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CLASSIQUE / TRADITIONNEL

MODESTE MOUSSORGSKI, BIOGRAPHIE PORTRAIT DU COMPOSITEUR

Ses deux opéras le placeront auprès de Monteverdi, Wagner, Debussy. Sans souci des formes et du langage traditionnel, il créera le drame humain dans lequel il campe l'homme tel qu'il est. Chez lui, la musique se confond avec la vie quotidienne. Du point de vue mélodique, il a essayé de faire parler ses personnages sur la scène comme ils le font dans la vie. Pour cela, il étudia le langage humain et chercha à modeler sur lui la mélodie. Ce n'est pas du récitatif : C'est le langage qui devient chant… Son œuvre lyrique est prolongée par trois cycles de mélodies dont le plus significatif, Chants et Danses de la Mort, constitue un joyau de l'art mélodique du 19e siècle.


MOUSSORGSKI, UN ÉLÈVE BRILLANT

Né à Karevo en 1839, province de Pskov, Moussorgski grandit dans une famille de la vieille noblesse. Comme de nombreux enfants russes issus de la « bonne société », l’enfant suit une éducation européenne dans l'école à la mode de Saint-Pétersbourg. Il y apprend le français et l'allemand, et étudie le piano avec M. Herke, pianiste de Sa Majesté et professeur au Conservatoire impérial.

Moussorgski se révèle un élève brillant, et s’il fait connaissance avec les œuvres de Beethoven ou de Rossini, il conserve pour les chants populaires de son pays un profond attachement : « Cette intimité avec le génie du peuple et les formes de sa vie donna la première et la plus forte impulsion à mes improvisations musicales au piano. » À l'âge de quatorze ans, il compose fièrement sa première œuvre : la Polka des aspirants...

Il dira : « C'est le peuple russe que je veux peindre. Quand je dors, je le vois dans mes rêves, quand je mange, c'est à lui que je pense, quand je bois, c'est lui qui m'apparaît dans toute sa réalité, grand, énorme, majestueux, magnifique, sans fard et sans clinquant. »


LA RENCONTRE AVEC BALAKIREV

Portrait de Modeste Moussorgski par Ilia Répine, peint seulement quelques jours avant la mort du compositeur en 1881.

Très à l’aise dans les lieux mondains, il fréquente les soirées musicales du compositeur Dargomyjski et y découvre une musique dont il ne soupçonnait même pas l'existence. Dans son enthousiasme, il réclame des leçons à Balakirev ; ce dernier, persuadé que Moussorgski incarnera le Schumann russe, le pousse à écrire pour le piano. Docile, Moussorgski s’exécute et, en dehors de quelques projets abandonnés en cours de route, le jeune musicien écrit de nombreuses mélodies qu'il ne soumet pas toujours au tyrannique Balakirev.

À partir de 1857, conseillé par le critique d’art Stassov, Moussorgski parcourt des textes d'opéras et se plonge dans quelques recherches historiques. L’année suivante, il démissionne du régiment afin de pouvoir se consacrer entièrement à la musique. Il s'adonne à l'étude et compose peu, d'autant plus qu'il traverse une crise d'angoisse et de mysticisme. Ces crises, qui se multiplieront, sont les premières alertes d'un mal — sans doute l'épilepsie — qui l'emportera.

À partir de 1861, il s’échappe de l'emprise de Balakirev, mais l’abolition du servage le ruine et l'oblige à prendre un emploi dans l'administration. C'est à cette époque que Moussorgski, imprégné des idées de Proudhon et de Tchernychevski, fonde avec cinq camarades une « Commune » : ils partagent le même appartement et échangent leurs enthousiasmes au cours de soirées passées en commun.


UNE NUIT SUR LE MONT CHAUVE

La composition de quelques belles mélodies (La Nuit d'après Pouchkine, Berceuse sur un texte d'Ostrovski, Le Séminariste) correspondent à un premier grand cycle d’œuvres, les Enfantines, qu’il terminera en 1870 et qui comprend sept pièces pour chant et piano. Moussorgski réussi à peindre l'âme enfantine avec une grande précision. Musicalement, le caractère de chaque mélodie, de cette liberté n'échappera pas à Debussy et sera même déterminante.

