut être considéré comme la première star allemande du jazz. Né en 1928, il grandit en écoutant clandestinement le Hot Club de Francfort. C’est seulement après la guerre qu’il découvre les grandes figures du jazz américain en écoutant la radio. Le choix du trombone s’imposera à lui quand il entendra J.J. Johnson.

Toujours à l’écoute des nouvelles tendances, Albert Mangelsdorff vivra aussi bien le free des années soixante que l’arrivée des premiers instruments électriques. Le jazzman est surtout célèbre pour sa technique, le multiphonics, capable de produire plusieurs sons en même temps.

Quant à Joachim Kühn, c'est un pianiste débordant d’énergie. Plus jeune que Mangelsdorff, ce pur produit de la musique allemande commence sa carrière par le classique en donnant, dès l’âge de 5 ans, ses premiers concerts. Kühn s’oriente vers le jazz au début des années 60. Dans un premier temps, il rejoint la formation de son frère cadet Rolf pour ensuite se produire avec le violoniste français Jean-Luc Ponty en 1971/72.

C’est essentiellement en trio que Joachim Kühn excelle. À ce titre, la formation constituée dans les années 80 avec le contrebassiste Jean-François Jenny-Clarke et le batteur Daniel Humair est l’un des sommets de sa carrière. Sa technique classique conjuguée à l’usage de subtilités harmoniques contemporaines rapproche Kühn d’une autre figure légendaire du piano jazz, Keith Jarrett.


L'ESTHÉTISME DU "JAZZ ECM"

Quand on étudie le parcours de nombreux jazzmen allemands, on remarque que la plupart sont étroitement liés à la musique classique et contemporaine. Les improvisateurs allemands possèdent souvent une bonne technique, subtile, sculptée auprès d’enseignants réputés. Imprégnées d'académisme, leurs discours mélodiques n'altèrent en rien l'éclatante beauté de leur musique.

Fabriquant son univers à la marge des autres productions européennes (française et italienne) et américaine, la firme ECM (Edition of Contemporary Music), aujourd’hui mondialement reconnu, a été la première à imposer un mélange subtil de classicisme et de modernisme. Tandis que le jazz américain des années 70 subissait les assauts du rock, les instruments acoustiques traités par ECM trouvaient un nouvel espace créatif, une nouvelle jeunesse.

ECM est une écurie ambitieuse, esthétiquement proche de la musique de chambre, même s’il s’agit bel et bien de musique jazz. Son fondateur est un contrebassiste allemand, Manfred Eicher. Quand il lança ECM à Munich, en 1969, il n’était pas question pour lui de publier du jazz américain, mais de soutenir un jazz européen, parfaitement identifiable, parfois insolite ou provocateur, capable de rivaliser avec les meilleures productions américaines.

Ce que l’on retient chez ECM, c’est sa production, toujours soignée, avec ses sonorités brumeuses, profondes, aériennes, dotée d’un dépouillement qui a de temps en temps suscité des critiques chez les amateurs de jazz, mais qui a permis à un autre public, venu souvent du classique, de découvrir le monde du jazz avec une autre empathie.

Autour de cet édifice artistique, Manfred a toujours été là pour veiller, surveillant aussi bien la qualité sonore que la promotion de ses enregistrements. Même les pochettes sont étudiées avec soins, distillant ici ou là leurs tons pastels et leurs images plus ou moins abstraites.

Même si l’artiste le plus représentatif du label demeure encore aujourd’hui le pianiste new-yorkais Keith Jarrett, auteur du remarqué Koln Concert, Eicher a fréquemment fait appel à des musiciens d’Europe du Nord pour profiter de la situation géographique de son pays. Il comprit vite que la Norvège était certainement le pays le plus fertile en artistes créatifs. Manfred ouvrit d’ailleurs un studio à Oslo, le Rainbow Studio. C’est ainsi que le public fit connaissance avec le guitariste Terje Rypdal et le saxophoniste Jan Garbarek - qui intégra le quartette de Keith Jarrett (My Song -1977).

