Artiste aux goûts tranchés, le violoniste Nigel Kennedy n’est vraiment pas un artiste comme les autres. Si sa modestie et son enthousiasme habillent le personnage, il n’en est pas moins un artiste qui sait se vendre dans les médias, tout en se moquant du décorum et du train de vie attaché au statut de star. Quand il s’assigne un objectif, personne ne peut l’en détourner. Non pas qu’il soit entêté, mais il sait prendre les décisions au bon moment et il s’y tient. La musique, formidable moyen d’expression, est devenue son interlocuteur, l'élément libérateur. Elle lui a apporté la reconnaissance et l’intime conviction d’aller de l’avant jusqu'à être investi par d'une mission : délivrer la musique classique, victime de ses préjugés et de ses esprits chagrins.
Devenu célèbre grâce à son interprétation des « Quatre Saisons » de Vivaldi, le violoniste Nigel Kennedy est un musicien déconcertant au sein de l’univers classique. Tout en décalage par rapport à un milieu artistique surtout connu pour son conservatisme, il a manifesté dès son plus jeune âge une attitude anarchiste.
Enfant unique, Nigel est élevé par sa mère et sa grand-mère ; son père ayant quitté le foyer familial quelques mois avant sa naissance (Nigel ne le reverra qu’à de rares occasions). L’enfant passe les premières années de son existence dans une maison confortable située au bord de la mer, à Brighton, au sud de l’Angleterre. Pour gagner leur vie, sa mère et sa grand-mère donnent des cours de musique. Chez les Kennedy, toute la famille ou presque joue d'un instrument.
Nigel est un être solitaire. De temps en temps, il se blottit au pied du piano pour écouter les mélodies jouées par les élèves. Tout naturellement, sa mère lui apprend quelques rudiments pianistiques. Nigel a droit à un quart d’heure de cours tous les matins avant d’aller à l’école. L’enfant semble accrocher à cet univers qu’il découvre cette fois-ci en devenant à son tour un élève attentionné. Un an après, attiré par le violon, il suit l’enseignement d’un professeur de Brighton, avant de rentrer à l’âge de sept ans à la Yehudi Menuhin School.
Déjà, la nature rebelle de Nigel Kennedy est bien présente. Il a du mal à accepter l’enseignement musical qu’on lui propose et il se braque, ce qui l’oblige à trouver des solutions de rechanges acceptables et dont il tire quelques bénéfices. Souvent seul, ses longues plages de solitude le poussent à se réfugier dans la rêverie et l’imaginaire. Parfois, des sautes d’humeur éclatent et lui rappellent alors toute la monotonie de son existence.
Mais la musique est là. Elle devient son univers, occupant son esprit au fil des jours. Source de découverte et de réflexions, la musique devient également un exutoire, comme on peut le constater dans ces explications à propos de son interprétation des « Quatre Saisons ». Nigel Kennedy : « On trouve que je joue trop vite ou bien trop lentement certains passages. Cependant, quand on interprète une partition qui évoque les rigueurs de l'hiver, et que l’on accorde depuis toujours un privilège égal à l’émotion et à la technique, quoi de plus naturel que de vouloir exprimer les sentiments que cela vous inspire ? »
À l’adolescence, son passage au pensionnat de l’école « Yehudi Menuhin » confirme ses difficultés à se construire. Le principal de l’établissement ira jusqu'à écrire dans son livret scolaire : « Sous ses airs décontractés se cache une âme tourmentée. Depuis sept ans qu’il est chez nous, il demeure étonnamment replié sur lui-même… Il a du mal à concilier sa placidité apparente et sa révolte intérieure. Sous son air gentillet sommeille un volcan, prêt à entrer en éruption. » Mais au fil du temps, Nigel apprend à devenir un être moins anxieux et à acquérir une plus grande assurance et confiance en lui. Il devient même un bon élève et un excellent musicien.
Dès lors, Nigel se consacre presque exclusivement à la musique au détriment de l’enseignement général et des professeurs qu’il critique ouvertement. Si en classe, face à eux, le jeune Nigel est un enfant docile, le soir venu, il jette le masque en interprétant à sa façon les mêmes morceaux interprétés plus tôt dans la journée. Cette outrecuidance est comme la bienvenue dans un établissement considéré par de nombreux élèves comme austère. Nigel enflamme alors l'esprit de ses copains de dortoir qui voient en lui un opposant aux autorités établies. C’est d’ailleurs en raison de ce comportement, qu’il est devenu la coqueluche d’une équipe de télévision de la BBC qui vient tourner des reportages de temps en temps à la Yehudi Menuhin School.
