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SON & TECHNIQUE

LE CERVEAU ET LA MUSIQUE POUR QUEL LANGAGE ?

La musique ne date pas d’hier. On a découvert récemment que l’homme de Néanderthal jouait sans doute de la flûte, il y a de cela 43 000 à 82 000 ans. Serions-nous donc tous des musiciens depuis des temps immémoriaux ? Des musiciens qui, aujourd’hui, majoritairement s’ignorent ? Isabelle Peretz : « Oui, je pense que tous les êtres humains naissent musiciens, mais que seule une minorité d’entre eux deviennent des pratiquants. »

L’article ci-dessous est issu de quelques notes rédigées par sous le titre de ” À quoi sert la musique ?“. Isabelle Peretz est professeur titulaire au Département de psychologie de l’Université de Montréal et spécialiste de la perception de la musique. Elle conduit ses travaux au sein du Groupe de recherche en neuropsychologie expérimentale et du Centre de recherche de l’Institut universitaire de gériatrie de Montréal. Elle a écrit de nombreux articles et rédige actuellement un livre de vulgarisation pour l’éditeur Odile Jacob.


LA MUSIQUE, FRUIT DE NOS NEURONES

La musique n’a pas été inventée par un génie. La musique, comme le langage parlé, est le fruit de nos neurones. À l’égal du langage, la musique existe dans toutes les formes de sociétés humaines que l’on a pu retracer jusqu’à ce jour. La musique est universelle. […]

La musique n’est pas un mystère accessible aux seuls initiés. Sa connaissance est partagée par tous. Mais pour la majorité d’entre nous, cette connaissance est inconsciente. Elle n’est pas enseignée. Elle s’acquiert automatiquement, par simple exposition à la musique, dès la naissance.

En naissant, l’être humain se tourne en effet vers la musique, un penchant ancré dans l’organisation cérébrale de son cerveau. Il naît avec un cerveau musical qui lui dicte d’absorber de la musique et lui donne la compétence de le faire.


LES SIGNES DU CERVEAU BLESSÉ

C’est lorsqu’une personne perd le sens musical que l’on réalise soudain l’importance de la musique et la place qu’elle prend dans l’existence. […]

Il arrive assez souvent qu’un accident cérébral endommage le “cerveau musical”. L’accident ne rend pas la victime sourde : elle entend parfaitement ce qu’on lui dit, reconnaît tous les sons ambiants familiers, y compris la voix des êtres qui lui sont chers. Mais elle ne reconnaît plus la musique, qui peut même lui devenir désagréable.

Parfois, c’est le phénomène inverse qui se produit. Ainsi, le cas célèbre du compositeur russe Vissarion Chébaline qui à l’âge de 57 ans est atteint d’une seconde hémorragie de la partie gauche du cerveau. Cet accident vasculaire le rendit incapable de communiquer verbalement. Il ne comprenait plus la moindre question, ne pouvait plus s’exprimer de façon intelligible. […] Or, malgré cette incapacité de langage, il continua à exercer sa profession de musicien jusqu’à sa mort, travaillant assidûment avec ses élèves, écoutant et corrigeant leurs compositions, composant lui-même. […]

L’histoire de Chébaline est spectaculaire, mais pas exceptionnelle. Plusieurs cas similaires ont été rapportés par la suite. Chez ces êtres qu’un accident cérébral a privé de langage, les zones musicales ont été épargnées, le cerveau musical est resté intact.

Ces récits anecdotiques sont étayés désormais par des données expérimentales solides, qui démontrent l’existence de régions cérébrales associées spécifiquement à la perception et à la mémoire musicales. Même les non-musiciens, ou plutôt les non-pratiquants, comme Gilles, apparaissent pourvus de circuits cérébraux spécialisés pour la musique.


“MOZART, C’EST NUL, SAUF LA MUSIQUE DU FILM

Cette boutade d’un adolescent d’une caricature de Claire Bretécher, publiée à l’époque de la sortie du film Amadeus, est très vraie : la musique est avant tout un langage des émotions. On peut donc aimer la musique de Mozart tout en niant son emprise sur nous.

