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EKSEPTION ET SON HISTOIRE, LE CLASSIQUE À LA SAUCE POP

Nous sommes en 1969 et la musique pop ne cesse d'élargir ses influences en mariant le rock à des courants majeurs tels que le blues, le jazz, le folk et la country. Loin de déclarer la guerre à la « grande musique », cette année-là, une formation néerlandaise va rencontrer le succès en démontrant son savoir-faire par l'adaptation de quelques œuvres provenant de compositeurs baroques et classiques. Leur nom : Ekseption.


UN CERTAIN RICK VAN DER LINDEN

Pour raconter l'histoire du groupe Ekseption, nous pourrions dire que celle-ci a débutée sur les bancs de la prestigieuse "Haarlem School of Music" à Amsterdam. Là, un enfant de 13 ans, prénommé Rick, aimait par-dessus tout le piano, sauf son enseignement. Sa rencontre avec l'un des professeurs de l'école d'Haarlem, Piet Vincent, le remettra sur les rails en l'incitant à poursuivre, un encouragement qui sera renforcé par sa découverte de l'orgue à 17 ans. Deux ans plus tard, Rick concluait ses études en récoltant au passage l'éloge de ses professeurs et quelques prix en piano, orgue, harmonie et contrepoint. Le jeune claviériste détenait à présent les clés pour entrer au conservatoire et occuper un poste d'enseignant.

Au dire des proches, Rick avait tout le talent pour se transformer en un brillant pianiste classique. De son côté, il comprennait surtout qu'il devait choisir entre la sécurité de l'emploi ou partir à l'aventure. Pour lui, rien n'était simple, car il éprouvait depuis plusieurs années un intérêt manifeste pour les musiques rock et jazz. De plus, sa tête était traversée par plein d'idées musicales... Ce qui n'arrangeait rien ! Étudiant les maîtres du classique pendant la journée, le soir venu, Rick se métamorphosait en un pianiste de bar mixant valse, ragtime et boogie-woogie.

© flickr.com – Rick van der linden peint par JK. Zeewolde

Après quelques prouesses musicales qui demeureront anonymes, Rick finit par s'engager dans la voie professionnelle en rejoignant un septuor de jazz, "The Occasional Swing Combo", tout en se produisant comme soliste classique avec grand orchestre. Nous sommes en 1966 et le pianiste fête alors ses 20 ans...

Un soir, alors qu'il se produit avec ses amis musiciens, un autre groupe est invité à se produire à son tour. "The InCrowd" est également une formation de jazz qui comprend notamment le trompettiste Rein van den Broek. Celui-ci, en voyant le jeu de Rick est si impressionné, qu'à la fin du concert, il lui propose de le rejoindre dans sa formation... Et, comme la musique demeure à toute heure du jour (et de la nuit) une affaire de communication et d'émotion, le pianiste finit par accepter.

Deux ans plus tard, à Rotterdam, un autre fait capital va se dérouler dans la vie de Rick quand il assistera médusé au concert du trio de rock progressif conduit par le claviériste Keith Emerson, The Nice, première mouture par le style du futur groupe Emerson, Lake & Palmer. Surprise totale pour le jeune pianiste qui s'aperçoit que l'une de leurs ressources provient de leur adaptation de la musique classique, particulièrement des œuvres choisies chez Bach, Janáček, Bartók et Moussorgski. Pour Rick, c'est le déclic, la voie à suivre. Il n'y a plus à chercher. Le pianiste va alors s'associer avec quelques amis musiciens, dont Rein, et prendre en main les arrangements et les compositions. Ekseption venait de naître.


