MÉLISSA DE JULIEN CLERC, HISTOIRE DE LA CHANSON

Dans la carrière du chanteur, l'association avec son premier et fidèle parolier Étienne Roda-Gil n'existe plus depuis déjà quelques années. Finis alors les textes écrits dans le style La Cavalerie, Niagara ou Le Patineur. Depuis 1976, une période distincte s'était ouverte dans la carrière de Julien Clerc. De nouveaux auteurs étaient devenus parties prenantes : Jean-Loup Dabadie (Ma préférence, Femmes, je vous aime), Maxime le Forestier (J'ai eu trente ans), Serge Gainsbourg (Mangos) ou Luc Plamandon (Lili voulait aller danser, Quand je joue). Malgré cette abondance de « serviles paroliers  », pour McNeil, la réponse ne se fit pas attendre et Julien retourna le papier par le même chemin qu'il avait pris à l'aller, en précisant au dos son numéro de téléphone.

Quelques jours plus tard, un rendez-vous est convenu au domicile de Julien Clerc. Les deux hommes doivent préalablement faire connaissance et débattre de leur approche créative. David est un auteur-compositeur et interprète qui a lancé sa carrière dans les années 1970 à travers quelques disques de pop rock qui ont moyennement marché. Sa fierté est d'avoir composé une chanson qu'Yves Montand a sacralisée sous le titre Hollywood. Toutefois, quand il rencontre Julien Clerc, McNeil appartient encore à ces artistes qu'on classe dans le milieu underground de la chanson.

Pour Julien Clerc, c'est tout l'inverse. Son public, surtout féminin, s'amplifie de jour en jour et le chanteur se sent conforté par les tubes qui s'enchaînent. Julien demeure un excellent mélodiste, tout comme au premier jour. Son maillon faible étant l'écriture, la raison de la présence de McNeil n'est pas pour lui déplaire, d'autant qu'en discutant, le compositeur et le parolier s'aperçoivent qu'ils ont en commun l'amour des Antilles. Julien évoque son grand-père martiniquais, tandis que McNeil éprouve le besoin de s'y rendre pour se ressourcer. Comme pour « joindre la parole aux actes  », Julien s'installe à son piano et joue une béguine de son cru et l'enregistre sur une cassette. David s'en empare et les deux hommes prennent congé.

JULIEN CLERC : "MÉLISSA"

"MÉLISSA", UN TEXTE SUR LE PEINTRE MATISSE

Julien lui ayant donné carte blanche, sans savoir pourquoi, sa musique chaloupée fit remonter à la surface de David quelques souvenirs de son dernier séjour de vacances à Ibiza, et celui d'une charmante voisine qui avait pour habitude de bronzer nue sur sa terrasse. Pour un auteur, partir d'images féminines dénudées et les transcrire dans le texte d'une chanson est malaisé, voire délicat. On peut même trouver l'idée macho pour peu qu'on les suggèrent avec insistance. Aussi, pour arrondir les angles, David élabore un scénario qui évoque le peintre Matisse et une héroïne prénommée Mélissa : un fiancé, un peu « mac  », peint celle qu'il aime en tenue d'Eve pour arrondir ses fins de mois et incite les curieux de passage à l'imiter, désignant du doigt le corps de la jeune femme offerte à leur regard contre quelques pièces.

Quand McNeil présente le texte à Julien, il ne peut s'empêcher d'être surpris par son contenu dans lequel pointe à la fois une dose de voyeurisme et une ode à la beauté du corps féminin. Par ailleurs, comme le souligne le premier vers du refrain « Imitez Matisse  », le chanteur lui fait remarquer que peu de personnes connaissent les toiles du peintre. À dire vrai, le chanteur pense que cette idée tournant autour de Matisse n'est pas suffisamment accessible pour plaire au grand public. David, qui trouve par contre le sujet porteur, s'oppose bien évidemment à son avis.

Sans que Julien rejette le texte et après avoir constaté, finalement, qu'il n'avait pas totalement tort, McNeil fait disparaître le personnage de Matisse. Le vers « Imitez Matisse  » devient « Matez ma métisse  » et les passants se transforment en photographes. Ces modifications, que l'on peut juger mineures, n'éludent pas le sujet de fond : le sexisme et le voyeurisme... « Le matin derrière ses canisses alors qu'elle est moitié nue / Sur les murs, devant chez Mélissa, y'a tout plein d'inconnus / Descendez ça, c'est défendu, oh c'est indécent / Elle crie, mais bien entendu personne ne descend / Sous la soie de sa jupe fendue, en zoom, en gros plan / Tout un tas d'individus filment noir et blanc.  »

Est-ce pour cela que la chanson Mélissa a failli ne jamais sortir ? Peut-être, même si l'argument majeur pour la maison de disques Virgin reposait sur des intransigeances commerciales, certainement légitimes, et pour lesquelles Julien Clerc et son agent Bertrand de Labbey durent s'élever en faux, faisant preuve de leur totale conviction pour démontrer toute l'originalité de la chanson.

À sa sortie, le public ne bouda pas Mélissa, ni son texte équivoque, ni l'interprète heureux de Femmes, je vous aime. Se vendant à plus de 600 000 exemplaires, la chanson avait perdu en cours de route le peintre Matisse, mais elle avait permis à son parolier une reconnaissance venue de la profession, sans compter un confortable matelas en droits d'auteur. La fin de cette histoire voudra que le magazine "Marie-Claire" recense à l'État civil près de quatre mille nouvelles petites Mélissa... Voilà de quoi s'interroger sur la portée des paroles d'une chanson et sur le rapport à la culture !

Par Elian Jougla (Cadence Info - 11/2023)

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