L'info culturelle des musiques d'hier et d'aujourd'hui
MUSIQUE & SOCIÉTÉ

LA MUSIQUE DE CONSOMMATION, MANIFESTE À L’ENCONTRE DE...

À travers ces extraits d’un manifeste écrit il y a plus de quarante ans pas un spécialiste du jazz, André Francis, nous constatons que déjà un pessimisme plein de bon sens balayait déjà la création artistique. André Francis anticipe à la façon d’un visionnaire un tableau édifiant de l’évolution musicale à travers un discours qui pourrait très bien s’appliquer aux musiques actuelles et dont cette seule phrase est un bon résumé à l'exercice : « La multiplication des moyens de communication, le grand nombre des documents et la rapidité avec laquelle ils sont transmis, subis, puis oubliés font qu'aujourd'hui presque aucune œuvre n'est connue, étudiée, retenue comme elle le mériterait. Il n'y a plus de « classiques » possibles, il n'y a que de la consommation instantanée. La nouvelle civilisation de l'audiovisuel que l'on nous promet n'est qu'un faire-semblant, un paravent de fumées brillantes mais sans mémoire, une civilisation de consommateur vite ébloui et rassasié. »


DE L’ART ENTRE LES NOTES

Selon une progression logique, historique parfaitement liée avec l'entourage social, l’individualisme a constamment tenté d'enrichir, de compliquer, de dépasser d'anciennes normes, de se libérer de contraintes jugées fausses pour aller vers une plus grande personnalisation. Arrivant ainsi au-delà des lois communes, elles se sont trouvées au seuil de la solitude et leur liberté, pour glorieuse qu'elle soit, les a séparées des communautés.

Par ailleurs, de jeunes rêveurs, profitant de la situation anarchique ainsi créée, ont cru qu'il suffisait d'être libre, n'importe comment, pour être un créateur. Sans échelles de valeurs, ils ont fait n'importe quoi, selon leurs humeurs et leurs vagabondages culturels. Ils en sont arrivés jusqu'à l'écœurement, jusqu'à la négation du concept d'art. Si cela est moins sensible dans le domaine musical que dans celui des arts plastiques, il n'en demeure pas moins qu'aujourd'hui on parle plus, on écrit plus sur ce que l'on veut, peut, doit faire qu'on ne fait réellement d'œuvres. Les exégèses sont devenues des chefs-d'œuvre d'abstraites complications alors que les œuvres sont d'une décevante simplicité.

Les mêmes pseudo-philosophes que certains événements libertaires rendent aussi abscons qu'intarissables sont en revanche spécialement muets devant des œuvres qui sont réellement des constructions de l'esprit, des modèles et des choix. C'est le temps des abandons et du laisser-aller. Jamais, dans tous les domaines dits artistiques, alors que nous avons des élites scientifiques d'une très haute valeur et des moyens de transmission de diffusion d'une prodigieuse efficacité et d'une considérable complication technique, nous n'avons été aussi bas, jamais le laisser-aller n'a été aussi général.

N'aimant que ce qu'il croit être la nouveauté, le public accepte n'importe quoi : ce que les « n'importe qui » qui dirigent le négoce des arts laissent fabriquer dans la gêne, l'ennui, le désordre et la facilité. Mais, comme il n'y a plus d'échelle des valeurs pour les créateurs, comment vouloir qu'il y en ait pour le public ? On ne peut être aimé, compris, c'est-à-dire avant tout jugé, que par rapport à une intention ; sans explication de son choix, de son système, pas de communication.

Si les œuvres, les fabrications tendent à être, doivent être même de plus en plus personnalisées, donc d'une certaine manière compliquées, raffinées, rien n'empêche et tout oblige les artisans témoins, les artistes à s'expliquer clairement. Tout peut être dit, expliqué d'une manière simple, claire et précise, le seul risque est d'être obligé de faire des phrases un peu plus longues, ce n'est que peu de chose pour être compris du plus grand et meilleur monde.

Sous prétexte de remettre en question notre confort intellectuel et notre sens critique, on a voulu substituer aux valeurs esthétiques l'authenticité et l'émotion. C'était oublier que pour juger et jouir de l'authenticité et de l'émotion il faut établir certaines échelles de valeurs, donc des lois conventionnelles, que l'émotion ne se juge que par rapport à un vécu de plus en plus modelable et que l'authenticité n'existe que par rapport à de fort nombreux a priori.

