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CHANSON

JACQUES BREL : OLYMPIA, CINÉMA ET LES ÎLES MARQUISES

Olympia 1964. Au programme, de nombreuses chansons nouvelles. L'interprétation d'Amsterdam que chante Jacques Brel en ouverture de son tour de chant provoquera quinze minutes de standing ovation. C’est du jamais vu ! Dès lors, pétrifié par une telle réaction, le chanteur s’interroge… S’échapper ne serait-ce pas encore la meilleure solution ? (cette page fait suite à Jacques Brel, biographie portrait)


BREL, UN CHANTEUR ALTRUISTE

Aux commandes de son avion, là-haut dans les airs, faire le point devient nécessaire. Celui qui souhaitait vivre comme un troubadour est à présent, plus que jamais, prisonnier de l’industrie discographique. Ses albums atteignent les sommets des ventes. Le chanteur n’est plus jugé du point de vue artistique, mais comme un produit devenu très rentable. Comment alors conserver la fraîcheur, la spontanéité, quand un système vous presse et vous écrase de la sorte ?

La réaction ne se fait pas attendre… Jacques donne de son temps en accordant aux plus infortunés et aux malades des concerts gratuits. L’argent qu'il a accumulé lui fait également peur, alors, quand il le peut, il offre de l’argent pour quelques causes jugées injustes. Il vagabonde le cœur en bandoulière. Il voyage léger, se disant qu’il vaut mieux « être » qu'« avoir ». Chez lui, l’autocritique n’est jamais bien loin !

L’animal de scène prend possession de l’auteur au point que les interprétations scéniques s’éloignent toujours plus des versions discographiques, singeant par de grands gestes l’énoncée du thème abordé, adaptant à la volée certains textes. Brel n’a pas peur du ridicule, il l’écrase de ses mimiques, de ses regards, de sa voix. Sur scène, le chanteur et auteur se transforment en un véritable comédien. Une dualité prend forme...

© Bilsen, Joop van / Anefo - Jacques Brel (février 1963)


LES DERNIERS CONCERTS

À l’automne 1966, c’est la stupeur : Jacques Brel annonce qu’il compte quitter la scène alors que le succès est là, retentissant. Pourtant l’acte est bien réfléchi : il ne donnera plus jamais de tour de chant !

En France, l’onde de choc est retentissante. Public et journalistes se demandent quelles sont les raisons de cette décision. « Il y a 15 ans que je chante. C’est marrant, parce que personne n’a voulu que je débute et personne ne veut que je m’arrête. », s’exclame le chanteur. Pour lui, ce choix répond à un désir de liberté, une liberté qu’il place au-dessus de tout. Mais ce choix si bien affirmé ne provient-il pas de quelques raisons restées secrètes ?

« Je veux passer plus de temps à écrire des chansons et c’est une des multiples raisons qui m’incite à arrêter le tour de chant… Je vois ça comme un travail orienté différemment ». L’autre raison, peut-être plus justifiée, trouve résonance à travers ces mots-là : « Si je continue, je vais être obligé de tricher. Je vais être obligé de raconter encore une fois des chansons que j’ai écrites il y a dix ans, de les reprendre autrement... Je souhaite vivre tranquillement, d’une manière établie. »


JACQUES BREL : "CES GENS-LÀ"

L’Olympia sert alors d’adieu officiel au music-hall. À la fin de la représentation, Jacques Brel revient sur le devant de la scène 25 minutes plus tard, en peignoir, pour dire quelques mots : « Je vous remercie parce que ça justifie quinze années d’amour. Je vous remercie. »

Avant de donner son ultime récital programmé à Roubaix le 16 mai 1967, le chanteur enchaîne les concerts à l’étranger, notamment à Londres et à New York où, sur la célèbre scène du Carnegie Hall, une standing ovation d’une durée de 15 minutes s’ensuit. Le public, qui n’a pourtant rien compris aux textes chantés, a pourtant tout ressenti. C’est la magie Jacques Brel, l’expression unique d’un interprète hors pair. « Un orage magnétique » écrira le ‘New York Times’.

