Si en trio avec Gary Peacock (b) et Jack Dejohnette (bat), l’immense pianiste est jubilatoire ; en solo, il se fait plus austère, toujours sur le fil du rasoir… Keith Jarrett, qui se confie si peu, tente ici de percer les mystères de l’improvisation...
Depuis plus de trente ans, vous jouez régulièrement des concerts d’improvisation en « solo ». Pourquoi ?
Keith Jarrett : une première chose que je peux vous dire, c’est que ma préparation pour ce genre de chose est d’abord musicale, en ce sens qu’il faut que je me désintoxique. Je dois traverser une pièce de décompression pour changer d’air. Et mes mains doivent retrouver des gestes aussi vierges que possible : quelles sont les possibilités ici ? Je ne peux pas laisser ma main gauche jouer comme elle le faisait les dix dernières fois. Je dois en quelque sorte la réinitialiser – pour utiliser un terme informatique que je n’aime pas trop… Alors je répète, je répète dans ce sens – je travaille à me déconstruire. Et quand je commence un concert, maintenant, c’est comme si je me trouvais déjà au milieu de la représentation. Je ne pense pas qu’on ait besoin d’un début qui, peu à peu, resserre de plus en plus son propos pour aboutir à autre chose – ou à l’inverse se relâche. On n’a pas besoin de commencer tout doux. Je pense plutôt qu’on a besoin que le discours explose – c’est comme ça que l’univers s’est créé, non ? Ça m’a pris trente ans pour me souvenir de ça ! L’univers n’a pas rampé pour exister, il a explosé et d’un coup s’est retrouvé à exister (un parmi tant d’autres). Mais une fois qu’ils existent, tous ces univers, ils n’ont pas besoin de se développer de la même façon. Voilà ce que j’ai appris.
Et comment cela se traduit-il dans votre jeu ?
Keith Jarrett : ça a donné une nouvelle consistance à mon jeu. Le résultat peut différer d’une proposition à l’autre en terme d’harmonie s’il s’agit de musique – ou d’humeur. Mais ces humeurs ne sont que des manifestations de surface. En profondeur, il n’y est pas question d’humeurs du tout. Ce sont plus des histoires d’hydraulique et de viscosité, qui se déroulent dans ces profondeurs d’où tout provient. Je crois qu’une des raisons de la concision des pièces dans mon concert du Carnegie Hall, par exemple, c’est la concentration que chacun manifestait dans la salle et aussi la certitude qui m’habitait de parvenir à exprimer ce que j’avais en tête. Parce que quand on improvise, si on est submergé par tout un tas d’éléments qu’on n’arrive pas à focaliser, alors on ne sait pas ce qu’entend vraiment le public. Non pas qu’on ait besoin de le savoir, mais c’est une chose très agréable d’avoir cette sensation...
On a tendance à jouer jusqu’à ressentir qu’il n’y a plus de nécessité à faire long… En tant qu’improvisateur, comme on peut faire ce qu’on veut, le truc, c’est d’aller jusque-là où l’on ne sent plus le public avec soi d’une façon ou d’une autre. Des fois, c’est autre chose : on commence à jouer quelque chose de mélodique ou une figure ou un motif qu’on ne croit pas avoir jamais travaillé auparavant. C’est en partie dû à l’environnement, la salle de concert, le piano. Et pour une raison ou une autre, on ne peut pas aller plus loin – parce que pour creuser cette humeur, on ressent qu’il faudrait plus de temps pour que le propos puisse gagner en maturité… Un de mes ostéopathes m’a demandé : « Laissez-moi voir comment vous jouez. » Je l’ai fait et il m’a dit : « Vous savez, il vous serait très profitable de respirer ? » [rires] Je me suis récrié : « Oh, parce que je ne respire pas ? », et il m’a assuré : « Sans doute pas assez. Je suis sûr qu’un peu plus d’oxygène pourrait vous aider. »
Pensez-vous que votre approche du jeu a évolué avec l’âge ?
