LE “NEW ORLEANS REVIVAL“, UNE MISE EN LUMIÈRE DES VEDETTES OUBLIÉES
Si le livre de Frédéric Ramsey et Charles Edward Smith raconte l'histoire du jazz en documentant cette musique au fur et à mesure de son évolution et de sa propagation à partir de ses racines, on remarque que les deux auteurs se sont attardés tout particulièrement sur la musique de Nouvelle-Orléans du 19e siècle, une musique qu'ils exposent et qui, à leurs yeux, est un axe essentiel au développement du jazz.
Pour que revive cette musique, on commença par remettre en lumière des vedettes oubliées. Hugues Panassié, alors ennemi de ce qui était à l'époque le style moderne incarné par le saxophoniste Lester Young, le trompettiste Roy Eldridge ou le pianiste Teddy Wilson, s’empressa de convier pour un projet qui lui tenait à cœur l'ex-vedette de Fletcher Henderson et des New-Orleans Feetwarmers, le trompette Tommy Ladnier.
En compagnie des clarinettistes Mezz Mezzrow et Sidney Bechet, Panassié leur fit enregistrer en 1938 The Panassie sessions Ladnier-Mezzrow-Newton, un disque qui allait déclencher le mouvement “New Orleans Revival“, une musique dont la tentation première a été de faire revivre une époque qui étaient, paraît-il, essentielle à l’histoire du jazz.
© Gottlieb, William P. - Bob Wilber, Freddie Moore, Sidney Bechet et Lloyd Phillips (Jimmy Ryan's Club, New York - 1947)
Grâce à cet enregistrement, Sydney Bechet que l’on avait un peu oublié voit sa carrière relancée, ce qui lui permet de jouer avec Louis Armstrong et Earl Hines avant de partager les plateaux en compagnie d'autres musiciens tels le pianiste Jelly Roll Morton, les clarinettistes Jimmy Noone et Johnny Dodds et le trompettiste Henry Allen.
Pour continuer sur sa lancée, le “New Orleans Revival“ fait alors appel à un vétéran que l'on va rechercher dans le fin fond de la Louisiane, le trompettiste Bunk Johnson. Celui-ci n'ayant plus ni de dents ni d’instrument, on lui fait faire un dentier et on lui offre une trompette avant de le mettre à la tête d'un orchestre. Bunk a du succès, mais ses enregistrements, à de très rares exceptions près, ne sont pas bons. C'est de la musique de vieux !, diront les plus critiques. Le trompettiste a soixante-trois ans et son entourage à peu près le même âge, mais à l'occasion, c'est le jazz des origines qu'ils jouent, un jazz d'avant 1917 avec ses marches, ses quadrilles, ses scottishes. Malgré quelques maladresses, la formation recrée l'esprit d'antan grâce à la présence du clarinettiste George Lewis au jeu si particulier (Bunk Hohnson : A legend – 1942)
Pour les amateurs de la première heure, le jazz a perdu tout intérêt du jour où Louis Armstrong s'est fait accompagner par un grand orchestre. Pour eux, il devenait nécessaire d’aller chercher plus loin, quitte à déterrer des chanteurs de blues asthmatiques, des batteurs tremblotants, quitte aussi à ce que la collection sonore prévue soit digne du cabinet des monstres de Barnum !
Cependant, au regard de cette déambulation sonore, quelques musiciens vont surnager. Le meilleur est certainement le trombone Kid Ory. Son jeu des plus rudimentaires est cependant efficace, et si son sens de la mise en place rythmique et de son swing sont déficients, la musique qu'il réalise avec son orchestre a un cachet aussi facile que savoureux. Même si le batteur attitré joue plus du tambour que de la batterie, les autres musiciens dont le Kid s'entoure sont intéressants, quoique pas toujours dans une ligne exactement néo-orléanaise : le cornettiste Mutt Carey, les trompettistes Alvin Alcorn et Teddy Buckner (ce dernier a enregistré de bonnes choses sous son nom : Teddy Buckner and his dixieland band – 1955/1958), les clarinettistes Joe Darensbourg et Darnell Howard, puis Buster Wilson, Don Ewelî ou Lloyd Glenn au piano et l'ex-ellingtonien Wellman Braud, à la contrebasse.
Les disques de Kid Ory enregistré entre 1949 et 1958 se valent à peu près tous. Les plus dynamiques sont peut-être ceux de la série Vogue, enregistrés en concert. À l'occasion, Kid Ory se fera l'interprète de plaisants airs créoles : En là-bas, Mme Pedro fait des cancans.
KID ORY CREOLE JAZZ BAND : CREOLE SONG (1944)
L’INFLUENCE CRÉOLE ET BLUES
La musique créole joue de son influence dans l'histoire du jazz “New Orleans Revival“ et il trouve en Albert Nicolas un excellent représentant (Creole Reeds – 1947). Ce bon clarinettiste jouera et chantera la première version des Oignons tant popularisée par Bechet, ainsi que Moi pas lemmé ça et Salée dame.
