GABRIEL FAURÉ, L’ARTISTE RAFFINÉ
Tout l'art de Gabriel Fauré repose non pas sur l'étude, mais sur « le doux accord patricien » dont parle sa Bonne Chanson. Ce musicien a donné à son siècle des leçons de distinction suprême et a su parler un langage délicieusement choisi qui l'a placé au plus haut rang de l'élite spirituelle de notre pays.
La vie de Gabriel Fauré a été simple et discrète. Dernier-né des six enfants d'un sous-inspecteur de l'Instruction primaire résidant à Pamiers, Gabriel Fauré descend de toute une lignée de modestes artisans et commerçants dont aucun ne s'est jamais intéressé à la musique. Le génie délicat, subtil, et si foncièrement aristocratique de cet artiste raffiné, dont les ancêtres étaient bouchers et forgerons, constitue un curieux défi aux lois de l'hérédité.
Frappé par les dispositions que manifeste pour la musique le fils d'un de ses électeurs, M. de Saubiac, alors député de l’Ariège, conseille aux parents du jeune Gabriel-Urbain de favoriser cette vocation imprévue. Nanti d'une bourse, l’enfant est envoyé à neuf ans en apprentissage à l'École Niedermeyer comme un petit artisan destiné à s'initier aux secrets d'un métier manuel. En le faisant entrer dans cette usine réputée où l'on fabriquait en série des maîtres de chapelle et des organistes, son père n'avait d'autre ambition que celle de lui procurer, dans une profession honorable, un travail décemment rémunérateur.
Niedermeyer s'intéressa vivement à cet élève si bien doué et, pendant sept ans, cultiva ce champ fertile avec l'application et la discipline austères qui caractérisaient les méthodes pédagogiques de la maison. Fauré s'y plia sans effort. Condisciple d'André Messager et de Gigout qui devinrent vite ses meilleurs amis, il entra bientôt dans la classe de Dietsch et dans celle d'un jeune maître déjà célèbre qui s'appelle Camille Saint-Saëns.

Gabriel Fauré (portrait 1905)
Le nouveau professeur prit immédiatement en affection l'étonnant garçon qui lui présentait, à quinze ans, comme devoirs d'élève, deux mélodies aussi élégamment écrites que le Papillon et la Fleur et Moi. Ces études sérieuses et fécondes seront couronnées par l'obtention des premiers prix d'orgue, de piano, d'harmonie et de composition, ce qui lui permit d'être nommé organiste de l’église Saint-Sauveur, à Rennes. Quatre ans plus tard, il retourne à Pans où lui est confié l'orgue d'accompagnement de Notre-Dame de Clignancourt.
La guerre de 1870 éclate. Le jeune organiste s'engage dans un régiment de voltigeurs et, après l'Armistice, s'installe à la tribune de Saint-Honoré d’Eylau, puis à celle de Saint-Sulpice et de la Madeleine en qualité de maître de chapelle où sa musique s’illustrait déjà à travers des improvisations à la fois savantes et exquises. Ce régal hebdomadaire était, d'ailleurs, peu apprécié par le curé qui ne lui pardonnait pas son refus inébranlable d'utiliser, le jour de La Pentecôte, Le jeu du « tonnerre », invention saugrenue destinée à symboliser la descente bruyante et spectaculaire des langues de feu de l’Esprit-Saint.
Nous avons là l’un des traits significatifs de la psychologie de Gabriel Fauré ; une souplesse nonchalante de sceptique aimable masquant une secrète obstination de montagnard ariégeois dont on ne pouvait briser la souriante résistance. C'est ainsi que cet incroyant, dépourvu de tout sectarisme et de toute intolérance, traversa, avec la plus affable sérénité, une grande école religieuse et, professionnellement, les milieux ecclésiastiques les plus variés sans rien perdre de son indépendance d’esprit.
Toute sa carrière s’est déroulée dans ce style libre et aisé, sans heurts violents, sans gestes brusques, avec une sorte de docilité souriante à la « fidélité des événements », sans ambition ni snobisme. Ce provincial vit rapidement s’ouvrir devant lui les salons les plus parisiens, jusqu’à être invité par les pouvoirs publics à rehausser l'éclat du Conservatoire National où il devient tour à tour inspecteur général, professeur de composition avant d’occuper le cabinet directorial ; l’institut lui offrant le fauteuil de Reyer et le journal le « Figaro » la rubrique de critique musicale.