Au-delà de Jarrett, Garbarek et Rypdal, ECM a créé une véritable famille de musiciens prestigieux. Parfois peu connus du grand public, ils forment le son expérimental ECM, l’esthétique ECM, le croisement des genres : le contrebassiste Eberhard Weber (Allemagne), les pianistes Rainer Brüninghaus (Allemagne), Bobo Stenson (Suède), Tord Gustavsen (Norvège), Chick Corea (États-Unis), le joueur d’oud Anouar Brahem (Liban), le trompettiste Dave Holand (Angleterre) ou encore les guitaristes Pat Metheny, John Abercrombie et Bill Frisell (États-Unis), et le batteur Paul Mortian (États-Unis).


LE JAZZ SUÉDOIS

Si musicalement, en Europe du Nord, l’Allemagne est dominante, le jazz en provenance de Suède joue un rôle déterminant en étant beaucoup plus ouvert aux influences anglo-américaines, que celles-ci soient pop, funk, hip-hop ou folk. Les artistes suédois constituent un vivier extrêmement riche.

De même qu’il existe en Allemagne ECM, la Suède possède également son label jazz, le label Act. Fondé par Siegfried Loch, un amoureux de Sidney Bechet, Loch fréquenta plusieurs labels (EMI, Warner…) avant de créer sa propre structure en 1992. Act, contrairement à ECM, publie du jazz, mais aussi des musiques soul et funk. Son catalogue, ouvert aux jeunes artistes, propose également de la musique aux accents électro (nu jazz).

Outre la présence du tromboniste funk Nils Landgren (formation Funk Unit), des chanteuses à l’esprit folk comme Ritmor Gistafsson et Viktoria Tolstoy (album Shining on You), on notera la présence d’un jazz suédois contemporain comme l’était le trio E.S.T avec à sa tête le pianiste Esbjörn Svensson.


LE « JAZZLAND » DE BUGGE WESSELTOFT

Dans ce bouillonnement musical, un coup de tonnerre éclata au milieu des années 90 avec le pianiste Bugge Wesseltoft. Influencé au départ par Miles et Coltrane, et après avoir joué avec le saxophoniste Jan Garbarek, le pianiste constata que pour être en phase avec la nouvelle génération, il était essentiel de fusionner le jazz avec la musique électronique. Pour produire sa propre « révolution » sonore, il crée en 1996 le label « Jazzland » et offre à son auditoire une nouvelle approche de la musique improvisée, un métissage de jazz et d’électro.

Établi à Oslo, les missions du label « Jazzland » a toujours été d’accueillir les nouveaux talents, mais aussi d’organiser l’espace des lieux à la façon d’un laboratoire dans lequel cohabitent instruments acoustiques, outils électroniques et samples. De son premier disque, New Conception of Jazz (1997), qui atteignit à sa sortie les 40 000 exemplaires en Europe, Wesseltoft reçut en récompense le ‘Spellemannsprisen’, l’équivalent du Grammy Award. Pourtant, ce n’est que quatre ans plus tard, avec la sortie de l’album Moving, que le concept créatif du musicien se révéla enfin aux yeux du grand public. Sa musique, très éloignée de l’école classique du jazz swing, vise avant tout un public jeune et sensible aux nouvelles technologies.

Autour de Bugge Wesseltoft, une famille artistique s’est construire, puisant leurs influences dans le rock et le folk, notamment Eivind Aarset et Sidsel Endresen.

Eivind Aarset est un guitariste chanteur norvégien inspiré autant par John McLaughlin que par Jimi Hendrix. Son album Électronique noire (1999), qui a été bien reçu par la critique, a fait de lui un pilier essentiel du jazz nordique. Quant à Sidsel Endresen, elle est devenue une des grandes chanteuses du jazz électro norvégien. Accompagnée de musiciens comme Wesseltoft et le trompettiste Nils Petter Molvaer, cette poétesse rejoignit au début des années 90 l’écurie ECM pour l’enregistrement de deux albums : So I Write (1990) et Exile (1994).

Par Elian Jougla (Cadence Info - 07/2015)


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