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CLASSIQUE / TRADITIONNEL

IGOR STRAVINSKY ET 'LE SACRE DU PRINTEMPS'

Les années qui précèdent la première guerre mondiale sont représentatives d’un ordre nouveau dans le milieu artistique. Si l’on ne peut exclure la peinture, libérée du sujet naturel et des formes imposées, la musique semble, de son côté, déterminée à se libérer du motif mélodique. Tandis que l’époque voit Arnold Schoenberg écrire son traité d’harmonie, Maurice Ravel composer la musique du ballet Daphnis et Chloé et qu’un certain Manuel de Falla fait sensation avec La Vie Brève, Igor Stravinsky achève Le Sacre du Printemps à la partition dramatiquement délibérée…


AVANT LE SACRE DU PRINTEMPS

Stravinsky est un compositeur qui occupe une situation exceptionnelle dans le 20e siècle. Peut-être plus que tout autre musicien, ses œuvres reflètent l'état conflictuel du monde Occidental et son aspect exacerbé de collage social et culturel. Stravinsky n'a jamais cessé de prendre ses distances vis-à-vis des systèmes passés et présents, d'être un observateur éclairé et d'une perspicacité remarquable, comme en témoigne son catalogue d'œuvres diverses.

Ce compositeur russe devait très jeune être en contact avec le monde de l'art lyrique, puisque son père, Fédor Stravinsky, était chanteur à l'Opéra impérial de Saint-Pétersbourg ; l'univers musical des traditions populaires qui ne manque pas de le séduire, avant d'imprégner si profondément toute sa vie de musicien, lui fera prendre conscience très tôt de ses aspirations artistiques.

Igor Stravinsky (1910)

Stravinsky obtient son premier grand succès à Paris avec l'Oiseau de feu en 1910, œuvre qui témoigne de son sens personnel de l'orchestration et d'une conception de l'harmonie qui tend déjà vers la polytonalité, si caractéristique de son style. Son souci de la couleur instrumentale, si permanente dans son œuvre, l'amène à enrichir l'effectif de l'orchestre traditionnel de trois harpes, d'un piano et d'un célesta qui contribuent à donner à cet Oiseau de feu son aspect de fête sonore.

Dès lors, la musique de ballet devient pour le compositeur une prédilection qu’il mettra à profit pendant plusieurs années en collaboration avec le directeur des ballets russes Serge de Diaghilev. Stravinsky sera ainsi amené à connaître de nombreuses personnalités du monde de la danse parmi les plus prestigieuses, dont le chorégraphe Fokine, les danseurs et danseuses Nijinski, Pavlova et Karsavina.

En 1911, à l'occasion d'un séjour en Suisse, Stravinsky met au point les derniers détails du nouveau ballet de Diaghilev intitulé Petrouchka. Le sujet est emprunté au théâtre de marionnettes, avec son personnage principal qui correspond à notre Guignol. Le compositeur recrée, par le recours à la parodie et par la juxtaposition de rythmes et d'airs populaires, le climat de la fête foraine.

En effet, l'art populaire russe, avec ses chants traditionnels, sa part de mysticisme et de magie qui s'y imprime, apporte au théâtre de marionnettes une place prépondérante dans les œuvres de cette période. Cependant, alors que Petrouchka révèle d'un attachement profond aux sources populaires avec son harmonie de caractère diatonique, des œuvres comme Zvesdoliki, le roi des étoiles, Cantate pour chœur et orchestre et Deux mélodies sur des poèmes de Balmont annoncent les recherches novatrices du Sacre du printemps.


DANSE DES ADOLESCENTES
Philharmonie du Chœur et Orchestre des Grandes Écoles, dir. Aurélien Azan Zielinski (Paris - 02/04/2011)

LES PARTICULARITÉS DU SACRE

« En finissant à Saint-Pétersbourg les dernières pages de L’Oiseau de feu, j’entrevis un jour, de façon absolument inattendue, car mon esprit était alors occupé par des choses tout à fait différentes, j’entrevis dans mon imagination le spectacle d’un grand rite païen : les vieux sages, assis en cercle et observant la danse à la mort d’une jeune fille qu’ils sacrifient pour leur rendre propice le dieu du printemps. Ce fut le thème du Sacre du Printemps » (Chroniques de ma vie – 1935).

Le Sacre du printemps est composé de 1911 à 1913. Le compositeur, qui est âgé d'une trentaine d'années, est alors mondialement célèbre pour avoir enfanté L’Oiseau de feu et Petrouchka. Le compositeur russe est ainsi assuré de disposer à Paris de la plus prestigieuse scène internationale en ayant sa partition dirigée par l’un des grands chefs de l’époque, Pierre Monteux. Pour Stravinsky, ses rêves de gloire et de fortune sont là.

Le scandale provoqué par sa première audition, au théâtre des Champs-Élysées à Paris, le 29 mai 1913, reste encore aujourd’hui comme l’un des témoignages historiques liés à la modernité, bien que l’offense adressée au public relève plus de la responsabilité du chorégraphe Vaslav Nijinsky que de la musique de Stravinsky, puisque celle-ci fut fort bien accueillie la veille, à l’occasion de la générale.