Céline, à qui un accident cérébral a fait perdre la compétence de reconnaître les airs musicaux, dit en écoutant le célèbre Adagio d’Albinoni sorti de sa propre collection de disques : « Je ne connais pas cette musique. Mais elle est tellement triste qu’elle me fait penser à l’Adagio d’Albinoni. » Ce qui a touché le cerveau de Céline, ce n’est pas la connaissance d’un morceau familier, si souvent écouté, mais la tonalité affective du morceau, le langage émotionnel de la musique.

On retrouve là l’éternelle dissociation du cœur et de la raison : le cerveau, sain ou accidenté, distingue entre l’émotion et la cognition. La musique affecte et l’une et l’autre, mais par des voies séparées. C’est ce qui explique que, chez Céline, la cognition puisse être perturbée, cependant que l’émotion reste intacte.

L’intuition suggère que l’émotion parvient au cerveau de façon plus immédiate, plus directe que toute autre information, que le cerveau ressent l’Adagio avant de le reconnaître. La recherche confirme la justesse de cette intuition : les auditeurs reconnaissent rapidement et systématiquement la tonalité affective d’un morceau, mais sont plus lents et ont plus de peine à mettre un titre ou un nom sur un air pourtant familier ; ils perçoivent les aspects émotionnels de la musique, comme sa gaieté ou sa tristesse, indépendamment des aspects relevant de la cognition, comme sa structure et la cohérence de sa mélodie.

On a découvert de surcroît, il n’y a pas très longtemps, que l’expérience émotionnelle de la musique n’est pas aussi subjective et donc variable d’un individu à l’autre qu’on aurait pu le penser. Tous les auditeurs sont d’accord que le fameux Adagio est triste. Ce consensus est extrêmement facile à obtenir. Ce qui tend à prouver que les réponses émotionnelles sont le résultat d’une organisation particulière dans le cerveau et peuvent donc s’étudier objectivement, scientifiquement.


LE CERVEAU MUSICAL ET L’INTELLIGENCE

Le divorce entre l’émotion musicale et la connaissance musicale a naturellement des conséquences pratiques.

Les enseignants, par exemple, croient volontiers que l’apprentissage de la musique rend leurs élèves plus intelligents ou qu’il facilite à tout le moins, chez eux, l’étude des mathématiques. Ils se trompent : l’effet n’est pas direct. Ce qui améliore la capacité des élèves de résoudre des problèmes mathématiques, ce n’est pas l’apprentissage du langage musical, mais l’apprentissage de l’effort, l’apprentissage de la rigueur, qui, partant de la musique, se généralise aux autres formes de gymnastique mentale.

Il en est ainsi de « l’effet Mozart », dont la presse a tant parlé. L’expression fait référence à une étude de la revue Nature, publiée il y a quelques années, montrant qu’après avoir écouté Mozart pendant dix minutes, des étudiants californiens amélioraient leur quotient intellectuel. « L’effet Mozart » est difficile à reproduire, mais lorsqu’on y parvient, l’amélioration observée s’explique par un simple effet d’éveil accru. C’est pourquoi l’écoute d’une histoire captivante a sur les étudiants le même effet.

Certains enfants dont l’autisme a profondément bouleversé le développement général peuvent se révéler néanmoins des virtuoses musicaux. Ces “idiots-savants”, comme nous les appelions autrefois, ont un retard mental et social tels qu’ils ne peuvent souvent balbutier que quelques mots, généralement incompréhensibles. Pourtant, ils sont capables d’interpréter de mémoire et sans la moindre erreur des œuvres complexes et fort longues.


BLIND TOM ET LE CHE

Le cas de Blind Tom, jeune esclave aveugle qui donnait des concerts de piano à la Maison-Blanche et dans le monde entier, est l’un des plus célèbres. Le vocabulaire de Blind Tom comportait moins de 100 mots, mais son répertoire musical plus de 5000 pièces.

