La vie artistique de Franz Liszt est le reflet fidèle de sa vie sentimentale. Si ses débuts de carrière sont dominés par l’influence du père, elle se développera et s’épanouira magistralement sous la régence de la comtesse d’Agoult, et atteindra son apogée avec la princesse de Wittgenstein qui l’obligera à se consacrer sérieusement à la composition.
C’est en France qu’il rencontre ses premières Muses. Une passion contrariée pour une de ses élèves, Mlle de Saint-Cricq, fille d’un ministre qui avait écarté dédaigneusement un aussi dérisoire soupirant, lui avait laissé au cœur une blessure cruelle et une propension au mysticisme religieux, lorsque la rencontre de la comtesse d’Agoult vint exercer sur l’orientation de son esprit une influence décisive.
© Dalbéra, Jean-Pierre (flickr.com)
Liszt rencontre la comtesse chez Chopin en 1833. Il a vingt-deux ans et elle vingt-huit. Intelligente et séduisante, Marie d’Agoult, qui possède à Paris une situation mondaine enviée et un salon littéraire fréquenté par le milieu intellectuel parisien, se sent immédiatement attirée par le charmant pianiste qui joue aussi bien de son regard qu'il n'utilise ses doigts sur son instrument. Malgré son éducation au couvent , malgré la noblesse de sa famille et Charles Louis, son mari qui lui a donné deux enfants, la comtesse d'Agoult n'hésite pas à quitter ce dernier et à rompre avec tous les siens pour suivre dans sa course à la gloire le virtuose qui l’a éblouie. Pour la comtesse, ce n’est pas un caprice, mais un défi lancé à la bonne conscience moralisante et bourgeoise de l’époque. En août 1835, ils s’enfuient en Suisse où l’illégalité de leur situation fera scandale et les écartera bien souvent de la « bonne » société.
Leur intimité va durer dix ans et traverser une alternance de période de joie, de sérénité et de discorde. Dans cette passion, Liszt place toute la véhémence de son romantisme, et toute la permanence aussi de son inspiration mystique, comme en témoigne ces extraits de lettres à Marie d’Agoult : « Aujourd’hui, j’ai repris ma liberté sauvage et mon indomptable indépendance. Je ne suis plus accablé du faix du passé, je m’en sens affranchi par un acte mystérieux de ma volonté. J’ai souffert, combattu et hésité longtemps. Me voici victorieux et libre. […] Je ne pourrais guère supporter longtemps ce que d’autres appelleraient le bonheur, ma vie me semble presque intolérable. […] Si nous n’arrivons pas au bonheur, c’est que peut-être nous valons mieux que cela. Il y a trop d’énergie, de passion, trop de feu dans nos entrailles pour nous asseoir bourgeoisement dans le possible. […] L’éternelle soif de la soif me consumera éternellement. »
Marie d’Agoult est cérébrale autant que sensuelle. Liszt a trouvé en elle sa première Égérie. On prétend même que cette compagne fervente était le véritable auteur des articles et des études que le pianiste eut l’occasion de publier pendant cette période. De toute façon, elle combla fort utilement les lacunes de la formation intellectuelle du musicien hongrois qui, en fréquentant également les familiers de George Sand, devint le plus Parisien des artistes et le plus français des romantiques.
Portrait de Marie d'Agoult (1843) Par Henri Lehmann (Paris, musée Carnavalet)
De cette liaison naquirent trois enfants : Blandine (1835-1863), Cosima (1837-1930) et Daniel (1839-1859), qui mourut, phtisique, à vingt ans. C’est à cette époque que Liszt écrit les transcriptions des symphonies de Beethoven pour piano à deux mains et les arrangements des lieder de Franz Schubert, développant une écriture pianistique basée sur une extrême virtuosité.
