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CLASSIQUE / TRADITIONNEL

KARLHEINZ STOCKHAUSEN, BIOGRAPHIE D'UN COMPOSITEUR AUX ŒUVRES DANTESQUES

Avec sa musique électronique, son gigantesque opéra Licht plus long que la Tétralogie de Wagner ou son quatuor à cordes avec hélicoptères, Karlheinz Stockhausen a été durant le 20e siècle un compositeur d'une puissance visionnaire exceptionnelle. Il est l’un des deux grands chefs de file du mouvement musical depuis la Seconde Guerre mondiale avec Pierre Boulez.


UNE ENFANCE TRAGIQUE

Karlheinz Stockhausen est né non loin de Cologne, le 22 août 1928, dans une Allemagne déboussolée qui allait sombrer quelques années plus tard dans la barbarie nazie. Peut-on alors imaginer enfance et adolescence plus tragique que celle du jeune Karlheinz ? Une mère neurasthénique assassinée, victimes de la politique d'euthanasie des handicapés mentaux entreprise par le Reich, un père disparu dans la tourmente de la seconde guerre mondiale, et une noire misère qui obligera l’enfant de 16 ans à devenir brancardier, mettant une croix sur ses études de piano et de violon entamées au collège de Xanten (Rhénanie).

« Je suis, soi-disant, un " artiste arrivé ". J'appartiens à l'establishment et, bien sûr, je suis " de droite ". Quelle bêtise ! Est-ce qu'il a donc été vain que l'on soit venu emmener ma mère, alors que je parlais à peine, pour l'assassiner par décret d'État, uniquement parce qu'elle représentait une bouche inutile en temps de guerre ? Vain que mon père soit mort au bout de six ans d'armée, et de la mort que l'on dit être celle des héros ? Vain d'avoir été battu, enfant, par tous les étrangers imaginables, d'avoir, à seize ans, vécu jour après jour, dans un hôpital du front, les plus inhumaines cruautés, la mort pathétique de milliers de blessés graves, de brûlés par le phosphore, de corps atrocement mutilés ? Vain d'avoir vu des jeunes gens de mon âge, des vieillards, des civils et de prétendus déserteurs pendus aux fils téléphoniques ? Vain d'avoir croupi, des années durant, dans les abris souterrains, d'avoir respiré la puanteur de trente, quarante, cinquante mille cadavres dans des villes rasées ? Vain d'avoir été tour à tour manœuvre, ouvrier d'usine, voleur de pommes de terre et de charbon puis, cinq autres années et chaque nuit, pianiste de cabaret pour trafiquants de marché noir et soldats d'occupation ? Vain d'avoir, depuis la fin de cette grande guerre, vécu le rétablissement écœurant et vorace du miracle économique, l'immense oubli, la peur de la bombe atomique, les expulsions, les tortures, l'oppression exercée sur tant de pays par tant de petites guerres, et d'avoir vécu tout cela en n'ayant que son impuissance à y opposer ? Établi ? Arrivé ? Mais à quoi donc, s'il vous plaît ? » (K.S. 1971.)

L'intérêt de ce texte rédigé en 1971 n'est pas anecdotique, car il permet de comprendre comment le jeune Stockhausen a éprouvé, et la guerre n'est pas étrangère au fait que nous arrivons à une véritable période de mutation pour l'homme, éclairant par ce biais le projet et la vision artistique du futur compositeur :« Un compositeur, que peut-il faire de mieux que de créer des univers musicaux qui soient plus qu'un simple reflet de l'humanité contemporaine telle qu'elle est, mais où se manifeste la vision d'un monde meilleur et dans lesquels les sons, les fragments, les " objets trouvés " se réconcilient les uns avec les autres pour réaliser tous ensemble ce Seul Monde qui rejoint la mission divine de l'Unité ? » (K.S. 1971.)

© Claude Truong-Ngoc - Karlheinz Stockhausen (1980)


UN MAESTRO DE L’UNIVERS

Au lendemain de la guerre, Stockhausen se lance dans des petits boulots de survie : ouvrier, serveur, joueur de piano-bar. Mille jobs accompagnés de mille misères. Mais la musique le tenaille. Le déclic se produit en 1951, aux fameux cours d'été de Darmstadt, quand il découvre l'œuvre d'Olivier Messiaen et ses recherches sur le traitement des sons.

