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CLASSIQUE / TRADITIONNEL

LE CLAVECINISTE SCOTT ROSS ET SES SÉJOURS AU CHÀTEAU D'ASSAS

C'est à Assas, un village non loin de Montpellier dans l'Hérault, que disparut l'Américain Scott Ross à l'âge de 37 ans. Les murs du château résonnent encore de son clavecin virtuose qui ressuscita Rameau, Couperin et Scarlatti.


SCOTT ROSS ET LA FAMILLE DEMANGEL

En haut des marches, dont le soleil déjà vif de la fin du printemps chauffe la pierre blonde, une porte verte semble annoncer un jardin clos. Mais la sonnette actionnée, c'est sur un intérieur vaguement défraîchi qu'elle finit par s'ouvrir. Un vestibule baigné d'ombres, que prolonge une enfilade de pièces dans lesquelles la lumière du Midi joue avec un bric-à-brac d'objets et d'instruments à clavier de diverses époques.

C'est là qu'en 1969, le musicien américain Scott Ross, alors âgé de 18 ans, fit irruption dans l'existence de la famille Demangel, propriétaire de cet élégant édifice aux allures de folie. « J'avais découvert Scott au conservatoire de Nice, où il était venu suivre l'enseignement d'Huguette Grémy-Chauliac [pionnière du renouveau de l'interprétation baroque, NDLR] et où mon fils prenait des cours de piano, se souvient Christine Demangel. Une audition m'a donné l'occasion de l'entendre : j'ai été éblouie. Au point d'insister pour qu'il vienne un week-end au château. »

© Menerbes - Scott Ross à Assas (Herault - 1985)

Scott Ross y fera une triple rencontre. D'abord avec cette demeure aux justes proportions, bâtie en 1759 et épargnée par la Révolution, dont il dira qu'elle a la fausse symétrie des œuvres de Rameau. Ensuite avec un clavecin français du 18e siècle, si différent du monstre nasillard qu'héberge le conservatoire de Nice. « Ses aigus sont brillants, ses basses profondes et son médium tout aussi magnifique », explique la claveciniste Elisabeth Joyé, qui a enregistré sur ses touches un bel album consacré au compositeur Jacques Duphly (Pièces de clavecin chez 'Alpha'), au printemps 2008. « Toutes les zones du clavier sonnent de façon vivante, ce qui est rare sur un clavecin ancien. Je comprends que Scott Ross ait eu un choc quand il l'a découvert. »

Mais c'est sa rencontre avec la propriétaire du château, Simone Demangel, qui lui fera vraiment aimer le village d'Assas et son château. Cette forte personnalité, qui s'illustra dans la Résistance, est attendrie par le jeune homme taciturne et frondeur, issu d'une famille de Pittsburgh, dont le bonheur s'est effondré au décès de son père et dont la mère, dépressive, se donnera la mort en 1970.

À la fin du week-end, Scott jette sur le livre d'hôtes une formule prémonitoire : « Je reviendrai. » Dès lors, le château d'Assas sera son port d'attache et son point de repère. Il y prépare le prestigieux concours de Bruges (dont il décroche le premier prix en 1971), y a sa chambre (« dans la tour sud-ouest », précise son biographe et facteur de clavecins Michel-E. Proulx - Scott Ross, claveciniste, un destin inachevé). Le musicien jardine également, cuisine, joue avec les chats, folâtre sur les toits... loue une maisonnette dans le village, où il passera les derniers temps d'une existence stoppée par le sida, en 1989.

Sa vie envolée, ses cendres dispersées depuis un avion, demeure aujourd'hui le château qu'il fréquenta pendant vingt ans et où virent le jour ses intégrales Rameau (3 CD) et Couperin (12 CD). Deux sommets de sa discographie, aujourd'hui introuvables, dans lesquels se déploie une interprétation tout en détentes et en grâce féline.


UN ÉTÉ AU CHATEAU D'ASSAS...

