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CLASSIQUE / TRADITIONNEL

CLAUDE DEBUSSY ET SES ŒUVRES AUDACIEUSES

Cette page est la suite de Claude Debussy, une vie consacrée à la musique

Claude Debussy était un compositeur attaché à son terroir. Pourtant, aucune de ses œuvres n'aura de difficultés à franchir les frontières et à s'imposer à l'étranger. Debussy aura eu le privilège de faire connaître dans le monde entier quelques-unes des facettes les plus rares et les plus fines de la sensibilité et de l'intelligence françaises.


LE 'PRÉLUDE À L’APRÈS-MIDI D’UN FAUNE'

En 1892, Debussy commence à travailler sur une œuvre symphonique inspirée par le célèbre poème de Mallarmé : l'Après-midi d'un faune. La composition tripartite comprend un prélude, un interlude et une paraphrase, mais seul le prélude est composé. Son exécution, en 1894, vaut au compositeur son premier grand succès.

Dans le Prélude à l'après-midi d'un faune, la liberté de la structure participe à la fois de la forme-sonate, de la forme-lied et du procédé de la variation. Le prélude s'allie à une merveilleuse souplesse orchestrale. L’utilisation subtile des cordes est chargée de façonner les différents éclairages, tout cela dans une profonde unité de langage.


DEBUSSY : PRÉLUDE À L’APRÈS-MIDI D’UN FAUNE

'PELLÉAS ET MÉLISANDE', ET LES 'NOCTURNES'

Un soir de mai 1893, Debussy sort des Bouffes parisiens tout empli des répliques de la nouvelle pièce de Maeterlinck, Pelléas et Mélisande. À la recherche, depuis ses années de Conservatoire, d'un poète sachant « dire les choses à demi », Debussy vient de découvrir enfin le texte idéal pour composer son opéra. La pièce est une transposition du mythe de Tristan et Iseult, l'amour irrésistible de deux jeunes gens, interdit par la présence d'un époux âgé et violemment jaloux, ne peut s'accomplir que dans la mort.

Debussy repousse les critiques de son ami Pierre Louÿs hostile à ce choix et finit par obtenir l'autorisation de Maeterlinck pour élaborer son opéra. L’aboutissement de l’œuvre va durer presque dix ans. Entre-temps, d'autres pièces d'importance voient le jour : les Chansons de Bilitis, les Nocturnes pour orchestre et la suite Pour le piano.

Claude Debussy (portrait 1908)

Les trois Chansons de Bilitis (la Flûte de Pan, La Chevelure, le Tombeau des Naïades) sont composées en 1897 sur des textes de Pierre Louÿs. L'écrivain, en effet, avait écrit de délicieux pastiches de poèmes grecs, affirmant n'avoir fait que la traduction d'un texte ancien inconnu jusque-là. La musique procède d'un sentiment ambigu, faite à la fois de réserve faussement candide et d'audacieuse impertinence. La première audition a lieu en 1900 avec le compositeur au piano.

Deux ans plus tard, Debussy écrit les Nocturnes qui sont à l'origine du mythe de la « musique impressionniste ». En fait, à la fin du 19e siècle, on taxait d'impressionnisme tout ce qui frisait l'avant-garde. Créés en deux étapes, les Nocturnes obtiennent un grand succès. Leur mérite tient surtout à l'instauration d'un prodigieux décor orchestral propre à chaque pièce : un orchestre sans cuivres pour Nuages qui déroule son lent cortège d'accords autour d'une partie centrale animée par le dessin d’une flûte ; un brillant scherzo pour Fêtes, véritable exaltation de rythmes ; et, pour Sirènes, un chœur de voix de femmes que Debussy a traité de façon instrumentale, le mêlant étroitement à l'orchestre.

Dans la suite Pour le piano (1901) - Prélude, Sarabande, Toccata -, Debussy fait montre d'une volonté d'archaïsme, cherchant à retrouver la tradition des clavecinistes du 18e siècle. Par ailleurs, il use du procédé de la répétition mélodique, le renouvelant par des éclairages harmoniques toujours différents.

Le 27 avril 1902, après bien des difficultés dont la moindre n'est pas la querelle avec Maeterlinck, c'est la création de Pelléas et Mélisande à l'Opéra-comique. Avec ses cinq actes et ses dix-neuf tableaux, le compositeur a adopté musicalement la technique wagnérienne de la continuité : les scènes s'enchaînent sans interruption, reliées par des interludes. Les leitmotive, plus élaborés que chez Wagner, parfois véritables thèmes qui s'attachent aux personnages, évoluent selon la progression psychologique. Le style vocal, proche d'un récitatif mélodique, linéaire, sans grands écarts, respecte le phrasé et l'accentuation de la langue française. La rythmique très souple, l'orchestration subtile soutiennent une rare intensité dramatique ; tout est seulement suggéré, rien ne s'affirme sur un quelconque « effet ».

