VERS UNE CULTURE MUSICALE AUTHENTIQUE
Il n'y a pas un moment, dans l'histoire de la musique, qui ne se situe sur une trajectoire dont l'origine remonte au plus lointain passé et dont le but se perd dans un avenir incertain. Toute œuvre comporte ainsi un arrière-plan et une ouverture vers l'avant qui ne pourraient être ignorés de qui veut la comprendre. C’est cette réalité qui condamne l'attitude négative de tant de mélomanes sincères à l'égard de la musique de leur temps.
Il est rare qu'un réformateur ne prenne pas d'abord appui sur ce qu'il souhaite réformer, mais il arrive aussi qu'en remontant dans le passé, il y retrouve une tradition perdue et use d'elle pour en créer une nouvelle. Il faut toutefois reconnaître que cette vision est peut-être, pour la musique, plus difficile que pour tout autre art, parce que la musique évolue, non seulement dans ses formes, sa technique, son style, ses modes d'expression, mais aussi à travers son langage.
Que la nature nous en suggère certains éléments : le rythme, la mélodie, certaines échelles de sons et des jeux de couleurs qui procèdent de la variété des timbres, c'est l'évidence. Et c'est pourquoi il n'est pas de civilisation, si primitive soit-elle, où le chant, la danse, les instruments de musique ne soient intimement liés à tous les actes de la vie sociale.
Les historiens et musicologues cherchent cependant les origines à toute cette luxuriante créativité. Les premières structures musicales écrites remontent à peine à une dizaine de siècles. Cette grande aventure se trouve étroitement limitée à notre monde occidental, au moins jusqu'au 20e siècle où on la voit gagner comme un incendie toute la surface de la planète.
Si donc nous voulons pénétrer en profondeur, non seulement, ce qui se passe à l'heure actuelle dans la musique, mais encore ce qui s'est passé depuis le 12e siècle jusqu'à nos jours, il faut bien voir que tout cela ne fait qu'un immense mouvement en avant et dont les étapes se commandent, s'expliquent, se justifient les unes les autres. Un mouvement à l'origine duquel s'est constitué en quelque cinq siècles un langage musical d'une cohérence et d'une richesse fabuleuses, caractérisé tout d'abord par l'audition simultanée de plusieurs lignes mélodiques indépendantes, puis, à la faveur des rencontres de ces lignes entre elles, par la découverte d'agrégations de sons privilégiées qui se sont ensuite groupées en accords facilement identifiables et progressivement hiérarchisés entre eux. Ce sont là les prémices de l’existence de l'harmonie qui ne va avoir de cesse de s’amplifier et de se diversifier.
Vers le milieu du 16e siècle, l'étude de ces accords hiérarchisés, de leurs enchaînements, des lois acoustiques qui régissent leurs rapports réciproques aboutit à la constitution d'un système rigoureusement logique : le système tonal. Mais cet immense mouvement n'en est pas arrêté pour autant. D'époque en époque, de créateur en créateur, nous le voyons se développer sans relâche, s'enrichir de combinaisons nouvelles, d'harmonies de plus en plus complexes.
Au-delà d'un certain degré de complexité, on peut constater que le ver est déjà dans le fruit... que le système tonal porte dans la loi même de son développement le principe de sa future désagrégation. Ce constat de décès, non point clairement formulé, sinon pour quelques-uns, se manifestera par ses conséquences et ne demandera guère plus de trois siècles pour nous mener, à l'aube du 20e siècle, à la littérature d’un Debussy puis d’un Satie ou d'un Bartók.
L’ART DE SAVOIR CRÉER
Il n'y a pas de vérité absolue en art. Certaines des directions prises par les musiciens peuvent aboutir à une impasse, certaines autres peuvent donner naissance à des esthétiques apparemment opposées, mais également valables. Toute nouvelle démarche cherche à se frayer un chemin, quitte à changer de direction si ce chemin ne débouche sur rien qui vaille. Chaque créateur progresse péniblement au prix d'un tâtonnement obstiné. S'il ne sait pas toujours clairement où il va, il sait parfaitement d'où il vient, et c'est ce qui lui permet de se risquer dans une quête aventureuse dont le moindre danger ne sera pas seulement son éventuelle solitude, mais aussi celle de l'auditeur qui prendra soin de l'écouter.
Dans ce rapport qui lie le musicien à la créativité, l'auditoire est impliqué et n'a pas le droit de considérer cela comme une affaire qui ne le regarde pas. Il n'a certes pas à assumer les mêmes risques, bien content qu'on les prenne pour lui, mais en acceptant cette alchimie qui unit l'esprit à la matière, l'auditoire doit se garder disponible et ne pas opposer son hostilité ou simplement son indifférence à des tentatives incertaines où des hommes engagent leur foi et parfois leur avenir. C'est se préparer à les comprendre, même si ce doit être pour peut-être les rejeter au bout du compte.
Pour se préparer efficacement à les comprendre, il faut tout d'abord admettre qu'un nouveau langage n'est pas un mystère indéchiffrable, et par conséquent qu'il vaut la peine d'en rechercher la clé, dût-on se donner quelque mal pour franchir tels obstacles d'ordre technique qui en défendent l'approche. Et c'est ici que nous touchons à la pierre d'achoppement…
MUSIQUE ET INITIATION
Le mot Art se dit en grec « techné », racine du mot français Technique. Le public croit volontiers que la technique est pure affaire de professionnels. En fait, art et technique sont, dans l'œuvre, organiquement confondus, ils sont l'un pour l'autre une mutuelle et essentielle nourriture. On peut toujours se laisser investir par une œuvre sans vouloir analyser l'état dans lequel elle vous plonge, mais cet état dépendra toujours d'une combinaison entre l'émotion de l'artiste créateur et les moyens techniques par lesquels il parvient à vous la communiquer. Il y a donc en chacun de nous quelque chose qui est ouvert, sans que nous nous en rendions compte, à ces moyens techniques et c'est aller plus loin dans la réalité profonde de l'œuvre que d'en avoir conscience.
Quand une révolution d'ordre technique intervient dans la musique, cela veut dire qu'un (ou plusieurs créateurs), pour exprimer ce qu'il avait à dire, n'a pas trouvé dans les techniques héritées de ses prédécesseurs un moyen adéquat. Pour y remédier, son seul moyen est alors d'imaginer une autre façon de communiquer sa créativité ; et c'est souvent de cette prise de risque que surgit le trait d'union qui le lie à l'auditeur de bonne volonté ou qui fera naître l'obstacle sur lequel butera l'auditeur rétif.
Il y a ainsi un minimum d'initiation à la technique d'un art, faute de laquelle il ne peut être question pour un amateur d'atteindre à une culture authentique. Mais de cela, il ne faut pas en faire un épouvantail. Tout ce qu'il est nécessaire de connaître sur ce dont la musique est faite doit intervenir sans qu'il soit à nul moment nécessaire de prononcer ou d'écrire le moindre terme qui n'appartienne pas au vocabulaire de tout un chacun. Ainsi, par le moyen d'une initiation comprise, il est possible d'expliquer de manière concrète à tout auditeur de bonne volonté ce qui s'est passé en musique au cours du siècle précédent et ce qui continue de se passer aujourd'hui sous nos yeux.
Par Patrick Martial (Cadence Info - 08/2022)
(source : 'Pour comprendre les musiques d'aujourd'hui' de Henry Barraud)