Lorsqu’en 1982 d’inquiétantes boîtes noires ont été capables de dupliquer des programmes diffusés à la télévision, les producteurs de Hollywood ont crié au scandale : « Si les Japonais ne peuvent copier les films par un assaut frontal, ils peuvent les détruire avec le magnétoscope. »
Aujourd’hui, les studios ne crient plus au loup puisque plus de la moitié de leurs revenus proviennent du DVD (la part du VHS est quasi inexistante). En revanche, un nouveau fléau est apparu, autrement redoutable, puisque difficilement contrôlable, le téléchargement par Internet qui est assimilé à du vol. Cette pratique bafoue les auteurs et rabote leur rémunération, menaçant l’économie de la création.
Avant que naisse la loi HADOPI, la pression envers les internautes pirates était très agressive, allant jusqu’à des amendes sévères, voire des peines de prison avec sursis. Ces sanctions ne font que renforcer dans leur conviction les adversaires de la propriété intellectuelle, qui fustigent le cynisme des majors : sous couvert de défendre les créateurs, elles chercheraient surtout à préserver une manne dont les auteurs eux-mêmes ne profitent quasiment pas. Pour les “copyleft” (opposant aux diktats du “copyright“), cette situation n’est qu’une preuve supplémentaire d’une privatisation croissante des connaissances.
Si beaucoup de créateurs sont susceptibles d’être convaincus par ce discours, il reste pour eux un problème délicat. Vu du côté français et contrairement au copyright anglo-saxon qui permet de céder les droits à des entreprises, le droit d’auteur hexagonal est également un droit moral.
Le problème est là : comment concilier libre circulation des idées et préservation de l’auteur ?
Pour répondre à cette interrogation, l’économiste Daniel Cohen apporte quelques réflexions toutes personnelles sur le sujet. Daniel Cohen publia dans le Monde, il y a quelques années, une tribune fameuse intitulée : “La propriété intellectuelle, c’est le vol“.
Daniel Cohen (économiste) : On invoque souvent le droit sacré de chacun à être propriétaire des fruits de son travail, que l’on soit auteur ou artisan. Pour moi, ce n’est pas du tout la même notion. La propriété d’une chaussure ou d’une maison relève de ce que les économistes appellent un bien rival, c’est-à-dire un bien que plusieurs personnes ne peuvent consommer en même temps. Une idée est un bien public non rival : l’usage d’un bien immatériel ne peut être entaché par l’usage qu’en fait un autre. Cela peut même l’améliorer : si on est plusieurs à utiliser une idée, cela la fortifie plus que si on est seul à le faire. L’optimum d’une diffusion d’idée, c’est qu’elle soit gratuite, que chacun puisse la saisir.
Daniel Cohen : à propos des médicaments génériques, l’industrie pharmaceutique invoque la notion de piraterie, comme les majors. En empêchant la libre fabrication des génériques, on prive les pays pauvres de l’usage de molécules qui pourraient les soigner alors que cet usage n’amputerait en rien le bien-être de ceux qui peuvent le payer… Ce n’est pas un manque à gagner, puisque, de toute manière, les pauvres ne pourraient pas acheter les produits “originaux”.
Pour justifier leur résistance, les industriels agitent la menace de la contrebande. Mais ils ont surtout peur que le poison de la gratuité fasse son œuvre dans les pays développés où les systèmes de sécurité sociale pourraient se demander pourquoi ils doivent payer si cher des produits distribués à bas prix ailleurs.
Cette question de légitimité est peut-être la plus importante. On peut faire la même analyse de l’attitude des majors de l’édition, de la musique et du cinéma…
Une molécule et une symphonie n’ont pas les mêmes usages, mais du point de vue de la propriété, c’est la même chose. Une molécule peut soigner tous les corps, ceux des riches comme des pauvres, sans que les riches voient les bienfaits de la molécule réduits du fait que les pauvres l’utilisent aussi. De même, une symphonie peut rendre tous les cœurs joyeux…
Daniel Cohen : dans le débat public, les gens font eux-mêmes le lien entre piraterie, appauvrissement de l’industrie culturelle et frein supposé à la création. Quand Bertrand Tavernier dit : “À chaque fois qu’un film est piraté sur Internet, c’est un film de moins qui sera créé“, il fait un lien direct entre piratage et création, alors qu’il y a toute l’industrie cinématographique entre les deux…
La gratuité, ou tout au moins une vision moins rigide de la propriété intellectuelle, est une voie à envisager pour clarifier la question.