Durant la première représentation, le chahut est tel que la police doit intervenir. À la réplique de Mélisande « Je ne suis pas heureuse », toute la salle hurle : « Nous non plus. » Seuls, quelques esprits d'élite, Valéry, Mirbeau, Régnier, Toulet, osent prendre la défense du compositeur, qui, barricadé dans le bureau du directeur, ne veut voir personne. Courageusement, le chef d'orchestre, André Messager, tient la baguette jusqu'au bout, puis s'effondre, en larmes, derrière le rideau baissé. Le directeur du Conservatoire, Théodore Dubois, interdit aux élèves d'assister aux représentations. Et Vincent d'Indy d’écrire : « Cette musique ne vivra pas, car elle n'a pas de forme ! »


DEBUSSY : FÊTES
(Nocturnes, arrang. pour 2 pianos par Ravel - pianos : Jean-Yves Thibaudet et Ray Ushikubo)

DEBUSSY ET LE 'MODERNISME'

Cette totale incompréhension n'empêche pas la célébrité d'atteindre Debussy et à l'éditeur Jacques Durand de lui assurer une aisance qu'il n'avait jamais connue. Une nouvelle religion nait : Le « debussysme ». Maître de son langage, son style harmonique s'est affirmé, ne se refusant aucune possibilité d'enrichissement. « Je ne crois plus à l'omnipotence de votre sempiternel do, ré, mi, fa, sol, la, si, do », écrira Debussy. Et de rajouter « Il ne faut pas l'exclure, mais lui donner de la compagnie, depuis la gamme à six tons jusqu'à la gamme à vingt-et-un degrés... Avec les douze demi-tons contenus dans l'octave, on a toujours à sa disposition des accords ambigus, qui appartiennent à trente-six tons à la fois. »

Claude Debussy se remet à l’ouvrage et compose beaucoup, d'abord pour le piano : les Estampes (Pagodes, La Soirée dans Grenade, Jardins sous la pluie), les Images (Reflets dans l'eau. Hommage à Rameau, Mouvement), Children's Corner, six morceaux pour enfants, écrits pour sa fille Chouchou - l'enfant que lui a donné sa seconde femme, Emma Bardac - ; mais encore deux livres de Préludes (1908 et 1913) comprenant chacun douze morceaux assez courts, dont la structure dépend uniquement d'une incitation poétique - démarche similaire à celle qui guida le Prélude à l'après-midi d'un faune.

L'écriture pianistique est contrastée et le choix harmonique qui s'applique à créer un décor sonore propre à chaque pièce donnent à ces Préludes un charme poétique que leur popularité ne dément pas. Il est difficile de résister aux progressions d'accords des Danseuses de Delphes, à la tarentelle des Collines d'Anacapri ou à la chanson archaïque de la Fille aux cheveux de lin.

En 1915, les Douze Études, composées dans la tradition de Chopin et de Liszt, s'attaquent chacune à une difficulté pianistique particulière : Pour les Tierces, Pour les Degrés chromatiques, etc. La plus étonnante — pour ses sonorités opposées — met en évidence toutes les possibilités acoustiques du piano et, en cela, augure d'une préoccupation qui sera courante et menée jusqu'à son extrême limite par les compositeurs du milieu du 20e siècle (Messiaen, puis Boulez, Stockhausen, etc.). La suite pour deux pianos En Blanc et en Noir (1917) met un point final à une remarquable production pianistique.


LA MER, POÈME SYMPHONIQUE

Pour l'orchestre, Debussy écrit aussi quelques chefs-d'œuvre. Le premier d'entre eux témoigne d'une passion qui remonte à l'enfance. Depuis toujours, en effet, Debussy sera un ardent amoureux de la mer... Pour ce rêveur « d'horizons chimériques », la mer est à la fois le symbole de la mère et une coquette séductrice : « La mer a été très bien pour moi, elle m'a montré toutes ses robes. J'en suis encore tout étourdi... » (Debussy 1906).

On retrouve ses étendues dans plusieurs de ses œuvres : dans les Nocturnes (Sirènes), dans Pelléas (scène 3 par exemple), dans les Préludes (Voiles, La Cathédrale engloutie), mais surtout elle est le centre d'une grande œuvre symphonique en trois mouvements, que Debussy intitule modestement Trois Esquisses symphoniques.

Curieusement, Debussy en a commencé la composition en Bourgogne, en 1903, pour la finir en 1905, année où le poème symphonique est présenté devant un public consterné s’attendant à une œuvre plus descriptive. Seul, encore une fois, l’allier de circonstance Paul Dukas ne s'y trompe pas : « Jamais l'auteur n'a fait preuve de plus de virtuosité technique ; on le sent en pleine possession de sa maîtrise. »

L'œuvre est construite en trois mouvements. Le premier - De l'Aube à midi sur la mer - suit la lente progression de la lumière, depuis l'ébauche tâtonnante des premiers motifs jusqu'à l'apothéose des dernières mesures, dans le soleil éblouissant de midi. Dans Jeux de vagues, l'éparpillement sonore est à son comble. L'orchestre vit de tous les côtés à la fois : le flux et reflux des flûtes et des clarinettes, l'appel voilé des cors, la phrase troublante du cor anglais, reprise plus loin par les chaleureux violoncelles, les frémissements des cordes, l'emploi habile des percussions (cymbales, triangle, glockenspiel).