Cependant, la lecture d'un ouvrage sur la sorcellerie donne un nouvel élan à Moussorgski qui termine en 1867 Nuit sur le Mont-Chauve, un poème symphonique dont les premières ébauches datent de 1859. « J'ai composé ma Nuit de la Saint-Jean d'un seul trait, en douze jours, directement au propre. Je l'ai achevée la nuit de la Saint-Jean, ne pouvant pas dormir. [...] J'ai disposé l'orchestre en groupes isolés : l'auditeur comprendra sans peine, car le contraste entre les cordes et les cuivres est très accusé. J'estime que le sujet ne peut être traité que de cette manière : des groupes d'instruments qui s'appellent, se répondent et, à la fin, s'unissent, de même que toute la racaille diabolique. »

La musique pure n'intéressait pas spécialement Moussorgski, et s’il esquissa dans sa jeunesse une symphonie qui devint plus tard Une nuit sur le Mont Chauve, comme dans le drame écrit, la musique devait raconter quelque chose. Malheureusement, le manuscrit original ayant été égaré, c’est en s’appuyant sur quelques traces recomposées par son ami Rimski-Korsakov après la mort de Moussorgski qu’Une nuit sur le Mont Chauve retrouvera une seconde vie.


L'OPÉRA BORIS GODOUNOV

En 1870/71, Moussorgski travaille sur son opéra Boris Godounov, dont il écrira plusieurs versions. Dans ce cadre, le compositeur ne s'est pas contenté de mettre en musique le texte de Pouchkine. Il ne compose d'ailleurs jamais « sur » des paroles mais « avec » elles, loin de la conception d'un Franz Schubert dont l'art consiste à suggérer le climat affectif du poème. Moussorgski déclarera : « Je prévois un nouveau type de mélodie qui sera celui de la vie. À grand-peine, j'ai pu réussir un type de mélodie imitant celui du discours. Un jour, tout d'un coup, le chant ineffable s'élèvera, intelligible pour tous. Si je réussis, je serai un conquérant en art. » (1) D'autre part, Moussorgski, qui manifeste une certaine indépendance vis-à-vis des textes utilisés, intercale dans Boris — sans hiatus — des vers de son cru.

L'opéra de Moussorgski est construit sur un vaste mouvement dont la force impulsive n'est autre que le peuple russe. Enfin, certains passages musicaux sont empruntés à des chants russes retrouvés par Moussorgski et Stassov dans de vieilles collections : la chanson de Varlaam à l'auberge, le chœur du peuple révolté au quatrième acte. Mais généralement, Moussorgski préfère inventer ses thèmes, quitte à leur donner une tournure populaire.

Estimant que le drame lyrique est un spectacle complet, où tout doit contribuer à provoquer l'émotion du spectateur — musique, paroles, décor, mise en scène —, Moussorgski campe des personnages profondément humains, qui par là même deviennent symboliques. Nous retrouverons ce même esprit dans certaines œuvres de Stravinsky, et spécialement dans Noces.

Il faut écouter Boris Godounov dans sa version originale ; et non dans la révision de Rimski-Korsakov qui supprime systématiquement toutes les âpretés voulues par Moussorgski et « banalise » l'orchestration ; et guère davantage dans la révision postérieure de Chostakovitch. Cette œuvre est l'un des « monuments » musicaux qui traversent intacts tous les pays et toutes les époques.


LA KHOVANSTCHINA

La dislocation du « Groupe des Cinq » — mariage et académisme de Rimski, vie agitée de Borodine, retraite volontaire de Balakirev — ne manque pas d'abattre Moussorgski qui supporte mal sa solitude et se laisse aller à la boisson. Il réagit néanmoins en travaillant d'arrache-pied. Depuis 1869, toujours passionné par le drame populaire, il étudie les documents historiques concernant le schisme entre « vieux croyants » et « nouveaux croyants » qui déchira la Russie au 17e siècle.

Moussorgski s'exprimera tout entier dans la Khovanstchina, lui, le partisan de la « vieille Russie » attachée à sa culture, lui qui se défie des importations occidentales : dans ce nouvel opéra mis en chantier en 1872, les sectaires et le peuple ont droit à des mélodies grandioses ; alors que l'Occident et même les « boyards » sont représentés par une musique plate et stéréotypée.

Rimski retrouvera dans les papiers de Moussorgski l'opéra de la Khovanstchina inachevé et sans instrumentation, à l'exception de quelques scènes. Il le terminera et le fera exécuter, après bien des difficultés, en 1886 par une troupe d'amateurs. Reprise à Paris en 1913 grâce aux bons soins de Serge de Diaghilev, la Khovanstchina sera alors remaniée par Ravel et Stravinsky.

À partir de 1873, Moussorgski se lie d'amitié avec le poète Golénistchev Koutousov. De cette amitié naissent les mélodies les plus déchirantes et les plus belles de Moussorgski, groupées en deux cycles : Sans soleil — dont la dernière pièce, l'Errant, était considérée par Debussy comme son chant du cygne, « pure essence de la musique » — et les Chants et danses de la Mort.