Travailler le violon, c’était s’enfermer trois heures dans sa chambre tous les jours, avec comme élément dominateur la technique et ses nombreux exercices. Pour Nigel, la découverte de la musique jazz est venue contrebalancer toute cette routine ennuyeuse. Elle était synonyme de liberté et de révolte. C’était une bouffée d’oxygène dans un univers confiné !
Un jour, alors que Stéphane Grappelli est invité par son ami Menuhin à venir jouer dans l’école, Nigel se fait remarquer en interprétant un standard de jazz. La BBC s’intéresse de plus en plus au jeune violoniste et l’invite à se produire dans une émission intitulée "Gala Performance". Décidé à ne pas en rester là, Nigel Kennedy quitte la Yehudi Menuhin School à 16 ans et part aux États-Unis pour rejoindre les bancs de la prestigieuse école Juilliard School. C’est pour lui l’occasion rêvée de découvrir et de fréquenter des musiciens de jazz, mais aussi l’ambiance des clubs et la scène…
Mais comme pour la Yehudi Menuhin School, son passage à la Juilliard se passe mal. Le jeune violoniste est largement déçu par l’ambiance qui y règne. Angel Kennedy : « Certes, il y avait d’excellents professeurs, des élèves brillants, on jouissait d’un cadre très agréable, mais il y régnait une mentalité exécrable, faites de préjugés, d’opportunisme et de compétition acharnée. Soucieux de ne pas choquer le public en montrant trop de liberté, les élèves se coulaient docilement dans le moule qu’on leur proposait… Mes enregistrements d’Elgar, de Vivaldi ou de Brahms ne sont peut-être pas les meilleurs sur le plan technique, mais au moins y ai-je mis tout mon cœur et toute mon âme, ce dont le public me sait gré puisque j’ai déjà vendu des millions de disques. »
Sa véritable première révolte contre le conformisme établi, contre l’attitude de certains professeurs se présente le jour où il est invité par Stéphane Grappelli au Carnegie Hall pour jouer quelques morceaux de jazz. On lui fait alors remarquer que la musique jazz pouvait nuire à sa carrière, et qu’en raison de sa conduite, il venait d’être « grillé » par CBS. Tant pis, dira-t-il pour sa défense. Nigel restera tout de même trois années à la Juilliard avant de retourner vivre en Grande-Bretagne.
De cette expérience néfaste, il comprend que c’est le public qui juge en dernier ressort, et que c’est à lui qu’il faut plaire. Le violoniste ne veut pas devenir, comme ses autres confrères, un artiste complètement desséché sur le plan artistique.
Sous la pression conjointe de Yehudi Menuhin et de son imprésario qui voyait en lui un brillant avenir dans la musique classique, Nigel Kennedy finit par céder et renonce à jouer du jazz en public. Cette concession n’efface pas l’esprit critique du violoniste, bien au contraire, car la musique demeure à ses yeux un moyen de communiquer avec les gens, seuls juges en dernière instance.
Nigel, qui se lance dans une carrière de soliste, est à présent seul face à son destin. Il cherche à se faire un nom, à trouver un « public » qui l’estimera pour ses qualités d’interprète. Il accepte alors les contrats sans discuter, à n’importe quel tarif, et ce, malgré un milieu musical obéissant à des valeurs qui lui étaient totalement étrangers ; comme ces mondanités « bcbg » auxquelles il ne peut se soustraire et qui l’exaspèrent au plus haut point.
Sur le plan artistique, le violoniste, qui n’a que 20 ans, bénéficie déjà de critiques élogieuses. Le travail le plus important à faire pour un soliste étant de se forger une personnalité dans ses interprétations, Nigel trouve son inspiration dans le jeu d’Albert Sammons, un violoniste autodidacte. En 1985, l’interprétation du concerto d’Elgar est remarquée et va devenir pour Kennedy son cheval de bataille. Le disque devient « ,Disque de l’année » par la revue Gramophone, avant d’être consacré « Meilleur Disque Classique de l’Année » par la très sélective British Phonographic Industry. De cette reconnaissance suivra l’enregistrement du Concerto pour violon de Tchaïkovski en 1986.