EKSEPTION : "THE FIFTH"

EKSEPTION : "THE FIFTH"

Toute l'originalité du style Ekseption repose sur des mélodies adaptées et présentées le plus souvent au clavier et entrecoupées de courtes improvisations. Tout en s'arrogeant une certaine distance avec The Nice, Rick van der Linden parvient à faire émerger un son à la fois "jazzy", par ses tournures orchestrales, par la présence de souffleurs : Rein van der Broek (trompette, bugle), Rick Remelink et Tony Vos (saxophones, flûte), et pop, par l'association de rythmes syncopés que Rick exécute avec ses différents claviers : piano, orgue Hammond et clavinet. Quant à Cor Dekker (basse) et Peter de Leeuwe (batterie), ils complètent le groupe en assurant l'indispensable soutien rythmique.

À cause du succès considérable rencontré par l'arrangement de la Cinquième symphonie de Beethoven qui sortira en 45 tours avec, en face B, la fameuse Danse du Sabre de l'Arménien Aram Khatchatourian (autre grand succès du groupe), Ekseption est rapidement étiqueté par le public de produire de la «  musique classique en pop ». Ceci est d'autant plus compréhensible et irréversible que la formation appuit sa dynamique et sa personnalité autour de ce créneau. Pourtant, en 1969, dès le premier album éponyme du groupe, des reprises jazz (This Here du pianiste Bobby Timons) et rock (Dharma de Jethro Tull), ainsi que des compositions personnelles signées par Rick, chercheront à démontrer qu'Ekseption ne représentaient pas une formation enfermée dans un cadre exclusivement solidaire du classique, mais qu'elle comprenait aussi des musiciens sachant jouer sur d'autres tableaux. Était-il déjà trop tard pour influencer l'histoire ? Peut-être. Toutes les tentatives pour y échapper seront vaines et le groupe poursuivra dans cette direction malgré plusieurs autres compositions personnelles signées par Rick sur les albums suivants.

© Bert Verhoeff for Anefo wikimedia – Ekseption lors d'une émission télévisée allemande (26 février 1971).

Après un second disque passé quelque peu inaperçu (Beggar Julia's Time Trip, en 1969), comprenant néanmoins un arrangement du Concerto n°1 de Tchaïkovski, l'album Ekseption 3 (1971) tentait encore de s'échapper de la prison dorée du classique avec véhémence. Pour cela, Ekseption avait invité Steve Allet, un chanteur de rock possédant un timbre de voix puissant et percutant, pour interpréter quelques titres, dont le dévastateur On sunday they will kill the world, basé sur le prélude en Do mineur de Rachmaninoff. Pour le reste, on soulignera l'utilisation du clavier Melotron qui venait se rajouter à la panoplie des différents instruments utilisés par Rick (Piece for symphonic and rock group in A min).


EKSEPTION : "PICCADILLY SWEET" (album 00.04 – 1971)

00.04 : L'APPORT DU LONDON SYMPHONY ORCHESTRA

L'album 00.04 (1971) demeure le disque le plus ambitieux du groupe en invitant le "London Symphony Orchestra" pour une suite qui occupe une partie non négligeable de la face B du 33 tours (Piccadilly Sweet). Cette longue pièce qui dure plus de 13 minutes, composée et orchestrée par van der Linden, constitue une sorte de montage naviguant dans une esthétique assez indéfinissable par l'apport de ses diverses influences, classique et jazz. Malheureusement, cette sorte de troisième courant qui n'en porte pas le nom et dans laquelle s'engouffre l'excellent orchestre londonien avec ses cordes et ses cuivres, ne parvient nullement à élever cette Piccadilly Sweet de ses faiblesses dues à une construction décousue. On relèvera cependant dans ce quatrième album, une version toute personnelle de la reprise du titre Monlope de l'organiste Jimmy Smith sur la face opposée.

©  – Présentation du nouvel LP d'Ekseption 5, avec les membres du groupe, Rick van der Linden tenant son fils dans ses bras et Rein van der Broek présentant la pochette du disque (11 septembre 1972)

Ekseption 5 (1972) est certainement le meilleur album du groupe. On y trouve ainsi, en clin d'œil, une reprise d'un titre de Keith Emerson, For exemple, et des variations sur Bach (Siciliano en sol et Vivace du concerto pour orchestre en la mineur). On remarque également l'emploi, pour la première fois, des synthés Moog, dont l'usage est présent dans une longue pièce rebondissante intitulée Migbar Session.

