Bernard Lavilliers se définit comme un chanteur aventurier dont la principale obsession est de partir à la découverte. Fin 2013, il enregistre son 20e album studio. Son titre : Baron Samedi. Avec sa pochette bordée de rouge, l’album incarne le symbole de la vie. En bataille perpétuelle, l’homme n’est pas encore disposé à raccrocher les gants. Les mots sont là, toujours aussi puissants. Il est allé les chercher en Haïti, à Port-au-Prince, trois ans après le tremblement de terre qui a secoué l’île encore dévastée. Chanson de révolte, chanson en faveur des opprimés ou chanson tendre, Lavilliers reste fidèle à lui-même, un artiste solide qui n’a jamais oublié ses racines.
Qui vous appelle encore par votre vrai patronyme ?
Mon père.
Vous êtes encore attaché à votre nom ?
Il fait partie de moi. En tant que personnage public, c’est une autre histoire.
Sur votre passeport, qu’est-ce qui est indiqué ?
Les deux.
BERNARD LAVILLIERS - SCORPION (de l'album "Baron samedi")
Vous êtes né en 1946, juste après la guerre. Cela a-t-il eu des incidences sur votre vie ?
Je n'en suis pas sûr, mais c’est vrai, j’appartiens à cette génération d’après-guerre. Naître dans un milieu très modeste et en même temps dans une ville d’ouvrier ; naître pulmonaire, malade, très fragile ; apprendre à lire avec sa mère de la poésie, ce qui est quand même un bon départ… et puis on se souvient aussi qu’entre 1946 et 1960, il y a eu énormément de changement.
Vous avez connu des manques, des privations ?
Je ne pense pas. On ne se comparaissait pas trop aux autres. Je pense que les manques, les privations, viennent du fait que les gens ne peuvent pas s’entourer d’autant d’objets de consommation qu’ils aimeraient avoir. À l’époque ce n’était pas le cas. On se débrouillait avec ce qu’on avait… On a mis longtemps pour rentrer dans le schéma.
Votre mère détestait trois choses, trois races, comme elle disait : les communistes, les instits et les curés… Mais votre père était communiste ?
Oui, à sa manière. Il était plus syndicaliste que communiste. Il y avait une tendance, effectivement, dans la résistance à fréquenter les communistes parce qu’il y en avait beaucoup. Bref, il était syndicaliste, à la CGT de la manufacture d’armes de Saint-Étienne. Donc, parmi les gens, il y avait des communistes en carte… mais lui ne l’était pas.
Votre mère était plutôt anarchiste…
Elle était un peu contre tout.
Vous avez pris ça d’elle…
Oui, pas mal. Contre tout ce qui contraint. Ma mère était une femme très indépendante depuis toujours. Elle vivait aussi de la lecture et des voyages. Si j’ai beaucoup voyagé, je les ai souvent amenés avec moi.
Dans l’album Baron samedi, il y a une chanson (ndlr : Sans fleurs ni couronnes) qui résonne émotionnellement en rendant hommage à votre mère. Vous, qui êtes un grand pudique, comme avez-vous accepté que ce texte soit dans cet album ?
Parce que mon père l’a voulu. Au départ, c’est pour lui que je l’ai écrit. Pour l’écrire, il a fallu beaucoup de pudeur, beaucoup de tact… si c’est un mot qui veut dire toujours quelque chose. J’ai fait une musique comme une berceuse. Ce n’est pas du tout tragique. D’ailleurs, à la fin, j’écris : « Tu dois te sentir légère / Tournant au vent d’hiver / À jamais libéré. » À jamais libéré de la souffrance, parce qu’elle est morte à un âge très avancé et qu’elle en avait vraiment assez. Cela a été une libération pour elle. Je ressens ça.
Vous sentez sa présence… Vous pensez à une suite après la vie ?
J’ai du mal. C’est l’imaginaire qui fait que je suis en contact avec ma mère ou avec des gens disparus et auxquels je tiens, parce que, quand même, cela aide à tenir… parfois.
Est-ce que vous craignez la critique, la critique qui casse ?
Si la critique casse, c’est qu’elle a des raisons. Ceci dit, personne n’est en béton armé. Mais ça peut aider aussi… S’il n’y a pas d’idée préconçue, s’ils ont vraiment écouté, vraiment vu le spectacle, ma foi, j’accepte. La critique, ça fait partie du jeu de la création.
Vous dites que vous êtes plus sensible que fragile. Guy Bedos dit souvent qu’avec le temps, avec l’âge même, on a de la sensiblerie… Est-ce que vous ressentez ça ? C’est-à-dire que l’on a plus d’empathie envers les autres…
J’ai toujours eu ça, mais j’ai une autre façon de le montrer. Je suis plus mécanicien que romantique entre guillemets. Mais être romantique, c’est très beau. Il y a une grande violence dans le romantisme, une grande exigence dans la poésie romantique. Mais je ne crois pas que la sensiblerie soit mon « truc ». Je trouve ça dégradant de s’apitoyer sur le sort des autres. C’est mieux de tendre la main.
Il y a des tas de choses que vous faites et que vous ne rendez pas publique…
C’est pas nécessaire.
Pourquoi ?
Parce que c’est privé. C’est pour soutenir des groupes de gens. Il n’est pas nécessaire de s’étaler et d’en faire de la promo. Vous savez, c’est toujours un peu délicat cette histoire de charité plus business.
L’art peut-il permettre de ressusciter ?
Absolument. Oh, oui ! J’ai vu des peintres merveilleux mettre leurs tableaux dans les rues défoncées de Port-au-Prince, les exposer, sans les vendre. Juste pour donner un sens à la beauté. Je pense que n’importe qui est sensible à la beauté. Ce n’est pas une question d’éducation.
Pourtant, vous dites :« Que peut l’art contre le dérisoire, la beauté contre la misère noire ? »
Justement, c’est une question que je pose aux artistes. Moi, je crois qu’on peut. La musique contre la solitude aussi… Imaginez une société sans musique. On supprime tout. Il ne reste que du silence.
Comme en Afghanistan ?
Par exemple. Vous voyez pourquoi les artistes ont autant d’importance ! Parce qu’on les met d’abord en prison. Ce sont les premiers que l’on élimine. Ceux qui expriment la liberté, le choix. C’est ceux-là que l’on met en taule tout de suite. J’ai des amis qui sont morts au Brésil parce qu’ils chantaient certaines chansons sous la dictature… Alors on vous dit : « C’est pas très sérieux d’être un artiste… Et à part ça, qu’est-ce que vous faites dans la vie ? » Combien de fois on m’a posé la question ! C’est dans les périodes tendus que l’on se rend compte que l’artiste peut déranger les belles casquettes des nazis ou de Staline. Si les artistes sont emprisonnés, c’est qu’ils ont beaucoup d’importance, à part ceux qui marchent avec les bottes et qui font de l’art officiel.
La propagande…
La prostitution. Soyons clair.
Pour revenir à l’album Baron samedi… C’est aussi un vinyle ! On vous l’a réclamé ?
Non, c’est moi qui l’ai demandé. C’est un petit plaisir que je me suis fait.
Propos recueillis par C. Célia
(Cadence Info - 02/2015)