Pour Kennedy, la vie professionnelle commençe à prendre forme. Les contrats sont revus à la hausse, mais malgré tout, une certaine frustration est encore présente. Le violoniste, qui était chez EMI, avait un look qui ne convenait pas et il devait faire des concessions… Heureusement, l'arrivée du nouveau dirigeant de EMI, Rubert Perry, allait tout changer. C'était un homme ouvert et très simple. Perry lui propose alors de rencontrer John Stanley, un imprésario dont il vente ses nombreuses expériences et un professionnalisme à toute épreuve…
À cette époque, Nigel Kennedy se cherche encore. Lors d’un concert, le violoniste s’autorise parfois quelques libertés en mettant au programme Les Quatre Saisons de Vivaldi, des œuvres contemporaines, et du jazz en jouant sur un violon électrique. De quoi surprendre, voire agacer un auditoire aux oreilles délicates. Si le violoniste y trouve peut-être son compte, ce n’est pas l’avis de Stanley qui voit dans ce genre de programme éclectique un danger pour sa carrière. Vouloir conquérir plusieurs publics à la fois est toujours risqué.
John Stanley connaissait bien le monde du show-biz. Par le passé, il avait été l’impresario de nombreux chanteurs et musiciens de rock. Face à un Angel Kennedy quelque peu fanfaron, Stanley incarne le bon sens. Son opinion, qui a un certain poids et la relation de confiance qui unit à présent les deux hommes, canalisent l’énergie débordante du violoniste.
En 1989, l’enregistrement des « Quatre Saisons » va marquer les esprits. Stanley obtient des secteurs « rock » et « classique » de chez EMI qu’ils coopèrent afin de faciliter et dynamiser la promotion de l’album. Cette rencontre entre deux mondes, qui s’opposent sur bien des points, va provoquer un choc salutaire dans les rangs de l’entreprise en stimulant la créativité. Le disque bénéficie alors d’une « promo » digne des disques commerciaux, ce qui lui permet de se hisser rapidement en tête du hit-parade classique. Aussitôt, les médias s’en emparent et Nigel Kennedy devient la vedette de toute une série de manifestations. Les Quatre Saisons devient en peu de temps Disque d’Or.
Pour Nigel Kennedy, la réussite commerciale du disque ne lui fait pas perdre de vue son principal objectif : celui de faire partager à un public toujours plus vaste son enthousiasme et son amour pour la musique. De son côté, Stanley ne ménage pas ses efforts pour secouer le milieu du show business, le public et les médias avec. Nigel Kennedy : « Faire un « tube » avec une œuvre archiconnue, c’est déjà en soi formidable, mais toucher, grâce à la télévision, des millions de personnes supplémentaires qui n’ont pas l’habitude d’écouter de la musique classique, c’est inespéré ! »
NIGEL KENNEDY : CONCERTO POUR VIOLON de Sibelius (premier mouvement)
Au premier regard, la chose qui interpelle en premier chez le violoniste est sa tenue vestimentaire et sa coupe de cheveux. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, ce n’est pas par provocation que le musicien arrive sur scène, vêtue de bric et de broc. L’artiste s’en défend bien, mais il ne peut empêcher les journalistes d’en faire des tonnes et les gens de prendre pour argent comptant les ragots colportés par eux. En revanche, le violoniste a toujours été clair dans ses propos : depuis longtemps, il condamne avec véhémence l’image de l’artiste à l’air sinistre qui porte comme un deuil le compositeur qu’il interprète, tout comme il brocarde le musicien qui se déguise en pingouin pour jouer une sonate.
La musique n’a pas de prix. Pour Nigel Kennedy, pas question de changer de vie. Se produisant dans des grandes salles et vendant des milliers de disques, le violoniste se moque bien de détonner dans son milieu, quitte à choquer. Il n’en a que faire du standing social et des signes extérieurs qui s’y attachent. Depuis ses débuts professionnels, Nigel Kennedy condamne la musique classique pour ses règles occultes, son code de déontologie, comme la tenue vestimentaire qui doit être conforme au rôle joué, telle une pièce théâtrale. Nigel Kennedy : « Tant que l’on n’aura pas compris qu’un musicien est un individu comme les autres, et non un être désincarné, la musique classique conservera une audience limitée. »
Toutefois, il est normal qu'une partie de son public s’étonne de voir une carrière aussi brillante émaillée de quelques collaborations artistiques surprenantes, notamment avec des artistes rock comme Paul McCartney et Kate Bush ; sans oublier certaines adaptations discutables, dont les Light My Fire et Riders On The Storm du groupe The Doors et leurs déluges de cordes.
Nigel Kennedy assume cette transition qui conduit d’un monde musical à un autre. Il est conscient, tout comme l’était Luciano Pavarotti, que cela fait grimper les tirages, et que même si toutes ces dérives musicales ne sont pas indispensables au développement d’une carrière, elles favorisent le contact et la reconnaissance auprès d’un public toujours plus large. N’est-ce pas là l’essentiel ?
Par Elian Jougla (Cadence Info - 11/2013)
(source : Nigel Kennedy – La confession d’un violoniste hors du commun.
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