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INSTRUMENT ET MUSICIEN


ART VOCAL ET ART INSTRUMENTAL, UN NOUVEAU MONDE SONORE

Au Moyen Àge, pour des raisons historiques, religieuses et sociales, la matière musicale sur laquelle travaillaient les architectes du son était prioritairement liée à la voix humaine. Les instruments étaient relégués au second plan et ne retenaient pas l’attention des compositeurs qui ne songeaient même pas à se mettre en frais d’imagination pour leur arracher des secrets. Seule la matière vocale était modelée avec les soins les plus minutieux…


QUAND LA THÉORIE DE ZARLINO SE PRÉSENTA…

Jusqu’au début du 16e siècle, l’art vocal dirige tout ou presque. Tout l’effort musical du Moyen Àge s’est si bien concentré et acharné sur ce mode d’expression qu’il semble alors à bout de course. L’essoufflement de l’organum, du déchant et du contrepoint ne faisait plus aucun doute. Ceci est tellement vrai, qu’aucun compositeur « moderne » ne pourra par la suite tirer des voix humaines un meilleur parti.

Gioseffo Zarlino

L’outil est usé et son tranchant émoussé, il devient indispensable de faire naître autre chose. Les observations d’ordre scientifique et acoustique des théoriciens abondent et les tentatives d’évasion des musiciens ne sont plus un secret pour personne. C’est au milieu du 16e siècle qu’un élève de Adriaan Willaërt, Gioseffo Zarlino, compositeur, mais surtout chercheur dans l’âme, écrit Istitutioni harmoniche, un ouvrage technique d’une haute valeur dans lequel les fondements acoustiques de l’harmonie, de la construction scientifique des accords et les problèmes du chromatisme et du contrepoint sont étudiés avec une clairvoyance à laquelle les techniciens d’aujourd’hui rendent encore hommage.

Ce livre, mais également le suivant (Dimonstrationi harmoniche) dénoncent toutes les équivoques et tous les malentendus que feront naître au cours des âges les conventions d’écriture qui faussent la valeur exacte de certains intervalles dans lesquels interviennent des demi-tons d’inégale dimension ramenés par l’homophonie à une trompeuse similitude.

Zarlino n’hésite pas à opposer à la gamme de Pythagore, une échelle plus rationnellement construite. Aussi hardi que son ami Nicolas Vicentino qui avait, quelques années auparavant, fabriqué un clavecin dans lequel des touches distinctes étaient réservées aux dièses et aux bémols, Zarlino construira un clavier permettant de diviser la gamme en quarts de ton.

Dès lors, de fécondes inquiétudes vont naître. Les héritiers des grands polyphonistes du 15e siècle ressentent un profond malaise. L’expression musicale devient plus souple et plus libre. La densité de l’écriture musicale tend à diminuer et les mélodies trop serrées se dénouent peu à peu. L’accompagnement instrumental s'enrichit de grappe d’accords et d’un feuillage d’arpèges. Tout est réuni pour dépoussiérer une polyphonie vocale sur la défensive.


LA RÉVOLUTION SONORE DES ARTISANS

Les instruments commencent à faire parler d’eux. Des artisans ingénieux ne cessent de perfectionner leur facture et de les enrichir de ressources techniques précieuses…

L’Allemagne construit avec art des orgues et des instruments à clavier. On invente des procédés inédits pour pincer, gratter ou frapper une corde. Le sautereau armé d’un bec de plume de corbeau, le levier muni d’une lame métallique égratignent, chatouillent, heurtent ou caressent le fil d’acier pour en tirer des frémissements inconnus.

L’Angleterre fabrique le « virginal », l’élégante épinette rectangulaire chère à la reine Elisabeth. L’instrument délicat fait fleurir miraculeusement sur le sol britannique l’attachante École des Virginalistes.

Chez nous, l’échiquier, le manicordion, l'épinette, le clavicymbalum, le clavicorde et bientôt le clavecin vont agrandir le domaine du luth et de la harpe. Du rebec naît la viole, et de la viole naît le violon.

Au regard de tous ces beaux jouets se tendent des mains avides pour découvrir et toucher. Chaque nouveau mécanisme enfante des virtuoses. Ceux-ci apprennent rapidement à transcrire pour d’agiles phalanges les polyphonies vocales les plus complexes. On voit des luthistes exécuter avec brio des arrangements de la Bataille de Marignan.

