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CLASSIQUE / TRADITIONNEL

BÉLA BARTÓK FACE AU CHROMATISME

Au début du 20e siècle, le chromatisme semblait ouvrir à la musique de très riches perspectives, même si la plupart des musiciens ne voyaient pas dans son usage une fatalité inéluctable. Ils avaient même pris à tâche de montrer que la musique diatonique n’était pas encore éteinte et qu’elle n'avait aucune raison de s'effacer devant ce rival. Béla Bartók, jeune compositeur austro-hongrois à la curiosité insatiable, allait démontrer que son utilisation serait tout au contraire une avancée, un véritable mode d'expression...


À LA CONQUÊTE DU PATRIMOINE FOLKLORIQUE

Le message de Béla Bartók semble clair. Le compositeur souhaite que chacun des douze sons de l'échelle musicale prenne part de façon organique au grand jeu musical. Toutefois, il n'est pas question d'un nivellement, d’une mise en place d’un renversement brutal de « l'ancien régime » et d’envoyer promener tout enchaînement tonique, dominante et sous-dominante.

Il y a, chez Bartók, plutôt coexistence pacifique entre un diatonisme modal très large et un chromatisme organisé selon des méthodes qui ont été de sa part l'objet d’une recherche extrêmement complexe et méticuleuse. Il en a trouvé la justification dans sa découverte d'une grande tradition musicale, absolument étrangère aux disciplines classiques, celle d'un folklore encore bien vivant et d'une si fabuleuse richesse que l'existence entière de plusieurs explorateurs du calibre de Bartók, de Kodaly et de Lajtha n'a pas suffi à en dresser l'inventaire.

Il faut bien comprendre que nous n'avons, en France, aucune idée précise du cadre musical de notre folklore. Trop de siècles de civilisation nous ont appris à entendre selon les modes de la musique savante, et ce n'est pas quand nous chantons à nos enfants Malborough s'en va-t'en guerre ou Nous n'irons plus aux bois que nous leur transmettons un folklore. Pour retrouver les traces d'un authentique folklore français, il faudrait pouvoir remonter au 12e ou au 13e siècle. Une distance bien trop éloignée pour avoir le moindre poids en termes de référence. Le folklore est une tradition qui n'a guère survécu à trop de siècles de culture classique.

Le peuple hongrois n'a pas, lui, oublié sa tradition, ou du moins, pas encore. Cela viendra, mais une bonne partie du trésor est encore préservé. Bartók avait compris qu’il y avait peut-être là de quoi alimenter sa créativité. Dès les premières années du 20e siècle, il est allé recueillir dans les villages les plus reculés de son pays natal, la sève nourricière d'un langage qui serait répondre au besoin de renouvellement de notre musique vieillissante, sans récuser tout ce que le génie de tant de générations disparues lui laissait en héritage (lire Béla Bartók et les musiques tziganes). Sur cette recherche et les raisons de cette recherche, Bartók s'est expliqué lui-même à maintes reprises, argumentant que la musique paysanne offrait des formes parfaites et variées, disposant d'une puissance d'expression admirable et qu’elle était exempte de toute sentimentalité, de toute fioriture inutile. Simple et parfois primitive, mais jamais simpliste.

On ne peut imaginer meilleur point de départ pour une renaissance musicale, cela pour le style, car pour le langage, Bartók précisera : « Si nous examinons les mélodies elles-mêmes, nous trouvons dans la musique de l'Europe orientale une variété incroyable de lignes mélodiques et de gammes. Les gammes les plus diverses, dorienne, phrygienne, éolienne… y ont une vie intense. (Bartók parle ici de ces modes médiévaux ou antiques)… Mais, ajoute-t-il, nous y trouvons aussi des gammes de caractère oriental et même certaines pentatoniques. »

Ceci est extrêmement important pour comprendre le langage initié par Bartók et les méthodes d’harmonisation qu’il utilisera dans ses compositions. Béla Bartók a un point de vue nouveau, très différent de celui de son contemporain Stravinsky qui étaye volontiers ses agrégations les plus audacieuses sur le rapport solide entre la tonique et la dominante.