« Tableaux de la Russie païenne en deux actes » annonçait alors le programme. Placé sous le signe de la « barbarie », l’argument lui-même était de nature à provoquer et à choquer. Mais l’œuvre était-elle de nature révolutionnaire ? Dans sa 'Poétique musicale', Stravinsky nie en quelque sorte toute affirmation qui viserait à le considérer comme un artiste destructeur, prêt à s'abandonner au chaos.

À bien des égards, cette œuvre paraît paradoxale, solitaire et sans descendance, malgré les incontestables remous qu'elle a provoqués dans le milieu musical. À l'origine, Stravinsky avait imaginé une sorte de symphonie qui se serait appelée « le grand sacrifice » ; mais Serge de Diaghilev devait le convaincre de transformer son projet en un ballet de plus grande envergure qui présenterait un ensemble de tableaux de la Russie païenne.

TABLEAUX ET DANSES

Chaque tableau débute par une introduction et comprend un certain nombre de danses.

Premier tableau : L'adoration de la terre

  • Introduction
  • Augures printaniers  – Danse des adolescentes
  • Jeu du rapt
  • Rondes printanières
  • Cortège du Sage
  • L'adoration de la Terre (Le Sage)
  • Danse de la terre

Second tableau : Le sacrifice

  • Introduction
  • Cercles mystérieux des adolescentes
  • Glorification de l'élue
  • Évocation des ancêtres
  • Action rituelle des ancêtres
  • Danse sacrale

Nicolas Roerich, peintre et archéologue, travailla avec Stravinsky à l'argument de cette évocation rituelle du printemps qui brasse des données ethnographiques de toutes sortes. « En composant Le Sacre, je me représentais le côté spectacle de l'œuvre comme une suite de mouvements rythmiques d'une extrême simplicité, exécutés par de grands blocs humains d'un effet immédiat sur le spectateur, sans minuties superflues, ni complications trahissant l'effort », devait-il écrire dans les ‘Chroniques de ma vie’ (1935). Mais comme cela arriva souvent pour Stravinsky, le résultat obtenu par Nijinski apparut assez éloigné de ce qu'il attendait. En fait, c'est un jeu de forces aux résonances naturelles qui est suscitée par la musique de Stravinsky plus que la référence à un argument littéraire.

« Loin d'être une musique à programme, l'œuvre est beaucoup plus essentiellement une exhortation rituelle tendue vers des pulsions naturelles destinées à s'accomplir à travers le son. L'éclosion dont il est question concerne en fait des puissances énergétiques de nature acoustique ; l'œuvre est nourrie des matières sonores les plus complexes et c'est pourquoi le travail sur la couleur instrumentale et le rythme ne peut se satisfaire de conventions préalables. », raconte le musicologue Jean-Yves Bosseur, et de rajouter : « Une telle polarisation sur le domaine du rythme ne s'était sans doute pas rencontrée en Occident depuis l'Ars Nova et Guillaume de Machaut. À travers cette architecture extrêmement rigoureuse, chaque phénomène sonore prend un poids incomparable et semble disposer de toute sa force dans le moment présent, comme si chaque motif thématique était destiné à disparaître une fois manifesté. »

DANSE SACRALE
Philharmonie du Chœur et Orchestre des Grandes Écoles, dir. Aurélien Azan Zielinski (Paris - 02/04/2011)

La partition met en valeur les familles instrumentales dans leurs registres les plus variés, ceci à l'intérieur d'un effectif orchestral de grande dimension : trente-huit instruments à vent, un ensemble d'instruments à cordes en proportion et une percussion développée. Une particularisation affirmée des timbres instrumentaux qui s'appuie sur des constructions rythmiques extrêmement solides et qui permet à Stravinsky de jouer sur des rapports entre des plans sonores particulièrement contrastés, grâce à cet « engrenage rythmique » dont parle Olivier Messiaen, qui nous fait passer du plus simple au plus complexe.

L'harmonie du Sacre paraît elle-même s'exprimer comme une sorte de défi au monde de la tonalité, avec ses lois et fonctions strictement établies, sa stabilité. Les incursions du mode mineur dans le mode majeur sont innombrables, de même que la combinaison des modes et sa polyphonie de directions harmoniques. Tout cet ensemblage nous plonge à la fois dans une primitivité archétypale du langage musical tout en nous laissant entrevoir d'autre part l'éventualité d'un dialogue entre les différents systèmes exploités par la pensée musicale depuis l'aube de notre civilisation.

Un groupe de danseuses posant avec les costumes dans la production originale du ballet d'Igor Stravinsky avec en toile de fond le décor de Nicholas Roerich (1913)

Aujourd'hui, plus d’un siècle après sa création, Le Sacre du printemps n’a rien perdu de son impact sur les mélomanes du monde entier. Tout relève de l’insolite ou presque : l’exotisme d’une mélodie d’origine lithuanienne, un accompagnement des plus étranges, une tonalité flottante, sans compter l’utilisation de nombreuses signatures et d’une pulsation rythmique prenante, voire chaotique, mais véritable moteur de cet œuvre.

Pour le compositeur russe, Le Sacre du printemps est l’une de ses hautes réussites musicales aux côtés de L’Oiseau de feu et de Petrouchka. Dès l’éclatement de la première guerre mondiale, Igor Stravinsky se réfugiera avec sa femme et ses enfants en Suisse, puis s’installera en France de 1920 à 1939, avant de finir sa vie aux Etats-Unis où il décédera en 1971.

Par Patrick Martial (Cadence Info - 07/2020)


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