Après ses études musicales à Cologne, Stockhausen vient à Paris en 1952. Il est déjà l'auteur de plusieurs partitions (Kreuzspiel en 1951, Schlagtrio et Punkte en 1952). Dans la capitale parisienne il devient l'élève de Milhaud et surtout de Messiaen, l’un des compositeurs les plus influents de la musique contemporaine, avant de faire la connaissance du Groupe de Musique concrète de la RTF et de se lier d'amitié avec Pierre Boulez, Luigi Nono, Luciano Berio et surtout Pierre Schaeffer, auprès duquel il s'initie à la musique électronique encore balbutiante.

Stockhausen renonce très vite à la technique sérielle pour se lancer sur des itinéraires aussi audacieux que variés. « Je suis très curieux de nature, tout ce qui ne m'est pas familier m'attire », dira-t-il plus tard. En 1963, il occupe le poste de directeur du studio de Radio-Cologne. Ses recherches, particulièrement manifestes dans des œuvres comme Gesang der Jünglinge en 1956 ou Kontakte en 1960, détermineront de nouvelles orientations dans un langage sonore encore en gestation.

Karlheinz Stockhausen apparaît comme un compositeur au carrefour des musiques passées, présente et future, tant le musicien s'intéresse à tous les courants surgis au cours du 20e siècle. Tout chez lui est diablement excessif : son inspiration galopante avec plus de trois cent soixante œuvres, sa mégalomanie, sa puissance visionnaire comme la diversité de son inspiration.

Stockhausen représenterait à coup sûr une version moderne du baroque allemand dans son aspect explosif, sa projection dans l'espace, caractères que l'on retrouve dans ce qu'il faut bien appeler l'aventure créative de Stockhausen, flamboyante jusqu'au mysticisme. Par rapport à ses collègues appliqués de l'après-guerre, le compositeur Karlheinz Stockhausen fait figure de prophète ou de mage cosmique en étant aux frontières de l'inimaginable et de la folie douce, dans cet interstice dans lequel se glissent les créateurs d'exception.

Concernant l'écriture de Stockhausen, il est intéressant d'en suivre les étapes à travers la musique aléatoire de ses Klavierstücke, onze pièces pour piano composées de 1952 à 1956 et dans lesquelles il expérimente ses idées sur le temps, la durée, l'aléa, etc. Au fil de son œuvre gigantesque, Stockhausen ne cessera d'expérimenter : le sérialisme (Kreuzspiel, 1951), l'électronique (Studie, 1953), le pointillisme (Punkte, 1952-1962, et Kontrea-Punkte, 1953), les effets de masse (Gruppen, 1955-1957), le collage et les citations (Momente pour soprano, quatre ensembles vocaux et treize instrumentistes, 1962) ou Mixtur (1964), une œuvre dans laquelle les timbres des instruments sont transformés par des appareils électroniques appelés modulateurs en anneaux, ou encore le théâtre musical (Original, en 1961, élargissant toujours le rôle de l'instrumentiste) et la musique méditative (Stimmung, 1968).

Le compositeur se fait aussi le promoteur d'une musique libertaire, non écrite et sans partition, laissée au bon plaisir des musiciens de l'orchestre qui suivent, sous la direction du chef, de simples indications (« plus fort », « plus grave ») ou carrément surréalistes (« produire un son au rythme de l'Univers »), donnant des résultats saisissants (Aus den sieben Tag, 1968).

Autre approche, celle du temps musical qui deviendra aussi l'une des préoccupations majeures de Stockhausen... Dans Zeitmasse (1956) pour petit ensemble instrumental, les interprètes jouent simultanément dans des tempos différents, l'un accélérant alors que l'autre par exemple ralentit, ce qui conduira à une toute nouvelle conception de la musique instrumentale.


LE PASSAGE À L’ENSEIGNEMENT

Dans les années 60, Stockhausen voue une grande partie de son temps à l'enseignement, à stimuler de nombreux disciples. En 1964, il fonde un petit groupe d'interprètes destinés à pratiquer musique électronique et musique instrumentale. Ses cours à l'étranger le mènent jusqu'aux Indes et à Bali dont les civilisations l'impressionnent profondément et suscitent des œuvres empreintes de mysticisme comme Inori (1973-1974) pour deux solistes et grand orchestre que Stockhausen sous-titrera « Adoration ».

Après avoir traversé en 1968 une grave crise personnelle qui l'a mené, dit-il, aux portes de la mort et du suicide, Stockhausen se forge une nouvelle philosophie, « suprareligieuse ». En 1970, pendant 183 jours, à raison de cinq heures et demi par jour, il exécute ses propres œuvres avec vingt solistes de cinq pays différents.

