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INSTRUMENTS ET MUSICIENS

FRANK ZAPPA : PASSEPORT POUR LA MUSIQUE SUR ORDINATEUR

Décédé en 1993, Frank Zappa représenta une perte considérable pour l'image de la « Rock Music ». Si nous connaissons de cet artiste inclassable sa folie musicale et son jeu de guitare parfaitement identifiable, sa manière d'aborder la composition demeure une énigme pour de nombreux musiciens. L'artiste se confiait peu, si ce n'est que durant les années 1980, il travaillait avec passion au contact des synthétiseurs et des ordinateurs. Il avait vis-à-vis de ces machines futuristes, tout comme envers les institutions musicales et les concerts classiques, des prises de position bien tranchées qu'il exposait lors d'interviews.


LA PLACE DU SYNTHÉTISEUR ET DE L'ORDINATEUR

Connu pour sa carrière décalée dans les années 1960/1970 avec le groupe de rock The Mothers of Invention, Frank Zappa a produit un ensemble d'œuvres considérables et dont le seul résumé laisse pantois : quelques 50 albums studios qui s'accompagnent de chansons bien évidemment, mais également d'instrumentaux, de compositions pour orchestres et chœurs, de musique pour ballets, sans omettre les deux longs-métrages auxquels il a contribué et de nombreuses vidéos.

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Sceptique quant à la façon de transmettre les connaissances musicales, le guitariste a acquis son art en apprivoisant la lecture des partitions dans les bibliothèques publiques, en écoutant toutes les musiques qui se présentaient à lui, pour ensuite ne retenir seulement les plus méritantes en vue de les jouer et de les adapter comme autant d'épreuves à surmonter.

© www.midi.org – Zappa accoudée à côté du synclavier

Zappa était un bosseur doublé d'une curiosité insatiable. Aussi, ne faut-il pas s'étonner si son rapport avec la musique assistée par ordinateur ne l'a pas laissé indifférent. Quand il proposa une série d'œuvres à l'éminent chef d'orchestre Pierre Boulez et l'Ensemble Intercontemporain, en 1984 (Boulez Conducts Zappa : The Perfect Stranger), la sommité française dans le domaine de la musique contemporaine eut fort affaire. Zappa, l'extravagant artiste rock, concoctait des œuvres qui pouvait être extrêmement complexe, au point que l'orchestre éprouva toutes les difficultés à interpréter la « composition ordonnée » à l'origine par le synclavier, un puissant synthétiseur/ordinateur avant-gardiste.

Le père des Mothers of Invention avait saisi la balle au bond, comprenant la portée de la MAO. Elle représentait l'avenir et il devenait envisageable de composer de la musique à un tel niveau, que rien n'interdisait à un musicien féru de dépasser le cadre du classique jeu instrumental. Était-ce un "pied de nez" envers des musiciens « qui se la jouent » ? Peut-être. Quand on vient de la musique rock, il est difficile d'être pris au sérieux. C'est un constat et non une critique. Frank Zappa cherchait visiblement à conduire sa créativité aux portes de la musique dite « sérieuse ».

De même, en travaillant sur le synclavier et les échantillons sonores, l'espace relationnel entre les « vrais instruments » et ceux « virtuels » se réduisait. Zappa n'y décelait aucune différence notable. Pour lui, tout dépendait de la composition, de sa texture. Dans ses dernières productions, il tentera de démontrer qu'un matériel électronique, correctement exploité, est dans la capacité de piloter des motifs rythmiques d'une extrême complexité et que ceux-ci peuvent être interprétés par un ensemble de sons créés en parfaite harmonie. Néanmoins, face à cette passion soudaine. mais également face à une certaine opposition critique, le musicien émettait des réserves quand la réalisation de l'œuvre nécessitait une abondance de styles et de nuances, à l'image de la création d'un rubato.


ZAPPA : "NIGHT SCHOOL" (album "Jazz from Hell" – 1986)
Réalisé à l'aide du synclavier, tous les ingrédients sont réunis pour créer des télescopages rythmiques, harmoniques et surtout des envolées mélodiques dont on ne peut ignorer la signature, au point même que certaines bribes sonores font penser à son jeu de guitariste.