En 1839, Liszt s’installe avec les siens à Rome, mais, lassé d’une vie de famille devenue astreignante, il fait rentrer Marie d’Agoult à Paris avec leurs enfants. Repris progressivement par les exigences de sa gravitation d’astre errant, Liszt se détache peu à peu de sa première inspiratrice, mais garde toujours avec ses deux filles le contact le plus tendrement affectueux, comme en témoignera son abondante correspondance. Après sa séparation (qui n’a rien d’une rupture) d’avec la comtesse d’Agoult, il reprend sa carrière de virtuose qu’il avait plus ou moins délaissée sans y renoncer vraiment.
Alors qu’il séjourne à Francfort en 1844, la rupture est officialisée entre Franz et Marie, la comtesse étant lassée de ses nombreuses aventures. Sous le nom de Daniel Stern, elle va entreprendre une carrière littéraire et publier, en 1846, un roman, Nélida, où elle se venge de son ancien amant de façon fort fielleuse. Liszt demeurera impassible et il écrira simplement à « Daniel Stern » en 1847 : « Quelques bêtises qu’on ait pu dire sur mon compte, il y aura pourtant en fin de compte une ligne très ‘une’ dans ma vie, et il ne dépendra de personne de la changer. »
La vie errante, même triomphale, ne comble pas le grand pianiste. Il aspire à briser sa « chrysalide de virtuose » et à une fécondité plus haute dans le calme. Une seconde Égérie succède trois ans plus tard : la princesse Carolyne de Sayn-Wittgenstein, née Iwanowska, que Liszt avait rencontrée et fascinée au cours d’un séjour à Kiew. Tout comme la comtesse d’Agoult, elle abandonne son mari, sa famille et sa chère Russie natale pour venir se fixer à Weimar, en allemagne, auprès de l’irrésistible séducteur dont elle devint la conseillère attentive et éclairée. Seule sa fille l’accompagnera dans cette aventure romanesque qui va durer douze années.
Carolyne a huit ans de moins que lui. C’est une personne cultivée et intelligente, cependant son caractère ardent et autoritaire voué à une foi catholique sans faille la poussera à tout mettre en œuvre pour faire annuler son mariage en cours de Rome afin d’épouser celui qui va être son unique amour. Liszt est conquis et fasciné par « son amazone mystique »
En 1848, le nouveau couple s’installe à Weimar. Liszt, qui y venait jusque-là que trois mois par an, y est maintenant Kapellmeister du théâtre de la Cour et le restera dix ans : les années décisives où il atteint toute son envergure. De cette période, naîtront la Sonate pour piano en si mineur, la Faust-Symphonie dédiée à Berlioz et la Fantaisie et Fugue sur le nom de Bach. Liszt fait preuve d’ouverture, et devient heureux quand il peut défendre les musiques populaires et folkloriques. C’est un chercheur dans l’âme. Il n’est pas seulement un pianiste virtuose, mais également un professeur qui s'assume parfaitement à travers des cours de piano, d’orgue, de harpe et même de trombone !
Carolyne a sur Liszt l’influence la plus heureuse. Sa très haute culture lui permet de reprendre la plume tombée des mains de la comtesse d’Agoult et de faire signer, de nouveau, à son illustre compagnon des écrits fort brillants qui lui font grand honneur. Mais elle a surtout l’intelligence de l’empêcher de sacrifier à ses triomphes de pianiste sa carrière de compositeur. C’est elle aussi qui crée autour de lui, à Weimar, une ambiance de cénacle d’avant-garde éminemment favorable à l’éclosion de l’idéal esthétique de l’auteur de Mazeppa.
Après avoir régné sur le cerveau de Liszt pendant de nombreuses années, la princesse voit, comme la comtesse, son captif rompre discrètement ses chaînes. À partir de 1856-1857, les soucis se font plus lourds. La princesse Carolyne voit des obstacles toujours renouvelés surgir contre l’annulation de son mariage. La décision du Saint-Siège se fait attendre d’année en année et la bonne société s’offusque de l’irrégularité prolongée de la situation. En outre, une cabale menée par le nouvel intendant du théâtre de Weimar pousse Liszt à démissionner de son poste en décembre 1858.