Le clavier en libérant la main gauche de son obligation de presser les cordes va augmenter de cinq bons ouvriers l’équipe de forgerons qui martèlent les mélodies et tressent leurs entrelacs. Il n’en faudra pas davantage pour créer cher les compositeurs l’instinct de la basse indépendante et la notion du socle harmonique supportant tout le poids de la construction sonore. Et comme chaque partie n’est plus tenue de respecter les inflexibles limites de la tessiture des voix humaines, l’écriture se libère et se meut plus aisément dans l’espace. La ligne mélodique supérieure prend hardiment son envol et gagne des hauteurs, tandis que les accompagnements s’enfoncent dans des régions sonores inexplorées où l’on découvre des nouvelles ressources de gravité et de noblesse. Un monde sonore d’une grande richesse vient de naître.

Tous les autres instruments tiendront compte de ces conquêtes et s’y adapteront peu à peu en se partageant la besogne. Ainsi, en reculant les frontières de son empire par le haut et par le bas, la musique, qui évoluait jusqu’ici dans une zone assez étroite, commence à régner sur un territoire de quatre octaves. La conquête d’une tessiture encore plus grave et plus aiguë devenait la secrète ambition d’un grand nombre de facteurs.

Cette extension territoriale est de la plus haute importance, car elle apporte aux compositeurs de nouvelles ambitions et leur suggère des possibilités d’expression auxquelles ils n’auraient jamais pu songer jusqu’alors. Réunir en faisceau des instruments comme on le faisait jusqu’ici pour les voix devient comme un jeu qui joue les surenchères. Un sens plus raffiné de l’harmonie et un appétit de sonorités inédites donneront naissance à d’audacieuses écritures.

Les compositeurs comprennent rapidement que l’instrument possède des dons qui sont refusés à l’outil musical humain. Il a des facilités d’articulation, de vélocité, de respiration qui nous sont interdites et qui nous humilient. Dans les mains du compositeur, l’instrument polyphonique devient un puissant outil capable de déraciner les concepts musicaux les plus tenaces. Grâce à ces instruments « modernes », les harmoniques délivrent enfin leur secret et éclairent d’un nouveau jour les plus obscures énigmes de l’harmonie.


LA DICTATURE DES MODES MAJEUR ET MINEUR

C’est dans l’atelier des luthiers et des facteurs que s’élabore secrètement, à l’insu des artisans, la grande réforme de la tonalité. Les toutes nouvelles possibilités instrumentales et l’aisance avec laquelle la main des exécutants s’empare des échelles des modes provoquent une irrésistible orientation de l’oreille vers la dictature du ton de DO. Dès lors, plus aucune place n'est réservée aux anciens modes.

Pour les mélomanes d’alors, l’aimantation de certaines notes qui attirent leur voisine immédiate et la découverte de la cadence parfaite – qui sera si chère à Mozart ou Beethoven – avaient fait rechercher instinctivement l’échelle la plus favorable à une heureuse répartition des tons et des demi-tons, tout en apportant des avantages techniques exceptionnels. De cette alchimie sonore naîtra les tonalités majeures et mineures ; celles-là mêmes qui imposent aux musiciens d’aujourd’hui leurs lois souveraines.


DU CÔTÉ DES HISTORIENS

Cette « conquête » sonore est très diversement appréciée par les historiens. Certains s’en félicitent parce qu'elle a permis la naissance des grandes formes classiques : la fugue, la sonate, la symphonie, etc. et qu'elle a aussi favorisé les progrès de la syntaxe musicale et de l’harmonie. À l’inverse, d’autres historiens nous font observer que l’abandon de la riche collection des modes anciens constitue un appauvrissement regrettable. Le musicologue Maurice Emmanuel estimait le mode majeur comme le censeur de tous les autres modes. Cet homme instruit nous rappelle fort à propos que la littéraire française connut la même épreuve le jour où le goût de la logique, de l’équilibre et de la clarté conduisit des élagueurs comme Malherbe et Descartes à dépouiller le vocabulaire de leur époque de toutes les luxuriantes frondaisons verbales dont l’avaient enrichi les Ronsard, Rabelais et Montaigne.

À l’époque de Jean-Sébastien Bach et de la musique baroque, la musique était déjà un art dont le prix avait exigé de douloureux sacrifices. Nombreux sont encore les artistes qui estiment qu’en littérature aussi bien qu’en musique l’abandon de la couleur au profit de la netteté de la ligne nous a fait payer trop cher un scrupule académique. Cependant, cette « révolution sonore » a légué aux compositeurs les éléments d’un armement qui leur a permis des offensives de grands styles, sur des fronts qu’aucun explorateur n’avait foulés jusqu’alors et dont nul ne soupçonnait encore les richesses.

Par M. Beaufort (Cadence Info - 09/2015)


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