En 1974, avec la sortie du sixième album, Trinity, le groupe marque le pas. Une sorte d'essoufflement était là et les divers changements de personnel allaient inciter van der Linden à déserter le navire avant qu'il ne sombre. Pourtant, jusqu'en 1973, Ekseption réalisera de grandes tournées, principalement à travers l'Europe, en étant acclamé par la critique (1). Son influence sur le rock progressif des années 70 sera significative, et ce, malgré son manque de notoriété aux États-Unis. Cette usure prématurée peut s'expliquer d'une part par le choix des œuvres classiques qui s'amenuise (si l'on excepte la Toccata de Bach présente dans ce disque), et d'autre part par ce sentiment que le filon a été suffisamment exploité pour ne plus produire de véritables surprises.

1. L'une des preuves de la popularité du groupe Exception en France sera son utilisation comme bande-son dans le film de Gérard Pirès, Fantasia chez les ploucs, en 1971, une comédie satirique avec Jean Yanne, Lino Ventura et Mireille Darc.


EKSEPTION : "SMOKEY SUNSET" (album "Bingo" – 1974)
Hans Jansen : keyboards / Rein van den Broek : trumpet / Jan Vennik : saxophones, flute, clarinet / Cor Dekker : bass guitar / Pieter Voogt : drums, percussion.

LA SECONDE VIE D'EKSEPTION

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L'aventure d'Ekseption continue cependant après le départ de son « père fondateur » (remplacé aux claviers par Hans Jansen). C'est son ami des premiers jours, Rein van der Broek, qui reprend les commandes. Dès l'album Bingo (1974), le groupe reformé imprime sa voie en prenant un peu de distance avec le classique pour se diriger vers du jazz-rock (Smokey Sunset) et du rock progressif (Bingo Bingo). La musique construite par Ekseption devient alors beaucoup plus technique, moins commerciale, aux dépens d'une inventivité grandissante.

De son côté, Rick van der Linden forme le groupe Trace, un trio sur le modèle des Nice. Trois albums voient le jour : Trace (1974), Birds (1975) et White Ladies (1976), avec quelques musiciens récupérés d'Ekseption. Toutefois, l'histoire de Rick avec Ekseption n'est pas terminée, puisque le claviériste réintègre la formation avec l'album Ekseption 1978. Le manque de réussite de Trace avait certainement incité le pianiste à réviser sa position, estimant peut-être que cette échappée prématurée avait représenté une erreur. Pourtant, sa présence dans les rangs d'Ekseption ne modifiera en rien la lente descente déjà entamée par le groupe. Chaque réunion périodique sera moins réussie que la précédente et l'aventure du groupe s'achèvera avec la mort de Rick survenue en 2006 ; le live Réunion enregistré en 1994 soldant la discographie du groupe.

EN CONCLUSION

Aujourd'hui encore, grâce à Internet, la musique d'Ekseption continue d'être écoutée par de nombreux fans de rock progressif à travers le monde. Cet engouement est dû pour l'essentiel au travail d'écriture laissé par Rick van der Linden qui, par son tempérament fougueux et sa détermination, a permis à des œuvres classiques associées à des rythmes pop de cohabiter et d'exister en parfaite harmonie à travers un unique élan. Certes, avec le recul, la formule développée par ce groupe a mal supporté le poids des années. Ses arrangements rocks néoclassiques, ses relances rythmiques et ses riffs de cuivres, proviennent d'une époque glorieuse qui n'a plus vraiment court de nos jours dans la musique rock, même en cherchant bien !

Par Elian Jougla (Cadence Info - 06/2023)

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