Son histoire avait commencé en 1850 en Géorgie, lorsqu’il fut vendu avec sa mère au colonel Bethune. Jusqu’à l’âge de 5 ans, il ne parla pas, ne manifestant pour tout signe d’intelligence qu’un vif intérêt pour la musique jouée par les filles du colonel. À l’âge de 4 ans, il jouait les sonates de Mozart qu’il avait entendues. À l’âge de 6 ans, il commença à improviser. À 7 ans, il donna son premier concert. En 1862, alors même qu’il ne savait pas lire la musique, il rejoua de mémoire et sans erreur quatorze pages d’une composition originale qu’il n’avait entendue qu’une seule fois. Blind Tom donna des concerts jusqu’à l’âge de 53 ans. Sa carrière s’arrêta le jour où le colonel, qui prenait soin de lui, mourut.

Le cas de figure inverse existe également : certaines personnes sont en effet incapables de distinguer quelque forme de musique que ce soit, même après avoir pris des cours - c’était le cas de Che Guevara - ou éprouvent des nausées lorsqu’ils entendent de la musique, ne comprennent pas quel agrément les autres peuvent y trouver, ont l’impression d’entendre un discours prononcé dans une langue étrangère.

Lors d’un bal organisé pour son anniversaire, le Che, très conscient de son infirmité musicale, demande à Alberto, son ami d’enfance, qui l’accompagnait, de lui donner un coup de coude lors du prochain tango, afin qu’il puisse inviter à danser une infirmière qu’il trouvait à son goût. Alors que la fête battait son plein, l’orchestre entama soudain une samba brésilienne, la musique favorite du Che. Alberto, oubliant le pacte conclu, donna, sans y penser, un coup de coude de connivence au Che, qui se précipita pour inviter sa belle à danser le tango… sur le rythme d’une samba endiablée. Réalisant qu’il se passait quelque chose de bizarre, le Che revint vers Alberto, littéralement mort de rire.

Il existe donc bel et bien un cerveau musical séparé. Blind Tom en a développé admirablement le potentiel, cependant que d’autres régions de son cerveau, celles commandant le langage notamment, étaient irrémédiablement abîmées. Inversement, Che Guevara, l’un des rares individus sans cerveau musical (cette affection, la dysmusie, toucherait toutefois de 5 à 15 % de la population), ne pouvait, malgré ses efforts, développer des compétences musicales, ce qui ne l’a pas empêché d’être par ailleurs un intellectuel brillant. Tout cela revient à dire que le cerveau musical peut donc faire cavalier seul et se développer indépendamment du reste de la cognition. […]


DE L’IMPORTANCE DE LA MUSIQUE POUR L’ÊTRE HUMAIN

À première vue, la musique paraît en effet ne servir à rien. On devrait pouvoir s’en passer, comme on peut se passer de faire du sport et continuer de vivre confortablement. Or, il faut voir le rôle de la musique sur une plus grande échelle temporelle - des milliers d’années -, et ce non pour les individus, mais pour les groupes d’individus.

Certains pensent que la musique est le souvenir des premières formes de langage, qui auraient été musicales ou chantées. Le problème de cette hypothèse est que l’on voit mal pourquoi et comment, ce langage musical, nos ancêtres l’auraient conservé en plus du langage parlé.

Pour ma part, je crois plutôt que la musique sert à renforcer la cohésion du groupe. Quan on chante ensemble, on ne chante pas pour se démarquer, on chante pour s’unir. Lorsque l’on danse ensemble, on vise à ne former qu’un seul corps en mouvement. Lorsque l’on parle aux bébés et aux jeunes enfants, on le fait de manière souvent musicale et chantante pour s’unir à eux. Chaque génération d’adolescents a une musique qui la rassemble. Lors des événements politiques, on joue des hymnes nationaux. Point de cérémonies religieuses sans musique ni chants. La musique est donc rassembleuse. Plus qu’à communiquer, elle sert à communier.

La musique n’est pas qu’un simple jeu pour l’esprit. Elle répond à un besoin biologique. Un besoin d’appartenance. L’humain est une espèce éminemment sociale. Pour préserver ce trait, elle aurait donc conservé, dans une petite partie de son cerveau, la musique comme moyen unificateur. Dans l’évolution de notre espèce, le cerveau musical aurait été un avantage adaptatif, retenu par la sélection naturelle.

Par Patrick Martial (Cadence Info)
(source : Isabelle Peretz - Le temps stratégique)

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