Pour Moussorgski, disciple de Darwin, la mort représente l'anéantissement de l'être. Il a trouvé, dans les textes de Golénistchev, un visage révoltant de la mort qui, enjôleuse, cynique, entraîne avec de belles paroles l'enfant malade (Berceuse), la jeune fille (Sérénade), le paysan ivre (Trépak), et le chef d'armée, vers un vide éternel. Au cours de ces années fécondes, Moussorgski mène de front plusieurs partitions, parmi lesquelles figurent Les Tableaux d'une Exposition.


LES TABLEAUX D’UNE EXPOSITION

Très affecté par la mort de Victor Hartmann, architecte, aquarelliste et maquettiste de théâtre, Moussorgski décide, après avoir visité l'exposition rétrospective organisée par Stassov en 1874, de rendre un hommage musical à son ami disparu.

Écrite pour le piano, l'œuvre comporte dix « tableaux » séparés entre eux par des « promenades » qui, bien que différentes à chaque reprise, assurent la continuité de la visite. Leurs diverses transformations correspondent à l'évolution psychologique du spectateur, en l'occurrence Moussorgski lui-même.

Les Tableaux d'une Exposition sont plus connus dans l'orchestration de Maurice Ravel que dans leur forme originale pour piano. Les pianistes leur reprochent précisément de ne pas être « pianistiques », pourtant, on sait que Moussorgski était un exécutant remarquable. L'écriture des Tableaux n'est donc pas malhabile, comme certains le laissent entendre. Elle est nécessitée par l'expression musicale, et la richesse de l'œuvre vient justement de cette liberté vis-à-vis du clavier, traité davantage comme un orchestre que comme un instrument de virtuosité.

Durant la même période, Moussorgski compose de nouveaux cycles de mélodies, ainsi que La Foire de Sorotchintsy, opéra-comique d'après Gogol, tour à tour abandonné puis repris et finalement interrompu par la mort.


LA FIN ANNONCÉE

Mis à la porte de son appartement, Moussorgski est hébergé par un bon vivant, Naoumov, qui malheureusement l'entraîne dans ses orgies. Ses amis, Ludmilla Chestakova, Stassov et Balakirev qui a refait surface, s'inquiètent, d'autant plus que Moussorgski les fuit afin de cacher sa faiblesse. Un sursis cependant : Ayant démissionné de son emploi administratif, Moussorgski décide de gagner sa vie en faisant de la musique et accompagne une cantatrice, Daria Léonova, dans ses tournées.

En 1880, il participe, avec la Prise de Kars, à la dernière tâche commune des « Cinq », honorant une commande pour le vingt-cinquième anniversaire du règne d'Alexandre II. Au cours d'un hommage à Dostoïevski, une semaine après la mort de l'écrivain, Moussorgski improvise un glas au piano. C'est sa dernière apparition publique. Hospitalisé, il meurt le 16 mars 1881 d'avoir voulu fêter son anniversaire en buvant une bouteille de cognac.


MOUSSORGSKI : HOPAK

L’HÉRITAGE MOUSSORGSKI

La profession de foi de Moussorgski est que l'art est un moyen de communication entre les hommes, la musique représentant un mode d'expression aussi perceptible que la parole. Mais pour cela, l'art, prodigieusement vivace et nourri d'une perpétuelle recherche, ne doit mériter à aucun moment le reproche dont il accable la musique. Admise par la société de son époque, deux facteurs essentiels gouvernent toute la musique russe : la vogue et l'esclavage du passé.

Moussorgski remarque très justement que les lois créées par les Beethoven, Berlioz, Liszt, sont soumises à une constante évolution, comme tout l'univers spirituel de l'homme. C'est pourquoi il considère comme conventionnelle et répressive une technique musicale déterminée une fois pour toutes par les cervelles occidentales d'une période historique limitée et figée dans des traités d'enseignement.

« Je ne suis pas d'avis, écrit-il, que toute étude soit nécessairement de l'obscurantisme ; toutefois le libre développement, l'épanouissement sans entraves de dons naturels qui gardent leurs racines saines et vigoureuses m'est infiniment plus sympathique qu'un dressage scolaire ou académique. » (1) Déclaration vieille de plus d'un siècle et pourtant d'une étonnante actualité !

Si d'aucuns se permettent — au nom des sacro-saintes lois harmoniques admises par "Ses traités" — de critiquer tel enchaînement d'accords des Tableaux d'une Exposition, tout en feignant une souriante indulgence envers « l'autodidacte », ils ne peuvent nier la grandeur d'une œuvre qui échappe à l'analyse « administrative ».

Modeste Moussorgski a donné à ses successeurs le droit de revendiquer la liberté vis-à-vis des formes et du langage. Elle a été saisie au vol par un Debussy ou un Stravinsky qui ont, à leur tour, transmis cette fièvre de recherche au 20e siècle.

Par PATRICK MARTIAL (Cadence Info - 08/2016)
(1 : source M. Reverdy - Histoire de la musique occidentale - Ed. Fayard)

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