Lors de l'Exposition universelle d'Osaka, la musique électronique de Stockhausen est présente dans l'auditorium du pavillon allemand. D'après les statistiques japonaises alors recueillies, ce sont près de cinq millions d'auditeurs qui prendront à cette occasion connaissance de sa musique. Faut-il y voir ainsi une relation de cause à effet ? Toujours est-il que l'intention cosmique se développe dans la création de Stockhausen.

À la fin des années 1970, le goût proverbial de Stockhausen pour le changement, souvent comparé à celui d'un Picasso, et qui l'a conduit à des extrêmes entre musique non écrite (période intuitive, où la partition se réduit à quelques lignes de texte incitatif) et musique hyper déterminée et calculée (telle celle de Montra pour deux pianistes, 1970) se stabilisera sur un certain nombre de très vastes projets, unissant la mystique, les nombres, et une symbolique toute personnelle.


STOCKHAUSEN : KLAVIERSTUCK XI
Pierre-Laurent Aimard, piano (Frankfurt, Allemagne - 11 fevrier 2016)

DEUX ŒUVRES SINGULIÈRES

UN OPÉRA INTITULÉ « LICHT »

Stockhausen est le compositeur de l'œuvre la plus gigantesque de l'histoire de la musique occidentale : un opéra intitulé Licht (« lumière »), qui se décline sur sept jours - mieux que Wagner avec sa Tétralogie ! Le fil et la cohérence du livret sont assez difficiles à suivre, mais peu importe, puisque Licht raconte... tout, absolument tout ! L'histoire de la permanence divine et de la Création, chaque journée de la semaine devant être perçue dans ses multiples dimensions : inscrite dans l'ordre cosmique (lundi, jour de la lune ; mardi, jour de la planète Mars, etc.), elle représente ou symbolise une couleur, un matériau, un parfum, un sentiment humain et même... une forme de sexualité !

Cet opéra, imaginé en 1977 dans le jardin d'un monastère, à Kyoto, pourrait figurer au Guinness des records : vingt-six années de travail, des centaines de pièces écrites et créées au compte-gouttes, une représentation étalée sur une semaine... qui a donc de grandes chances de ne jamais pouvoir être montée dans son intégralité ! Car certaines séquences sont réputées injouables, comme le deuxième acte du Jeudi de lumière, durant lequel une sphère gigantesque symbolisant notre planète est censée évoluer en rotation au-dessus des spectateurs - un globe gigantesque, muni d'une ouverture télécommandée laissant apparaître un trompettiste soliste dialoguant avec les autres musiciens. Autant dire qu'il faudrait construire un bâtiment spécial, haut de plafond, équipé d'une technologie ultramoderne, avec toit ouvrant, fosse d'orchestre amovible et sièges escamotables !


UN QUATUOR À CORDES… AVEC HÉLICOPTÈRES

Mais Stockhausen a fait plus fort encore : son quatuor à cordes... avec hélicoptères (Helîkopter-Streich-quartett), temps fort du Mercredi de lumière. Chaque membre du quatuor est embarqué dans sa machine volante pendant une demi-heure, le temps de jouer sa partition, au rythme de la rotation des pales et dans le boucan des moteurs. Les quatre engins sont reliés à une console, où officie le maître en personne, qui renvoie la musique dans les enceintes disposées dans la salle de concert. Frissons garantis. Farce pour certains, musique ludique pour d'autres, intuition visionnaire pour d'autres encore, ce quatuor à cordes repousse évidemment les limites du genre.

UN ESPACE À SA GLOIRE

Stockhausen était un être exigeant et provocateur. Il avait horreur du monde actuel, envahi de bruits, d'argent et de mauvaises musiques. Le musicien avait trouvé comment y échapper : transformer la petite ville de Kûrten, près de Cologne - où il vivait joyeusement en compagnie de femmes, maîtresses, famille(s) et admirateurs - en centre de production « ad majorem Stockhauseni gloriam » (« à la très grande gloire de Stockhausen »).

Dans ce lieu, il devait produire et diffuser ses propres disques, éditer ses partitions et tourner des films sur son œuvre. Il stocka également ses archives personnelles et tout ce qu'il pouvait glaner de documents écrits sur lui, avant, paraît-il, de les consigner dans des conteneurs destinés à être profondément enfouis dans le sol des cinq continents. Histoire, peut-être, de survivre à l'inéluctable Apocalypse à venir.

Stockhausen était l'un des créateurs les plus atypiques qui soit. Disparu en 2007, le compositeur n’a pas à ce jour encore trouvé de successeur digne de rivaliser avec sa folie et ses visions sonores dantesques, ce qui est peut-être fort regrettable dans un paysage musical qui, de nos jours, cultive des valeurs trop conventionnelles.

Par Patrick Martial (Cadence Info - 03/2020)

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