© Biache Benoit - Le château d'Assas (Herault - 2008)

Lorsqu'il se lance dans Rameau, en juillet 1975, il a gravé deux ans plus tôt quelques pièces de Jean-Sébastien Bach pour les éditions Stil, mais Scott Ross est encore un parfait inconnu. Cependant, lumineuse de bout en bout, cette première intégrale installe sa réputation de virtuose de la corde pincée. L'image du « morveux » en chemise à jabot, puis en santiags et perfecto, goguenard et râleur, va bientôt prendre forme. De lui, son producteur, Alain Villain, préfère dire qu'il était « un homme délicieux, mais inquiétant, aux formules souvent expéditives et d'une maturité sans espoir. » Plus éloigné de la grâce solaire de Jean-Philippe Rameau que des sombres abîmes de François Couperin, dont il entreprend deux ans plus tard l'intégrale à Assas.

Les étés 1977 et 1978 sont consacrés à l'enregistrement de ces deux cent soixante pièces aux titres poétiques et teintés de menace – comme Les Ombres errantes ou Les Barricades mystérieuses. Pour bénéficier d'une bonne acoustique, le clavecin est déplacé du salon de musique à la chapelle voisine (séparée du château par les quelques mètres du jardin envahi par les hampes rigides, inquiétantes, des fleurs d'acanthe) L'écrivain René Fouque, invité par Alain Villain à témoigner de cette aventure dans ce qui deviendra Les Lettres du château d'Assas (1978), compare la situation du claveciniste dans la chapelle à celle d'un « scaphandrier », relié par un câble à la bibliothèque, devenue « salle de contrôle des enregistrements ».

« Parfois, se souvient son producteur, Scott disparaissait dans la campagne avec quelques copains pour y jouer au jacquet. On l'attendait pendant des heures et les machines chauffaient pour rien. » Les séances duraient jusque tard dans la nuit et le montage était effectué dans la foulée. Le reste des journées était rythmé par les repas pris au jardin, sur de la toile cirée ou sous le lustre de la salle à manger par une équipe de techniciens chevelus, qui prenaient soin d'observer l'étiquette voulue par madame Demangel.


SCOTT ROSS : LES BARRICADES MYSTERIEUSES (Couperin)

« C'était la reine, et Scott son musicien », sourit Alain Villain, pour qui un air d'Ancien Régime planait sur le château. René Fouque va plus loin, quand il évoque dans ses Lettres un certain dîner d'anniversaire et surtout son gâteau. « Une grosse pièce montée, précise-t-il. Une fois au centre de la table, l'édifice penche de plus en plus, emporté par un mouvement d'autant plus inexorable que l'œil ne le saisit pas. Pour moi, c'est comme la fin d'un monde, la chute du château dans la ruine et l'oubli. »

À découvrir aujourd'hui le château d'Assas, qui diffuse ses charmes et étend ses lézardes à une douzaine de kilomètres des pâtisseries néoclassiques du Montpellier voulu par Georges Frêche et Ricardo Bofill, la métaphore revient en tête. Comme se rappelle au visiteur le souvenir de l'ingénieur du son Thomas Gallia, qui, exaspéré par les rats qui traversaient la cuisine et par les chiens qui menaçaient de mordre, abandonna Alain Villain et Scott Ross à leur entreprise baroque. Une aventure sous-tendue par un pressentiment funeste, dont vibrent tous les murs et le lustre d'Assas ; dont vibrent également les plus belles pièces de Couperin et les manières de funambule de cet enfant du 'Nouveau Monde' qui avait trouvé là, dans ce village de l'Hérault, une famille d'adoption et le lieu de sa fin.

Depuis, à l'entrée du château, une plaque rappelle que le claveciniste Scott Ross y vécut et y enregistra Rameau, Couperin, Scarlatti.

par François Ekchajzer (Cadence Info - 07/2019)


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