Cet indépendant, ce frondeur silencieux, ce musicien dont l'orthodoxie n'était pas garantie par le gouvernement puisqu'il n'avait jamais brigué une récompense officielle d’aucune sorte, prenait bien souvent le parti de ses élèves contre l'avis des membres des jurys académiques. Ce poète des sons qui, « à toute chose, préférait le travail et au travail la rêverie », verra venir à lui les consécrations les plus flatteuses sans les avoir sollicitées, ce qui indignait les spécialistes patentés de la chasse aux honneurs. Gabriel Fauré mourut à soixante-dix-neuf ans, glorieux, mais pauvre, après avoir été séparé du monde à la fin de sa carrière par la même infirmité que Beethoven.
LA VIE SENTIMENTALE DE FAURÉ
Fauré possédait le rare privilège d'être l'homme de son œuvre. Il était séduisant comme elle. Un visage dessiné en lignes douces et hardies à la fois, un beau front dégagé, une noble chevelure aux ondes harmonieuses, une moustache paternelle donnant au sourire de la tendresse et de la bonté, un teint ambré de Sarrasin, une voix voilée et des yeux de gazelle le rendaient irrésistible.
De même qu'il avait la pudeur de son génie, il ne semblait pas se rendre compte de son charme qui troublait si profondément ses admiratrices et rendait toutes ses petites élèves du Conservatoire amoureuses de cet aimable patriarche aux cheveux d'argent, sensible à la grâce et à la beauté dans sa vie comme dans sa musique. Parmi tous les détails de sa vie sentimentale, notons seulement qu'il crut trouver le bonheur en se fiançant à Marianne Viardot, l'une des filles de la grande cantatrice, et qu'il éprouva un très grand chagrin le jour où ce projet d'union fut rompu.
Quelques années plus tard, il épousa la fille du sculpteur Frémiet qui était un grand ami de Saint-Saëns et qui se passionnait pour la carrière du délicat musicien dont il allait devenir le beau-père. De cette union naquirent deux fils, Emmanuel et Philippe Fauré-Frémiet qui, l'un et l'autre, ont honoré, dans des carrières différentes, les deux noms glorieux de leur père et de leur aïeul maternel.
FAURÉ PÉDAGOGUE
Au début du 20e siècle, le public français ne conçoit pas la gloire musicale sous une autre forme que celle qu'assurent à un compositeur les affiches de la salle Favart et du Palais Garnier. La musique symphonique et la musique de chambre n'ont aucun prestige aux yeux de la foule : seul, un ouvrage lyrique pouvait consacrer la notoriété d'un créateur. Cette conception s'était enracinée dans les esprits avec tant de force que l'enseignement officiel lui-même l'avait adoptée et l’imposait méthodiquement. La récompense suprême des hautes études musicales était encore l'institution du 'Prix de Rome' avec son programme strictement théâtral.
Parmi les nombreux titres de gloire de Gabriel Fauré, il faut souligner la haute conscience et la largeur de vues dont il fera preuve dans sa carrière d'éducateur. Alors que la plupart des professeurs de composition sont tout naturellement portés à entraîner leurs disciples sur les routes qu'ils ont défrichées à la sueur de leur front et à les faire bénéficier des conquêtes qu'ils sont fiers d'avoir réalisées, Fauré, ennemi des esthétiques dogmatiques et des évangiles infaillibles, se préoccupait uniquement de favoriser le développement des qualités personnelles qu'il rencontrait chez ses élèves. C'est ainsi qu'au lieu de modeler des musiciens interchangeables, comme le faisaient sous ses yeux certains pédagogues trop autoritaires, il forma des artistes aussi différents que Maurice Ravel, Charles Kœchlin, Georges Enesco, Florent Schmitt, Paul Ladmirault, Henri Février ou encore Nadia Boulanger, Louis Aubert, Roger Ducasse, André Caplet, Gabriel Greviez et Eugène Cools, pour ne citer qu’eux.