Un chapitre vient de se terminer, définitivement, mais Jacques poursuit ses rêves. Il a acquit un voilier, l’Askoy, et compte bien naviguer. La Méditerranée pour commencer. Être marin, un nouveau challenge s’ouvre devant lui et cela ne peut que le satisfaire. Cependant, l’homme revigoré redevient chanteur pour un album intitulé ‘J’arrive’ (1968), un album traversé par des tableaux, des paysages de l’enfance et d’où éclot le titre ‘Vesoul’, une autre chanson phare du répertoire de Brel.

1967. Brel, qui n’a pas encore quarante ans, trouve un autre moyen pour s’exprimer, celui du théâtre et de la comédie musicale à travers ‘L’Homme de la Mancha’, une comédie américaine qu’il avait découverte en 1967 lors d’une représentation de la pièce au Carnegie Hall et qu’il adapte. Brel n’est plus seul sur scène. Il incarne un crédible Don Quichotte au sein d’une troupe. C’est un énorme succès pour lequel il se donne sans mesure, mais au bout de deux cents représentations, il jette l’éponge, épuisé. Le rideau s’abaisse définitivement.


BREL ET LE CINÉMA

À 40 ans, le voici propulsé dans le 7e art. Lui qui ne demandait rien, se voit réclamé. Un nouveau champ d’expression s’ouvre à lui. Pour le cinéma, il tournera une dizaine de longs-métrages, illustrant une galerie de personnages très différents. Sa filmographie débute en 1967 avec ‘Les risques du métier’ où il incarne un instituteur. Puis ce sera Raymond la Science de ‘La bande à Bonnot’ (1969) avant de poursuivre comme médecin de campagne et bon vivant dans ‘Mon oncle Benjamin’ (1969).

Au cours du tournage de ‘La bande à Bonnot’, un grand amour naîtra entre la comédienne Annie Girardot et Brel ; une histoire à éclipse pour Jacques dont la vie affective est compliquée. Cette aventure sentimentale intervient en effet au moment où les dix ans avec Sylvie Rivet s’achève et où une autre page s’écrit avec une nouvelle compagne, Monique.

En 1972, Claude Lelouch lui donne l’occasion de jouer aux côtés de Lino Ventura dans la comédie ’L’aventure c’est l’aventure', acteur qu’il retrouvera l’année suivante avec ‘L’emmerdeur’ (‘1973) d’Edouard Molinaro, le film le plus populaire de sa courte carrière au cinéma.

Brel passera aussi derrière la caméra une première fois avec ‘Franz’ (1972), un film qui ne rencontrera pas le succès escompté, mais qui permettra de voir la chanteuse Barbara sur grand écran. Puis il récidivera l’année suivante avec la comédie ‘Le Far West’ qui sera son deuxième et dernier film en tant que réalisateur. Brel conviendra que ‘Le Far West’ n'est qu'une parodie grotesque, un bide cinématographique qui mettra un terme à son passage éclair derrière la caméra.

JACQUES BREL : "VESOUL"

L’ASKOY, LES ÎLES MARQUISES, LA MALADIE

1974. Brel a besoin de dignité, de retrouver l’estime de soi. Son instinct lui dicte une fois de plus de partir loin, très loin. Avoir le courage de tout quitter pour mieux renaître. Jacques retrouve alors son voilier de dix-neufs mètres et part avec sa fille France, la plus proche de lui, et sa nouvelle compagne, la Guadeloupéenne Maddly Bamy qu’il a connue lors du tournage ‘L’aventure c’est l’aventure’. Pendant trois ans, ils vont faire le tour du monde.