Keith Jarrett : c’est sûrement le résultat final de tout ce à quoi j’ai toujours aspiré. Quand quelqu’un arrive à la soixantaine en ayant fait toute sa vie quelque chose en particulier, on peut espérer qu’il en sache un peu plus à ce sujet qu’au début. Et l’une des choses que vous savez, c’est qu’à tout instant ça peut être la dernière fois que vous jouez. Alors vous allez essayer de vous inscrire toujours plus profondément dans le monde qui vous environne - de donner toujours plus de vous-même dans chaque instant du concert. Car, je ne dis pas ça de façon négative, ça peut être votre dernier concert. Je disais à mes étudiants : « Souvenez-vous que vous ne devez pas jouer comme si vous aviez l’éternité devant vous. Jouez comme si c’était votre dernière chance de le faire. Et alors voyez ce que vous en tirez comme conclusion. Parce que vous ne prendrez jamais deux fois la même décision. Il se peut très bien que pour la première fois, vous soyez amené à haïr votre façon de jouer - et ce sera une chose très bénéfique à apprendre. ».
Comment peut-on trouver sa propre voie ?
Keith Jarrett : vous savez, quand on est jeune, on ne pense justement qu’à une chose : trouver sa propre voie. Si l’on est chanceux (à vrai dire pas que chanceux… Si on travaille comme un maniaque aussi) on trouve cette voie. Et si l’on est assez stupide pour penser qu’on est arrivé, alors on en reste là pour le restant de ses jours. Si l’on se rend compte que ce n’est qu’une étape supplémentaire, ce qu’il reste à faire c’est travailler réellement le piano. Ce que tu trouves alors au piano, peu importe ce que c’est, mais ça t’appartient, parce qu’aucune voie n’est interchangeable. C’est précisément ce sur quoi tu t’es engagé à travailler qui fera que l’on saura reconnaître ton style de jeu. Mais c’est le privilège des musiciens qui ont assez d’expérience. Des musiciens qui ont la chance d’être suffisamment en forme pour pouvoir, physiquement, faire ce qu’ils ont à faire - et je dois dire que je passe le plus clair de mon temps à m’entraîner pour rester en forme, pas seulement à faire du piano. Juste pour que mon corps et ma tête demeurent connectés, il me faut rester en forme. Parce qu’alors c’est la confiance qui commence à se détériorer.
Comment décidez-vous de ce que vous allez jouer quand vous êtes seul en scène, sans programme préétabli ?
Keith Jarrett : l’inévitable doit advenir, pas ce qui est évident. Un accord de ré majeur peut littéralement me crier au visage pour être joué. Bien sûr, s’il en arrive à me hurler au visage, il doit absolument être joué [rires]… Ce que j’appelle l’inévitable, c’est ce qui, quand on se met en situation d’ouverture totale, apparaît comme étant la seule chose possible à jouer. Et on ne juge pas ce genre de sensation… Cependant, quand on est pianiste et qu’on n’a pas le talent pour faire de son piano ce qu’on veut, on est coincé avec des notes qu’on ne peut pas jouer. Et l’auditeur n’est pas censé savoir qu’il vous était impossible de jouer autre chose.
Quand un auditeur est touché par ce qui se joue, c’est que quelque chose de l’ordre de cet inévitable, et du savoir que le musicien en a, passe jusqu’à lui. C’est ça que l’auditeur va percevoir dès que je vais jouer mon accord de ré majeur. Il entend que je sais qu’il ne peut en être autrement. [rires] C’est là que se trouve mon public. C’est le cœur de mon audience. Pour rien au monde je n’échangerais ma façon d’être face à la musique pour une autre, parce que tant de choses surviennent avec cette façon de l’aborder, que si tu peux relever ce genre de défi, c’est juste… un émerveillement incessant.
KEITH JARRETT - THÉÂTRE SAN CARLO (Naples 2009)
En quoi l'expérience du solo diffère-t-elle de celle du trio, avec Gary Peacock et Jack DeJohnette ?