Daniel Cohen : droit pécuniaire et droit moral, droit d’auteur et droit de l’auteur peuvent être déliés. Dans le système actuel, le droit de l’auteur est mal en point. L’industrie culturelle a des droits exorbitants sur les auteurs. Les contrats qui me lient à mon éditeur rendent impossible qu’au bout de deux ou trois ans je décide par exemple que mon livre soit gratuitement en ligne. Si je voulais reprendre certains de mes écrits, je serais obligé de payer des droits à mes éditeurs.
On pourrait, par exemple, décider que le texte n’appartient à l’éditeur que pour la première exploitation et que l’auteur en dispose ensuite. Dans la plupart des cas, 90 % des recettes d’un livre se font de toute manière dans les deux premières années. Ensuite, la plupart des publications dorment. Alors que les gens les liraient si elles étaient en ligne…
Si la loi n’interdit pas certains contrats, les rapports de force perpétueront la situation actuelle. L’auteur d’un livre touche en moyenne 10 % de ses recettes, le reste servant à payer plusieurs intermédiaires, alors même que la technologie de la copie devient aussi efficace que celle qui permet la production de l’œuvre elle-même.
L’auteur a certes le droit de revendiquer une rémunération. Mais ce droit, qui représente souvent des sommes modestes, avalise des industries qui font l’essentiel du chiffre d’affaires et imposent des coûts artificiellement élevés.
Les livres, les CD et les DVD sont trop chers. Rompre avec ce modèle obsolète pourrait permettre à plusieurs éditeurs indépendants d’accéder à la distribution. Dans le domaine du cinéma, quand Tavernier fait la remarque que j’évoquais, il oublie que le modèle hollywoodien est de faire des films de plus en plus chers précisément parce que ce modèle empêche les producteurs indépendants de concurrencer les grands films hollywoodiens…
Des forces de gravitation rendent inévitable l’ère de la gratuité. C’est aux industriels de se débrouiller, pas au droit de venir à leur secours.
Daniel Cohen : personnellement, je préfère que mon livre soit lu par dix fois plus de personnes que toucher un peu plus de maigres droits d’auteur. Ce n’est pas que je sois désintéressé, mais je sais que je travaille dans un champ où l’auteur peut trouver d’autres rétributions à travers des “produits dérivés”. Pour un chanteur, ce sont les concerts. Pour un écrivain ou un intellectuel, ce sont des conférences ou un poste à l’université. Via la notoriété que donne un ouvrage important, il y a mille autres façons d’être rémunéré. Il faut se défaire de l’idée qu’il y aurait une seule manière d’être auteur.
Il n’y a pas de droit intellectuel dans la recherche académique. La production d’idées y passe par un maximum de coopération et la gratuité absolue, à l’inverse de la recherche privée. Ce modèle peut très bien fonctionner : je vois des collègues chercheurs se défoncer simplement pour être reconnus par leurs pairs et toucher les dividendes dérivés de cette reconnaissance. De même, la réussite du logiciel libre Linux, rival du système Windows de Microsoft, montre qu’une économie de semi-gratuité, basée sur l’idée de produits dérivés, peut être viable…
Le principe de gratuité nécessite bien sûr la présence d’une institution publique forte. Je refuse l’idée souvent avancée selon laquelle les partisans de la gratuité sont des ultralibéraux. Une société digne de ce nom doit être capable d’inventivité pour protéger ses auteurs. Il faut mettre en place des institutions pouvant les héberger, encourager une culture de mécénat. On est si dépourvu de cela en France que l’on n’arrive pas à en concevoir la possibilité…
Quant à l’université, bien sûr qu’elle n’est pas parfaite : il faudrait notamment, en France, qu’elle ne s’enferme plus dans des obligations de cursus aussi étriqués, qui empêchent certains auteurs ou artistes d’y intervenir. Mais dans l’absolu, elle peut accueillir des créateurs.
La recherche est prolétarisée, beaucoup d’intellectuels ne peuvent vivre de leur activité, alors même que Johnny Hallyday, qui n’a pas de problèmes financiers, peut envoyer en prison un internaute qui a téléchargé un de ses titres…
L’auteur est actuellement déjà obligé d’avoir une autre activité rémunérée dans la grande majorité des cas. L’exemple d’un Freud ou d’un Lacan est bon, puisqu’ils étaient médecins. La production d’une œuvre universelle et leur travail en cabinet étaient intellectuellement complémentaires. D’un point de vue financier, je pense que Lacan a gagné beaucoup plus d’argent avec ses consultations qu’avec ses livres… On ne peut en tout cas universaliser le régime du droit d’auteur pour protéger 1 ou 2 % de génies.
Propos recueillis par H.A. (Cadenceinfo - 02/2010)
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