Quand ils arrivent aux Açores, son ami et meilleur complice Georges Pasquier, dit Jojo, vient de mourir du cancer. De retour de l’enterrement, c’est un autre Brel qui reprend la barre. Quelques jours plus tard, arrivés aux Canaries, Brel s’effondre, terrassé par la douleur. On le rapatrie d’urgence à Bruxelles par avion. Brel a une tumeur aux poumons. On opère celui qui fumait jusqu’à quatre paquets par jour. Il pensait détenir une santé à toute épreuve, indestructible, malheureusement, la force s’est transformée en fragilité.

Brel, plus que jamais, a besoin de la tendresse de sa compagne. Moins de trois mois après l’opération, il reprend la mer… et s’engage dans un duel avec la mort, tandis que la fille et la compagne font tout ce qu’elles peuvent dans les moments où il faut manœuvrer l’imposant voilier.

Arrivé à la Martinique, Jacques ordonne à sa fille de 20 ans de quitter le bateau. Il refuse qu’elle remonte à bord et lui fait des adieux définitifs. Poursuivis par les paparazzis, Brel fuit toujours. Épuisés par le long voyage de la traversée du Pacifique, Maddly et Jacques décident de faire halte aux Marquises, à 18 000 km de Paris ; une île loin de tout, ignorée par le tourisme.

Dans un village anonyme à bien des égards, Brel et sa compagne trouvent le refuge tant espéré au flanc d’un volcan. Ils louent une maison modeste, sans électricité. L’étape qui se voulait provisoire devient une réalité définitive. Maddly se révèle courageuse face à l’adversité. L’homme qui se réclamait nomade se retrouve à présent prisonnier d’une île, entouré d’un océan à perte de vue, mais libre. Aux Marquises, nul ne sait qui il est. Dès que ses forces le lui permettent, il part aux commandes de son nouveau petit avion, le « Jojo », pour survoler les îles.

En France, personne ne l’a oublié. On s’inquiète même de ne pas avoir de nouvelles. Tout le monde rêve d’entendre un album avec de nouvelles chansons. Malgré la fatigue, la maladie, Jacques continue d’écrire en secret et de composer avec un orgue électrique. Quatorze chansons vont naître et la date d’enregistrement est fixée. Incognito, il retrouve Paris et les studios Barclay. Ses musiciens sont là qui l’attendent avec impatience. Toutes les chansons sont enregistrées d’une traître alors que Brel n’a plus qu’un seul poumon.

Même si son disque reflète celui d’un homme malade mais toujours sincère dans ses interprétations, cet ultime opus (Les Marquises – 1977) se vend à un million d’exemplaires dès le premier jour de sa sortie. Un record qui reste, à ce jour, encore inégalé.

Dans les derniers mois de sa vie, avec son avion, Jacques Brel réalise son rêve d’enfance en acheminant le courrier, les produits de premières nécessités, comme du temps de l’aéropostale. Grâce à son avion bimoteur, il fera même l’ambulancier pour les malades qui sont loin de tout.

Toute sa vie, Brel est resté à l’image d’un homme humble qui a voulu se rendre utile. Malheureusement, le rêve va s’effondrer. En urgence, il doit rejoindre Paris : une autre tumeur a grossi dans le poumon qui était encore sain. Les paparazzis avertis sont là qui l’attendent, prenant des photos d’un homme fatigué, la tête basse.

L’aventure s’achève le 8 octobre 1978 par une nouvelle qui stupéfie la France : Brel est mort. Brassens dira : « C’est un membre de notre famille qui est mort. Il est difficile d’en parler... Pour le moment, dans la chanson, je crois que Jacques Brel est l’être le plus important qui soit. Et puis l’homme était un être troublant et attachant et en même temps difficile à comprendre parce qu’il était multiple et que cela se voyait plus que chez les autres. »

Par Elian Jougla (Cadence Info - 06/2020)
(source 'Jacques Brel, fou de vivre' – Philippe Kohly)

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2e PARTIE : SE LANCER DANS LA CHANSON...


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