Ce que réclament, sans bien oser le mettre en pratique par eux-mêmes, les esprits les plus engageants, c'est une libération totale de l'homme, mais jamais ils n'ont été totalement capables de définir en quoi consiste la libération. Ils n'ont parlé que de libérations partielles, celles concernant, bien sûr, les religions, certaines politiques (mais jamais toutes), la morale (celle d'un moment, étant donné les extrêmes difficultés à la considérer dans son ensemble), la sexualité (mais ils ont été ignoblement dépassés par des marchands), les lois sociales (qui ne peuvent être précisément commune à chacun), la famille (mais c'est trop facilement, trop égoïstement négliger les enfants, ou alors il ne faut pas en avoir, donc ne pas fonder de famille, la libération est tout de suite faite) ou les ordres artistiques, qui certainement sont des conventions, mais des garde-fous utiles.


LA CONSCIENCE DE L’ARTISTE

La très grande masse de témoins qui veulent déposer au tribunal du présent et l'immensité des problèmes qui mettent tout le monde en cause empêchent de plus en plus l'honnête homme d'avoir une vision large et correcte du monde actuel. Il n'est donc pas étonnant que ces spectateurs privilégiés que sont les « artistes » soient le plus souvent, aujourd'hui, les plus troublés et les plus instables. Leurs œuvres sont le reflet de leurs recherches angoissées. Et si elles sont les filles de leurs doutes ou de leur ennui, si elles paraissent si souvent ouvertes sur le vide ou le cauchemar, c'est moins à eux qu'il faut s'en prendre qu'à la société qui les conditionne.

Néanmoins, l'artiste devrait avoir conscience que ce qui lui est demandé, c'est moins d'être le prisonnier de la société qui l'entoure qu'un modèle pour une autre société d'ouverture, de progrès, de bonheur, de paix et de communication, au-delà des opiums concentrationnaires ou individualistes. Quoique que puissent nous sembler ces vœux pieux, si l'on s'en tient à la plupart des témoignages limités qui nous sont offerts ou imposés comme messages d'aujourd'hui, l'art contemporain semble de plus en plus voué à la démence précoce ou à l'infantilisme « néantiseur ».

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Mis en condition par le rappel incessant des erreurs et des manquements commis par les critiques du passé lorsqu'ils avaient à juger de leurs contemporains, une grande partie du public et quelques commentateurs commettent l'excès inverse. On n'ose plus critiquer, prendre des responsabilités, de peur de se tromper, d'être ridicule... Mieux vaut se tromper courageusement, de bonne foi que d'accepter le tout-venant. Le public semble traumatisé à l'idée de devoir prendre parti. On lui a demandé d'être poli envers les interprètes, il ne l'est plus envers lui-même. Les révolutions ne vont pas sans reniements, les expériences sans tâtonnements, mais, prendre des tâtonnements ou des reniements pour des expériences révolutionnaires, c'est se mentir et tromper le public ; néanmoins, c'est ce que font, sous couvert de liberté, trop d'artistes actuels.

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LA THÉÂTRALISATION DES ŒUVRES

Le grand pari actuel semble, pour certains, de remplacer l'œuvre exemplaire, multipliable, renouvelable par l'interprétation, et donc évaluable selon des critères techniques et esthétiques universels, par une pure « action » artistique, un « happening » d'énergie ! Ce qui paraît compter pour ces... témoins actifs..., c'est moins l'œuvre en elle-même que sa théâtralisation instantanée, souvent accompagnée d'éléments extérieurs faisant appel au mime, au grimage, aux éclairages, à la récitation, voire à la danse ou au strip-tease.

Notre monde est pressé de consommer. Le neuf et l'inouï quels qu'en soient le conditionnement et l'expression sont acceptés trop facilement. Il y a une telle surenchère de nouveauté que l'on est souvent mis dans l'impossibilité de réfléchir pour reclasser les valeurs.

L'impact sur le public qui en est le « cadre-résonateur » est souvent d'une haute valeur dramatique, mais le fait musical né dans de telles conditions reste sans objet lorsqu'il est - par enregistrement - séparé de sa totalité originelle. Cela nous amène à souhaiter la réalisation de moyens de conservation et de reproduction de ces spectacles, ce qui sera d'une difficile technologie, ou alors à regretter les temps faciles où, pour jouer du jazz, les musiciens n'avaient pas besoin de toute une usine électronique pas plus que d'une mise en scène accrocheuse.