DEBUSSY : JEUX DE VAGUES (2e mouv de 'La mer')

Ce monde fluide et constamment mouvant de cet orchestre insaisissable, égarent l'auditeur dans un sentiment de temps musical indéterminé. Le Dialogue du vent et de la mer reprend certains éléments du premier mouvement dont les développements conduisent à une brillante coda. Comme dans toutes ses grandes œuvres symphoniques, Debussy invente une forme originale avec La Mer. L'œuvre, qui en un jaillissement ininterrompu, semble alors se construire au fil de l'audition.

Dans les Images pour orchestre, terminées en 1911, le compositeur sacrifie à la mode en empruntant des éléments aux folklores écossais - Gigues - et espagnol - Ibéria.

Jeux, composé pour les Ballets russes sur un argument du chorégraphe Nijinsky, est une apologie plastique de l’homme de 1913 ; la génération montante du 20e siècle naissant se plaît à exalter la vie physique et remet le sport à l'honneur : une partie de tennis occasionne des badinages entre les joueurs. La musique de Debussy, insaisissable, est un enchevêtrement de motifs distribués à travers l'orchestre - selon le principe de la « mélodie de timbres » - figures qui apparaissent et disparaissent tour à tour, en un discours morcelé, rejetant l'idée de développement. Jeux sera accueilli par le public de 1913 dans la plus grande indifférence.

En 1911 est représentée au théâtre du Châtelet une œuvre curieuse, fruit de la collaboration de Debussy avec le poète Gabriele d'Annunzio, commanditée par une danseuse étoile des Ballets russes, Ida Rubinstein. Le martyre de Saint-Sébastien est une sorte de « mystère » moderne, dansé, mimé, parlé. Le texte grandiloquent de d'Annunzio convient peu à la personnalité très intérieure de Debussy. C'est pourquoi la partition manque d'unité ; certaines pages irritant même quelque peu.


LES DERNIÈRES ANNÉES

Debussy, atteint d'un cancer depuis 1910, est opéré en 1915. La maladie l'affaiblit toujours plus, alors que la guerre commence à dévorer l'Europe. Un nationalisme de dernière heure suscite, sans doute sous la pression d'une folie collective, des œuvres de circonstance : le Noël des enfants qui n'ont plus de maison, pour voix, et la Berceuse héroïque pour piano ou orchestre. Dans le même esprit de ferveur patriotique, celui qui signe à présent « Claude Debussy, musicien français » tente de revenir aux formes traditionnelles des concerts de Rameau, dans ses trois Sonates : pour violoncelle et piano ; pour flûte, alto et harpe et pour violon et piano.


DEBUSSY : IBERIA (Images)

Le compositeur s'éteint le 26 mars 1918. Pionnier de l'art contemporain, Claude Debussy se refusera à adopter une forme préexistante à son œuvre. Sa recherche d’une écriture échappe à la tyrannie tonale. Elle utilise les timbres instrumentaux pour leur beauté intrinsèque, sans les asservir obligatoirement à des thèmes, mais distribuant au contraire ces thèmes à travers l'orchestre. Debussy sera le premier compositeur à se préoccuper d'une image sonore globale de l'œuvre musicale, agençant entre elles des matières instrumentales à la façon d'un jeu de constructions complexe.

S'inscrivant dans la lignée d'un Chopin, il a fait avancer l'écriture pianistique vers une précision plus grande, mise au service de l'expression, préparant ainsi la voie aux générations futures. Debussy révolutionna les traditions les plus pures de la musique française et joignit celui du « métier » parfait. Il estimait avec raison que la pratique approfondie d’une règle est indispensable à qui se propose de la transgresser intelligemment. « Toute audace d’écriture engendrée par l’ignorance cesse d’être une audace », dira-t-il. Toutes les conquêtes de Debussy reposent effectivement sur la base d’une solide technique. L’honnête élève d’harmonie, n’aura de cesse d’envelopper la plupart de ces œuvres d’un voile léger qui en marqueront ses contours.

Son « modernisme » et sa rupture des conventions, Claude Debussy s’en est expliqué très courageusement dans les déclarations suivantes qui résument son esthétique : « Je crois, que la musique a reposé jusqu’ici sur un faux principe. On cherche trop à écrire. On fait de la musique pour le papier, alors qu’elle est faite pour l’oreille. On cherche ses idées en soi, tandis qu’on devrait les chercher autour de soi. On combine, on construit, on imagine des thèmes qui veulent exprimer des idées, on les développe, on les modifie à la rencontre d’autres thèmes qui représentent d’autres idées… On n’écoute pas autour de soi les mille bruits de la nature, on ne guette pas assez cette musique si variée qu’elle nous offre avec tant d’abondances. Elle nous enveloppe et nous avons vécu au milieu d’elle jusqu’à présent sans nous en apercevoir… Voir se lever le soleil est plus utile pour un compositeur que d’entendre la ‘Symphonie Pastorale’ de Beethoven. »

Par Patrick Martial (Cadence Info - 01/2021)
(source ext : Histoire de la musique occidentale - Jean et Brigitte Massin - Ed. Fayard)

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