Le blues entre dans la danse à son tour. Pour une tournée européenne, le pianiste de blues et de boogie-woogies Sammy Price réunit un orchestre hybride composé d'Emmet Berry (trompette), George Stevenson (trombone), Herbie Hall (clarinette). Pops Foster (contrebasse) et Fred Moore (batterie et washboard). Ensemble ils enregistrent de bons blues dont un au moins est un exemple significatif du « vrai bleu » de La Nouvelle-Orléans : Louisiana lament, joué en soliste par Herbie Hall (Sammy Price : Aread Jam Sessions et A Fontainebleau - 1955/56).
Une fois le départ donné, un certain nombre de jeunes musiciens blancs, élèves d'universités pour la plupart, se mirent à marcher sur les traces de ces vétérans. Au cours des années 50 et 60, cela nous a valu en Amérique l'éclosion de plusieurs orchestres comme ceux conduit par le clarinettiste Bob Wilber, les trombonistes Turk Murphy et Conrad Janis ou encore les trompettistes Bob Scobey et Lu Watters ; orchestres pourvus d'une bonne technique, mais sans grande inspiration et dont le résultat est un composé des styles Nouvelle-Orléans-Dixieland et Chicago.
© Gottlieb, William P. - Wilbur De Paris, Sammy Price, Sidney De Paris, Eddie Barefield et Charlie Traeger (Jimmy Ryan's Club, New York - 1947)
LE “NEW ORLEANS REVIVAL“ DÉBARQUE EN EUROPE
Il se passera que peu de temps avant que le “New Orleans Revival“ ne débarque en Europe. Citons Chris Barber, Humphrey Lyttleton et Cy Laurie en Angleterre, les formations 'Dutch Swing Collège' en Hollande et 'Spree City Stompers' en Allemagne. Quant à la France, elle comptera sur le clarinettiste Claude Abadie pour montrer la voie à des musiciens aussi divers et convaincus par l’exercice que sont les clarinettistes Claude Luter, Maxim Saury et André Reweliotty, les saxophonistes Michel Attenoux et Marc Laferière, le trompettiste Irakli ou le chef d’orchestre Pierre Braslawsky. Leurs enregistrements sont souvent plaisants même s’ils sentent parfois le réchauffé. Leur musique facile et simple contentera un public peu exigeant qui aime surtout quand ça « chauffe »
Certains amateurs de jazz s'étonneront de ce retour vers des sources indéfinies et du caractère hybride de certains ensembles. Avec un certain Sidney Bechet français de 1958, le jazz s’était peut-être même égaré un temps pour conquérir un autre domaine assurément plus rentable, celui des variétés.
SYDNEY BECHET/CLAUDE LUTER ORCHESTRA : LES OIGNONS
Au début des années 60, un bon trombone qui fut le compagnon de Jelly Roll Morton et de Duke Ellington, Wilbur de Paris, monta un orchestre de six musiciens solide et léger, très équilibré, mais aussi quand c'était utile, bien humoristique, le 'New Orleans Jazz Band'. Avec son frère Sidney, qui joua avec Benny Carter, Don Redman, les 'McKinney's Cotton Pickers' et Zutty Singleton et dont le jeu à la trompette était fort bien articulé pour mener des improvisations collectives, Wilbur de Paris enregistra une bonne série de disques qui restent comme l'un des plus solides exemples du revival noir (La belle époque, De la nouveauté dans la tradition, Marcin and Swingin – 1952/1960)
Par la suite, avec ce désir sempiternel de retourner aux sources, on est allé chercher à La Nouvelle-Orléans des vétérans bien moins solides, spécialisés en partie dans des répertoires de marches et de parades. Les 'Young Tuxedo Jazz Band', 'Eureka Brass Band' ou 'Dejean's Original Olympia Brass Band' étaient plus de pittoresques et tremblantes fanfares folkloriques que des orchestres de jazz.
Pour clore ce chapitre consacré au “New Orleans Revival“, vous remarquerez que bien souvent la musique est liée à des modes et que celles-ci disparaissent tôt ou tard pour renaître à une autre époque. La musique de jazz, malgré son désir d’émancipation pour marquer sa différence, n’échappe pas à la règle en remettant au goût du jour ce que le public avait rejeté par lassitude. La réapparition depuis quelques années de formations stylisées ‘New Orleans’ sur le devant de la scène liée à l'attractivité pour les danses swing des années 30/40 et du lindy hop en attestent. Les danses populaires qui se sont développées à la fin des années 20 dans la communauté noire-américaine de Harlem sont revenues à la mode et contribuent, en grande partie, à ce retour inopiné des formations de New Orleans.
Par Elian Jougla (Cadence Info - 11/2019)
(source : A. Francis, Jazz - Ed. Solfèges)
À CONSULTER
LA MUSIQUE JAZZ DE NOUVELLE-ORLÉANS ET SES GRANDS SOLISTES
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