Nous sommes noyés dans une société de consommation où la rapidité prévaut sur la qualité. Qu'importe que l'on soit le premier à découvrir ou oser quelque chose, ce qui compte et comptera, c'est que cette découverte, cette audace soient intégrées dans un système de valeurs utiles, soient bien achevées dans toutes leurs perspectives. Aujourd'hui, on sème vite à tout vent et c'est le vent qui gagne. Avec le free jazz, on a renversé les rôles : auparavant, le musicien peinait pour offrir à son public une œuvre achevée, des thèmes où celui-ci pouvait se raccrocher, de la joie profonde... Aujourd'hui, c'est le public qui peine pour organiser et comprendre ce que le musicien lui donne en désordre. C'est à l'auditeur de faire l'œuvre, tandis que l'artiste suggère, esquisse, mais ne sait ni achever ni vouloir. Il ne sait pas justifier son œuvre, est-elle donc justifiable ?

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Que désire les amateurs ? D'une musique-rappel à l'ordre, d'une musique-miroir pour les replonger une fois de plus dans leurs misères et leurs doutes, ou d'une musique qui soit une réserve de dynamisme, de jeunesse et d'espoir ? Ce n'est pas être « récupéré » par le commerce du spectacle que de faire ce que les gens espèrent et ce dont ils ont besoin. Ont-ils à être agressés par les artistes ou souhaitent-ils que ceux-ci leur apportent confiance et joie, plaisir et humour, générosité ?

Pourquoi toutes les musiques, qui épousent des objectifs politiques, sociaux ou révolutionnaires sont-elles prétentieuses, fatigantes, bruyantes, désordonnées ou primaires et vulgaires ? Et l'homme cultivé, celui qui se veut au-delà des classifications sociales, quelle musique est faite pour lui ? Les artistes doivent-ils être des paranoïaques tyranniques devant qui le bon public doit constamment baisser la tête en signe d'adoration pour toutes leurs manipulations ou bien des exemples de rayonnement et d'équilibre ? Leur témoignage est utile à la connaissance profonde de l'homme mais il n'est pas nécessaire que tous les artistes soient des exceptions délirantes !


UNE LENTE DÉRIVE

Depuis les dadaïstes, on a beaucoup essayé de tuer l'art, mais, au fur et à mesure que ses prétendus assassins lançaient des actions qu'ils voulaient explosives, celles-ci se transformaient en œuvre d'art, car les liquidateurs avaient du talent et du savoir-faire.

L'art a cependant manqué périr de la mauvaise main des « anartistes ». Sans expérience, savoir, technique, inspiration, ils ont prétendu faire des œuvres ayant valeur artistique, alors qu'il ne s'agissait que d'actions a-mentales insignifiantes. Si l'on décide que nous sommes tous des artistes et que tout débouche sur un carrefour nommé art, l'Art en arrive à ne plus rien signifier. En acceptant un peu trop « laxistement » toutes les actions dites esthétiques comme des faits de l'art, la notion de choix organisé par des techniques magistrales est ravalée au rang de vieillerie poussiéreuse.

C'est pourtant ce qu'il faut conserver envers et contre tous et tout pour que notre présent soit autre chose qu'un vain exercice de jonglerie. Par manque de réelle culture artistique (et la connaissance des techniques musicales est difficile), on a été bien trop complaisant envers la magie des illusionnistes et des tribuns. Gardons déjà la tête froide et ne faisons entrer notre cœur en transes qu'au bon moment.

Mais peut-être mes aigreurs viennent-elles de ce que je me trouve en train de juger un art jeune et en mouvement et que, plongé dans le tourbillon quotidien des expériences de la marginale école américano-cosmopolite de Paris, je n'ai pas suffisamment de recul pour apercevoir des lumières majeures.

Pour qu'un art soit vivant, il faut qu'il produise beaucoup d'événements ou d'actions, bonnes ou mauvaises. Ce n'est que de la plus grande masse que peut naître le plus grand nombre de bonnes œuvres et celles-ci ne sont pas les premières au rendez-vous du chercheur. Alors, vive le mouvement et n'écrivons l'histoire que lorsqu'elle est majeure !

(source : André Francis – Jazz Ed. du Seuil - 1976)

(Cadence Info - 08/2016)

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