Pour justifier certaines audaces harmoniques, Bartók justifiera son exploration en se référant une fois de plus au terroir folklorique : « Plus une chanson est primitive, plus son harmonisation et son accompagnement peuvent être singuliers… Rien, dit encore Bartók, rien dans ces mélodies primitives n'indique une liaison stéréotype des accords parfaits. Cette absence n'est rien d'autre que celle de certaines restrictions, et cette absence de restrictions permet d'éclairer ces airs avec la plus grande diversité, grâce aux accords de tons différents et parfois opposés. J'oserai affirmer que c'est cette possibilité-là qui explique l'apparition de la polytonalité dans la musique hongroise et dans la musique de Stravinsky. »

En somme, il ressort de ces déclarations que Bartók trouve dans le folklore hongrois, roumain ou d'autres pays d'Orient, un matériel qui le libère du majeur et du mineur si cher à la musique classique. L’affaiblissement de la hiérarchie rigoureuse du système tonal si répandu permet au compositeur de s’évader durant un court instant des contraintes de la tonalité imposée. Il s’emploiera à ce que l'accompagnement le plus adéquat et le plus expressif soit justifier par des emprunts à des harmonies étrangères à la tonalité de référence.

Il est aisé de comprendre que toute cette personnalisation aboutit à l'usage constant et rigoureusement légal, logiquement et artistiquement justifiable, d'un langage chromatique. Toutefois, Bartók ne sautera jamais le pas qui aurait dû le conduire à une musique atonale. Il l'a déclaré à plusieurs reprises, notamment en ces termes : « Notre musique populaire est, bien entendu, exclusivement tonale, même si ce n'est pas toujours dans le sens de la tonalité pure des majeurs et des mineurs. Une musique populaire atonale m'apparaît comme inconcevable […] Il est vrai que, pendant un certain temps, je me suis rapproché d'une sorte de musique à douze sons - Bartók fait référence au dodécaphonisme -, mais même mes œuvres de cette période sont résolument fondées sur la tonalité. Tel est leur caractère indubitable. »

Cela bien établi, comment Bartók a-t-il adapté son langage musical à cette double tendance, sinon contradictoire, au moins en danger de le devenir ? Il existe une sorte de complémentarité entre les modes diatoniques dont il a trouvé les éléments dans la musique populaire et le système chromatique dont il a longuement médité et expérimenté les lois.


LE LANGAGE MUSICAL DE BÉLA BARTÓK

Le mode diatonique qu'il emploie le plus volontiers est un croisement de deux modes médiévaux, et c'est l'emprunt qu'il fait à chacun d'eux des plus frappantes de leurs caractéristiques qui lui donne sa grande beauté. Le mode en question, baptisé « bartók » (mode lydien dominant), a la particularité d’être composé à son départ de trois tons entiers, ce qui lui apporte une grande force ascensionnelle. Son autre caractéristique est de supprimer la note sensible, si essentielle par l’attraction naturelle qu’elle suscite sur la tonique et qui, dans son mode, est remplacée par une septième mineure, intervalle qui fait contraste avec le super-majeur évoqué par les grands intervalles des quatre premiers degrés.

Dans ses aspects chromatiques, le système harmonique de Bartók est basé sur un principe d'une telle technicité qu'il est impossible de le rendre intelligible sans user du jargon professionnel que je m’interdirais ici par principe. Ce système établit certaines parentés fonctionnelles entre des tonalités différentes et apparemment fort éloignées les unes des autres. Il forme pour ainsi dire une sur-tonalité dont tous les éléments sont interchangeables. Selon les sinuosités que le musicien entend faire décrire à ses lignes mélodiques, selon les couleurs changeantes dont il veut les éclairer, il remplacera un accord sans altération par un autre, chargé soudainement de quatre dièses, sans rompre une unité qui peut finalement envelopper tous les sons de la gamme chromatique.


Béla Bartók - Invention Chromatique II (Mikrokosmos N° 92)

Une autre clef, beaucoup plus secrète, du langage de Bartók réside dans la structure interne de ses œuvres, dans sa manière d'établir les successions extrêmement subtiles d'intervalles dont sa musique porte la marque. Cette même démarche peut se reconnaître dans la constitution de son langage harmonique dont la base est l'accord majeur-mineur, une des caractéristiques de la technique propre à Stravinsky.

Bien entendu, pour comprendre l’univers de Bartók, encore faudrait-il étudier le développement rythmique de ses œuvres qui est sans doute la plus originale de son temps avec celle de Stravinsky. Il en a certainement recueilli la tradition de la bouche des paysans qui, ignorant la barre de mesure et les divisions binaires et ternaires de l'académisme occidental, lui ont chanté toute sa vie des mélodies impossibles à prendre dans les rets de notre pauvre notation scolaire.

Par Mathieu Beaufort (Cadence Info - 03/2016)
(source : Pour comprendre les musiques d'aujourd'hui - H. Barraud)

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