LE MAÎTRE DE MUSIQUE

L'autre dimension critique pressentie par le musicien concerne l'accès de la théorie musicale vis-à-vis de l'ordinateur. Zappa n'éprouvait qu'un désir : repousser les murs et inciter les futurs utilisateurs à avoir plus d'autonomie et à concevoir leur propre rapport avec les pratiques théoriques. Cela signifie que les règles musicales, dans leur globalité, étaient à réinventer.

De nos jours encore, un professeur d'harmonie peut s'écrier dans un cours « Ne faites pas ça ! », tout simplement parce que de leur temps, dans telle ou telle période, les compositeurs ne l'avaient pas écrit pour répondre aux normes en vigueur. Or, pour Zappa, rien ne justifiait aucunement la poursuite d'une théorie ou d'une pratique figée quand celle-ci est dépassée par d'autres moyens. Du reste, le Roi ou la Reine étaient-ils supposés détenir le bon goût ?

Zappa conseiller pédagogue ? Bizarre, non ? Et pourtant ! S'adressant aux musiciens, l'envol de la musique électronique justifiait amplement à ses yeux qu'ils se libèrent des charges théoriques obligatoires, quitte à inventer un discours musical sans attendre ou réclamer l'aval d'une institution académique. Cependant, il mettait en garde : l'approche technique de la musique doit continuellement « sonner ». Il faut rester « correct » pour qu'elle ne devienne pas ennuyeuse. En outre, le musicien estimait que beaucoup trop d'œuvres n'étaient jamais entendues, des œuvres modernes, récentes, écrites par des compositeurs encore vivants et qui désirent les faire jouer.

« Les compositeurs sont hors du business de la musique », disait-il, rajoutant : « Lorsqu'une personne vient à un concert, elle vient voir un grand chef d'orchestre se tenir devant une masse d'anonyme musiciens. Que jouent ces musiciens ? Pas de musique nouvelle, intéressante et excitante. Non. Ils ne peuvent pas. Parce que ça coûte trop cher de répéter un tout nouveau morceau de musique. » (Keyboard US – 1984). Dans les faits, Zappa se rangeait à l'avis d'autres musiciens, avec cette idée que produire une œuvre orchestrale considérable, écrite, et toutes les répétitions qu'elle réclame, relevait de l'exploit. Et comme les milieux financiers manquaient d'audace, ceux-ci faisaient l'impasse et n'encourageaient pas leur représentation.


ZAPPA "BOGUS POMP"(de l'abum "London Symphonu Orchestra, Vol. 2 – 1983)
Cette pièce longue de plus de 24 minutes met en relief une autre facette du compositeur : Zappa et la musique contemporaine, interprétée ici par un orchestre symphonique réputé pour ses facilités à se glisser dans les expérimentations les plus diverses (placé sous la direction de Kent Nagano). Une pièce à rebondissements dans laquelle le compositeur n'a pu s'empêcher de glisser quelques rapides allusions fantaisistes.

De ces diverses interviews, retenons par ailleurs son malin plaisir d'attaquer les concerts classiques et leur « fonction politicarde », pour lesquels il dénonçait le manège et les arnaques qui gravitaient tout autour de leur représentation. « Si un chef d'orchestre sait diriger Beethoven, c'est qu'il suit la partition en sachant où ça va vite, où ça va lentement, parce que de toute évidence, il n'y a pas d'enregistrement provenant de l'époque » Il n'appréciait pas non plus que des musiciens perçoivent des aides pour patronner leurs projets : « La raison pour laquelle ils reçoivent des subventions, c'est parce qu'ils sont à la mode. » (Computer, janvier 1986).

À travers ces prises de position, discutables pour certaines, Zappa dénonçait de la même manière l'attitude du public. Il considérait que la majorité venait assister à un concert de « musique nouvelle » sans aucune idée de ce que le compositeur avait écrit, et pourtant, en entendant le morceau joué une fois, il pouvait juger son interprétation comme étant passable. Sa position critique s'étendait pareillement aux écoles de musique, ne comprenant pas celles qui ne mettent pas l'accent sur le spectacle vivant, signalant le paradoxe des conservatoires et des universités qui insistent pour que les gens y assistent, alors qu'eux, les premiers, ne donnent pas de concerts réguliers. De toute évidence, le musicien portait un regard visiblement agressif sur la société américaine et ses institutions. Fort heureusement pour nous, les auditeurs accrocs du musicien technophile, ses satires musicales ont fait le reste !

Par D. Lugert (Cadence Info - 05/2024)

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