Carolyne, qui a quitté Weimar, vient s’établir à Rome où elle multiplie encore ses démarches. En octobre 1861, tout semble réglé et Franz vient la rejoindre pour le mariage, mais à la dernière heure, le pape exige un nouveau délai pour un dernier examen du procès d’annulation. Découragés et dépités par cette situation de couple illégitime qui s’éternise, les deux amants se séparent. Dès lors, la princesse se jette dans la théologie et la haute spiritualité : elle écrira des dizaines d’énormes volumes tout en fumant d’énormes cigares, sans discontinuer. Liszt continue de la voir très assidûment, mais dès 1863, il se retire dans le cloître de la Madonna del Rosario…
Coup de théâtre. Ce que la procédure romaine n’a pu résoudre, la nature s’offre à le trancher : le prince de Wittgenstein meurt en 1864 ; Carolyne et Franz peuvent enfin s’épouser. Mais Liszt qui est en bonne voie pour prendre la soutane, renonce. Après un noviciat-éclair, il se fait conférer des ordres mineurs, reçoit la tonsure et prend la soutane en attendant le canonicat dont il devait recueillir plus tard le bénéfice. Pourtant, Liszt ne franchira jamais le second pas, celui-là décisif, qui lui interdirait le mariage. « L’abbé Liszt » sera clerc sans être prêtre. Toujours suivi de son cortège d’esclaves amoureuses, il ne tarde pas, d’ailleurs, à introduire dans la discipline ecclésiastique toutes les libertés laïques dont il a besoin pour reprendre ses randonnées triomphales dans les capitales d’Europe où il est appelé à diriger ou exécuter ses œuvres.
Désormais, c’est entre Rome, Weimar et Budapest qu’il partage sa vie, fuyant le plus souvent Rome, où la princesse de Wittgenstein admet très mal qu’il conserve sa liberté de conduite. « Peut-être, lui écrit-elle, dans l’avenir, vos triomphes sembleront-ils avoir été des bacchanales parce que quelques bacchantes s’y sont mêlées. », ; mais aussi son indépendance de pensée : « l’amazone mystique » est devenue toujours plus doctrinale et sectaire. Resté « catholique libéral » à contre-courant, Liszt lui écrira en 1877 : « Le grand accablement de mes vieux jours est de me trouver en contradiction avec vous. Il n’en était pas ainsi de 1847 à 1862. Rome et vos transcendances d’esprit ont changé tout cela. Depuis le 'Syllabus', nous avons été constamment en controverse sur les choses de Rome. »
En 1876, alors que Liszt assiste au triomphe de Wagner à Bayreuth avec l’Or du Rhin, une première mauvaise nouvelle l’attriste, celle de la mort de Marie d’Agoult, suivie d’une autre quelques mois plus tard, la disparition de son amie George Sand. Une partie de sa vie, un passé déjà lointain, s’éteint avec la mort de ces deux femmes.
Une dernière flamme amoureuse, à Budapest en 1880, avec la jeune Lina Schmalhausen ; un dernier poème symphonique en 1881 ; Du berceau à la tombe ; Liszt est maintenant septuagénaire et il a une santé qui se détériore de jour en jour. Il s’installe chez son ami Wagner au palais Vendramin à Venise. C’est là qu’il compose la Gondole funèbre.
En 1886, au cours d’un voyage qui le conduit au Festival de Bayreuth, Liszt est frappé d’une congestion pulmonaire. Voulant assister, malgré tout, à une représentation de Tristan, il meurt dans les bras de sa fille Cosima. Quant à Carolyne qui lui a survécu, elle vivra ses derniers jours recluse dans son appartement de Rome et s’éteindra huit mois après son "illégitime époux", Franz Liszt.
Par Patrick Martial (Cadence Info - 01/2015)
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