Si vous faites partie des gens qui ont vu le film Délivrance (Deliverance) et si l'on vous demande : « Est-ce que vous vous souvenez de la musique du film ? », il est possible que vous répondiez qu'il existe une scène dans laquelle on voit une guitare et un banjo se répondre mutuellement… que c’est une musique aux accents country qui démarre lentement pour finir à toute vitesse.
La grande force de la musique de Délivrance est d’être anachronique dans un univers hollywoodien encore habitué aux débauches orchestrales surpuissantes, aux inflations de cuivres et de cordes devancées par des arrangements sophistiqués. Pour Délivrance, un banjo et une guitare seront les seuls instruments à se partager la bande son. Un véritable camouflet à l’esthétique hollywoodienne !
En visionnant le film, on remarque plusieurs détails qui ne trompent pas : un générique sans musique, ce qui est extrêmement rare, et quelques interventions à la guitare et au banjo. Ces interventions musicales sont si discrètes – hormis la scène du duo avec l'enfant banjoïste - qu’elles sont le plus souvent couvertes par les sons de la nature (dans de nombreuses scènes, les chants d’oiseaux et les bruits des torrents jouent un rôle bien plus important que la musique en soulignant l’aspect sauvage des lieux).
Délivrance est un film d’aventure adapté d'un roman de James Dickey, un film épique aux accents écologiques qui prend pour décor une nature inhospitalière habitée par des hommes rudes, et où coule une rivière qui doit bientôt disparaître suite à la construction d’un barrage.
Tourné par John Boorman en 1972, le film se décompose en deux tableaux parallèles : d’un côté la nature impitoyable qui va dicter sa loi et sa sentence, et de l’autre la peur panique de quatre citadins qui vont devoir défendre leur peau face à des chasseurs cruels et déterminés.
Balade à l’issue tragique, allégorie de l’instinct de survie, Délivrance possède sa sombre vision humaniste. Dans une région éloignée de tout, la moindre activité humaine paraît suspecte aux yeux de ses habitants. De plus, la nature n’est pas là pour ressourcer les quatre aventuriers, bien au contraire. Progressivement, la rivière paisible laisse place à de puissants torrents. Les gorges deviennent de plus en plus profondes et étroites, agissant comme un étau qui se resserre sur les quatre hommes, ne leur laissant aucun répit.
L’évocation musicale du duo guitare/banjo intervient dans les premières minutes du film
Là, habite des autochtones. Des montagnards quelque peu consanguins. Les quatre paisibles citadins, qui sont venus chercher quelques sensations fortes en descendant la rivière en canoë, sont en quête de conducteurs susceptibles de descendre leurs véhicules en aval de la rivière.
Alors qu’il accorde sa guitare, Drew Ballinger (Ronnie Cox) entend des notes de musique furtives. Il remarque alors un jeune garçon aux traits inexpressifs et à l’attitude distante muni d’un banjo (Billy Redden
Phrase après phrase, la construction musicale se met en place. L’enfant semble très doué avec son banjo, reprenant toutes les mélodies égrenées par Drew. Sentant que la communication prend corps, Drew va de l’avant et l’enfant répond musicalement sans problème. La magie opère...
Dans un premier temps, le metteur en scène John Boorman cadre séparément l’enfant et l’adulte en fonction de la musique. L’échange sonore se poursuit ainsi pendant quelques mesures, jusqu’à l’avancée physique de Drew en direction du jeune garçon. L’espace d’un court instant, Boorman change de cadre et met en présence l’enfant et l’adulte ensemble, face à face, tandis que le tempo de la musique s’emballe…
L’unisson des deux instruments disparaît pour laisser place à une musique enthousiaste, la guitare soutenant rythmiquement le chorus du banjo. L’atmosphère se détend, l’enfant sourit et un des autochtones se met alors à danser. À ce moment-là, quelque chose d’étrange traverse l’atmosphère du film sans que l’on sache si c’est vraiment de la joie qui s'exprime ou une sorte de folie, de dégénérescence…
Devant tant d’audace musicale, écrasé par le talent de l’enfant, Drew déclare forfait et s’arrête de jouer, ne pouvant suivre la cadence… « Sais-tu que tu joues vraiment bien ! », lui dit-il, tout en se rapprochant. Voulant saluer sa performance musicale, Drew lui tend une main chaleureuse, mais le jeune banjoïste détourne alors la tête brusquement, refusant toute forme de gratitude, rentrant dans un mutisme le plus total. « Donne-lui deux dollars… » lancera finalement Bobby (Ned Beatty), un des compagnons.
* Lors du générique de fin, le thème du ‘Dueling Banjos’ se fera entendre de nouveau, mais il sera doté d’un autre arrangement et d’une interprétation plus posée.
** Billy Redden reprendra le rôle dans Big Fish de Tim Burton en 2003. Dans le film Délivrance, comme l’acteur ne savait pas très bien jouer du banjo, on fit appel à un musicien local, Mike Addis. Habillé comme Redden, et en utilisant des angles de caméra appropriés, le musicien doubleur est ainsi parfaitement intégré à la scène.
DUELING BANJOS (Live 1973)
Eric Weissberg and Steve Mandell
Le thème du Dueling Banjos est une composition au style purement bluegrass écrite par Arthur ‘Guitar Boogie’ Smith et Don Reno en 1955 sous le titre exact de Feudin banjos, chanson ayant elle-même pour source quelques riffs d’une vieille mélodie du folklore américain Yankee Doodle.
Avant de devenir populaire grâce au film Délivrance et d’être classée dans les charts, la musique du Dueling Banjos fera une apparition remarquée à la télévision américaine en 1963 dans l’émission The Andy Griffith Show.
Dans le film Délivrance, l’interprétation musicale est due au guitariste Steve Mandell et à un spécialiste du banjo et de la pedal-steel, Eric Weissberg. Ce dernier, qui revendiqua les droits d’auteur pour la totalité de la bande sonore du film, se trouva confronté à un procès par Arthur Smith pour avoir utilisé le fameux Dueling Banjos sans son accord. Smith gagnera le procès et sera reconnu comme le véritable auteur et recevra en compensation les émoluments qui lui étaient dus à ce titre.
Quelques années plus tard, le Dueling Banjos va trouver un nouveau départ grâce à un jeu vidéo, 'Guitar World Tour Hero', (arrangement musical de Steve Ouimette avec guitares électriques, basse et batterie). Une autre version, assez proche de l’original, sera produite par l’ancien groupe punk Toy Dolls en 1993 sur leur album Absurde Ditties.
Par Elian Jougla (Cadence Info - 08/2013)