Keith Jarrett : il n’y a presque aucune comparaison possible entre une situation de groupe et un solo en termes de confiance, de peur ou de sécurité parce qu’on a, d’un côté, une situation du genre « tout est sous contrôle » avec le groupe et, de l’autre, une situation « rien n’est sous contrôle » en solo… [rires] Quand un concert solo est bon, les retombées sont énormes. Quand un concert en trio est le meilleur qui puisse être, on peut obtenir le même type de retour. Mais le solo, est une épreuve tellement dure à affronter – sur toute la durée du concert – pour donner la matière d’un disque… Et toutes les années que j’ai pu passer à expérimenter ce format n’entrent absolument pas en jeu ! Mais quand on enregistre en trio (et c’est quelque chose que j’ai en projet), ça se joue beaucoup plus au niveau d’un nouveau degré de synergie à atteindre. Un nouveau degré collectif. Il ne s’agit pas pour moi de prouver quoi que ce soit au niveau de ma technique personnelle. Le solo est une chose tellement sérieuse qu’il est difficile de se lancer dans une comparaison.
En solo, si je n’y suis pas, rien ne se passe… C’est terrifiant quand on y pense. Et puis il y a un côté austère dans le solo, c’est une autre chose à prendre en considération. En trio, quand on dîne avant le concert, on s’amuse, on partage des anecdotes sur les autres musiciens. C’est une tout autre ambiance qui appartient en propre à la tradition du jazz. Et on adore ça… Ce n’est que du plaisir. D’autant qu’après on va jouer : le plaisir est redoublé.
Improviser, seul, sur scène constitue une véritable épreuve nerveuse : la maîtrisez-vous mieux au fil du temps ?
Keith Jarrett : non. Ça n’apporte aucune confiance supplémentaire d’avoir joué en solo toutes ces années. Le sentiment d’insécurité en fait s’est même accentué – comme si la musique devenant meilleure, l’insécurité s’approfondissait. C’est un poids chaque fois plus lourd. Parce que ce que vous avez construit au fil du temps en tant que musicien, c’est précisément ce contre quoi vous devez jouer en cherchant à repartir toujours de votre expérience et non pas de vos créations antérieures. Ce savoir dont vous n’avez pas besoin est purement théorique, parce qu’en réalité vous ne savez rien ! Alors on se lance, on est censé s’aventurer, seul, face à un public qui, peut-être, en partie, n’a pas une bonne opinion de vous. Et vous ne pouvez pas vous laisser affecter par ce genre de considération. Alors l’insécurité s’accroît en vous, un peu comme ces boules de neige qui dévalent du haut d’une montagne et prennent de la vitesse. Si vous pouvez être plus rapide que votre insécurité, alors vous remportez la bataille. Et alors c’est le début de ce qu’on appelle l’expérience. C’est pourquoi je crois que l’insécurité et l’expérience vont de pair.
Si je n’étais pas inquiet quand je monte sur scène, je serais sûr de quoi au juste ? Sûr de savoir que je suis sûr ? Je veux dire, je n’aurais plus de musique à jouer [rires]. C’est l’insécurité en quelque sorte qui me pousse sur scène – si je me débrouille bien, je me retrouve sur la boule de neige ou quelque chose comme ça…Et avant que ça m’écrase, je me mets à jouer. Je me retrouve éjecté et c’est ma curiosité qui prend le dessus et je me dis : « Mon Dieu, il y a beaucoup de touches sur ce piano et je sais tout d’elles, alors pourquoi est-ce que je me fais du souci ? Je suis très précisément là où j’aimerais être. » Alors c’est comme une tapisserie – c’est un tissage de ces forces qui a créé la possibilité qu’un bon concert puisse advenir… Les gens me demandent souvent comment je me prépare avant un concert, et je réponds toujours la même chose : « Je ne fais rien, j’attends que le moment arrive… ».
Un interview de S. Fishko (Cadence Info - 06/2013)
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