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JAZZ ET INFLUENCES

CARLA BLEY, PORTRAIT D'UNE JAZZ WOMAN INDÉPENDANTE

La pianiste et cheffe d'orchestre Carla Bley possédait une solide personnalité et n’a eu de cesse de dépoussiérer le jazz durant toute sa carrière. « Je suis comme une éponge, j'absorbe les idées de partout et quand je retrouve enfin mes notes, je sais que ce sont les bonnes », disait-elle.


SOUS LA FRANGE DE LA PIANISTE COMPOSITRICE

Carla Bley laisse derrière elle un héritage musical des plus conséquents. Par son autorité et sa créativité, elle a tenu le haut du pavé dans un domaine, le jazz, pour lequel la gent masculine détenait le beau rôle. C'est à travers la composition et l'arrangement qu'elle a fini par s'imposer pendant plus de cinquante ans en tenant une place exceptionnelle dans cette musique portée par des vents contraires.

Née à Oakland, en Californie, le 11 mai 1936, Lovella May Borg se fera connaître sous le nom de son premier mari, le pianiste canadien Paul Bley. Celle qui fut la "Gil Evans" du jazz féminin est avant tout une pionnière de l'avant-garde, s'amusant à jongler entre une musique aux sages harmonies tonales et une autre nettement plus audacieuse qu'elle revendiquait à la tête de son orchestre. De quoi être ébloui ou parfois surpris par les climats sonores et par la présence d'un répertoire distendu qui finira par tomber dans le filet des influences rock et de la musique de films (Huit et demi de Nino Rota, Amarcord en 1981).

© Heinrich Klaffs flickr.com – Carla Bley (février 1972 – NDR-Jazzworkshop)

Grâce à son mari, elle connaît dans les années 1960 une formidable communauté de musiciens passionnés. La pianiste s'emballera bel et bien un temps pour le free jazz du jour où cette musique sonnera à sa porte. Pourtant, face à cette invitation, sa lucidité lui intimera de la refermer chaque fois que sa stricte éducation musicale cherchera à reprendre le dessus.

Carla Bley n’avait néanmoins pas froid aux yeux. Elle avait pour elle sa « manière d’être une femme »... Libre, facétieuse et d'une remarquable franchise. Après sa séparation de Paul Bley, certains hommes traverseront sa vie comme le trompettiste compositeur Mike Mantler et le bassiste Steve Swallow, son dernier grand amour. Ils seront, pour elle, de fidèles partenaires et interprètes de sa musique ; une musique aux parfums doux amers pour laquelle d'autres éminentes tempes grises du jazz finiront par succomber  : Art Farmer, Jimmy Giuffre, Charlie Haden ou George Russell.

Dans sa longue carrière, il est fondamental de souligner son travail conduit avec son second mari Michael Mantler, qui préfigure la suite de ses orientations. Ensemble, ils rejoindront le "Jazz Composer’s Guild" de Bill Dixon, dans laquelle d'inconditionnels adeptes d'un jazz contemporain joueront des coudes, d'Archie Shepp à Pharoah Sanders en passant par Gato Barbieri, Don Cherry et l'étonnant pianiste Cecil Taylor.

Avec sa frêle silhouette élancée, partout où elle passait, on la remarquait. Carla Bley tranchait à bien des égards dans le paysage musical avec son indépendance d’esprit, son franc-parler et ses attitudes de cheffe de file qui ne s'en laisse pas conter. Peter Brötzmann, Don Cherry et Steve Lacy pourraient vous en parler s'ils étaient encore de ce monde.


CARLA BLEY : "SONG SUNG LONG" (Dinner Music – 1977)

UNE CARRIÈRE ARTISTIQUE DIRIGER DE MAIN DE MAÎTRE

Au cours d'une carrière de six décennies conduite en tant que compositrice, arrangeuse et cheffe d'orchestre, Carla Bley a été saluée par la critique en raison de ses œuvres enregistrées sur une vingtaine d'albums, entre 1966 et 2020 ; Life Goes On étant l'ultime opus. Plusieurs de ses compositions sont devenues depuis des standards de jazz, comme Sing Me Softly Of The Blues, Mother of the Dead Man, Ida Lupino, Lawns, Vashkar et Ictus. La pianiste vouait une grande passion à l'écriture, aussi a-t-elle produite et arrangé de nombreuses pièces pour petits et grands ensembles en partant du duo, avec son compagnon bassiste Steve Swallow et du trio, avec le saxophoniste Andy Sheppard. C'est d'ailleurs sous cette triangulaire qu'elle s'est produite à l'orgue en 2012, au "Cully Jazz Festival", à l'âge de 75 ans.

Dans la dernière partie de sa carrière, bien des années après Escalator Over The Hill, Carla Bley collaborera avec des musiciens venus du rock, notamment avec Nick Mason, le batteur de Pink Floyd, tout en continuant de travailler pour le "Liberation Music Orchestra" de Charlie Haden, un ensemble historique d'avant-garde dont la particularité était de mélanger le jazz expérimental avec le folk et la musique traditionnelle.


"ESCALATOR OVER THE JILL", L'OPÉRA TÉMOIN

Pochette de "Escalator over the hill".

À la fin des années 1960, Carly Bley compose l'opéra Escalator Over The Hill sur un livret signé du poète Paul Haines. Dans ce témoignage sonore mixant jazz et rock, et dont l'inspiration est à rechercher du côté de l'album Sgt. Pepper's Lonely Hearts Club Band des Beatles, mais aussi du côté des influences indiennes, ce sont pas moins de cinquante-trois musiciens issus en grande partie de l'élite du jazz et du rock de l'époque qui participeront à son enregistrement (le Jazz Composer’s Orchestra).

Publié à l'origine sur trois 33 tours, Escalator Over The Hill sera encensé par les critiques. L'opéra devait remporter le prestigieux "Grand Prix du Disque" en 1973 et devenir l'une des pièces maîtresses de sa discographie. Carla Bley rejouera l'œuvre en 1998 au Festival Jazz à Vienne.


CARLA BLEY : "NIGHT-GLO" (1985)
La musicienne avec le bassiste Steve Swallow. Un poil commercial, un poil irrisistible !

QUELQUES MOTS DE CONCLUSION

Celle qui a grandi auprès d’un père organiste attaché aux pratiques religieuses, et qui lui faisait réciter les cantiques à l’Église, avait pris sa revanche sans quitter le monde de la musique. Carla Bley aura tout fait ou presque pour devenir une artiste inclassable et conserver son indépendance musicale jusqu'au bout. Malgré des limites musicales évidentes, mais qui n'ont aucunement condamné ses nombreuses idées originales, Carla Bley aimait jouer au jeu de la provocation et des contrastes dans nombre de ses compositions. Dans une biographie publiée en 2011 (Amy C. Beal, Carla Bley, University of Illinois Press), sa musique était décrite comme étant « populaire et hautement cultivée, à la fois tangible et mystérieuse, un équilibre de gaieté et de mélancolie, avec des clins d'œil et de la profondeur. »

La musicienne s'est éteinte à l'âge de 87 ans, le 17 octobre 2023, des suites de complications liées à une tumeur au cerveau.

Par Elian Jougla (Cadence Info - 10/2023)


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