Dans sa classe, comme à la direction du Conservatoire, Fauré fait preuve de ce goût, de ce tact et de cette lucidité d'esprit qui brillent dans son œuvre. Il l’introduit, insensiblement, dans la grande École de musique des réformes pour en relever aussitôt le niveau artistique. Incapable de sacrifier ses convictions profondes à des considérations de diplomatie, d'opportunité ou d'intérêt personnel, Fauré donna de très beaux exemples de courage intellectuel en entrant ouvertement en lutte contre les milieux officiels que sa situation lui faisait pourtant un devoir de ménager. C'est ainsi qu'il dénonça publiquement le parti pris et l'injustice des membres de l'institut qui avaient écarté systématiquement du Concours de Rome son élève Maurice Ravel, dont il prendra énergiquement la défense devant l'opinion.
Face à cette politique d'obstruction à l'égard des jeunes compositeurs qui commençaient à s'enthousiasmer pour les conquêtes libératrices aussi bien debussystes que fauréennes, le compositeur et pédagogue n'hésita pas à accepter la présidence de la société rivale que ses meilleurs élèves venaient de fonder pour lutter contre cet esprit de chapelle.
Ce geste eut un grand retentissement et scandalisa Camille Saint-Saëns qui reprocha vivement à son ancien élève de favoriser les « jeunes anarchistes » qu'étaient pour lui les membres de ce nouveau groupement. Malgré la déférente affection que Gabriel Fauré gardait à son maître, il lui répondit, avec une respectueuse fermeté, que ces jeunes anarchistes possédaient toute sa confiance et son estime, et qu'il considérait comme un devoir d'aider des artistes de talent à combattre pour l'indépendance de leur art menacée par une coalition qui s'efforçait d'étouffer leur voix.
Sa loyauté artistique était exemplaire. Alors que les compositeurs de sa génération s'indignent des transformations trop brutales et trop rapides du langage musical, et considèrent comme un barbarisme tout néologisme harmonique, Gabriel Fauré gardera son sang-froid et refusera de condamner des audaces dont il regrettait seulement de ne pas pouvoir apprécier immédiatement les conséquences heureuses.
LA MUSIQUE DE GABRIEL FAURÉ
La musique de Gabriel Fauré contient en germe toutes les conquêtes les plus hardies de l'écriture moderne, maniant avec une dextérité incroyable les savoureuses altérations, les équivoques tonales, les modulations inattendues, les enchaînements d'accords d'une souplesse inouïe, les effets enharmoniques ouvrant soudain des portes secrètes sur des horizons insoupçonnés.
L’auteur de Soir a révélé aux musiciens de son temps - vingt ans avant Debussy et Ravel qui allaient lui donner magnifiquement raison - que le développement et l'enrichissement du langage musical ne pouvaient résulter que des progrès de l’harmonie. Le contrepoint est un procédé d'écriture qui a atteint avec Bach son point de perfection. Toutes ses utilisations ultérieures ont démontré qu'il ne saurait dépasser ce « plafond ». L'harmonie, au contraire, n'a cessé d’aller d’annexions en annexions, chacune de ses trouvailles survoltant l’imagination de toute la génération qui en était témoin.
La virtuosité d'un Bach appliquant avec une maîtrise exceptionnelle des règles pratiquement immuables n'était pas transmissible et ne pouvait être exploitée par ses héritiers. La création d'un rouage inattendu dans le mécanisme harmonique est, au contraire, un bienfait qui enrichit tout le monde et que tout le monde s'empresse d'utiliser, car il n’y a pas d’exemple qu'une ressource harmonique nouvelle ne se soit pas incorporée immédiatement au vocabulaire courant que les musiciens trouvent toujours trop pauvre pour traduire leurs rêves.
Dans ce domaine, Fauré est un étonnant précurseur. Il a su assouplir à l’infini ses courbes mélodiques en soumettant son phrasé à des disciplines harmoniques dont nul ne s'était avisé avant lui. À la palette classique et romantique, il a ajouté des couleurs d’une délicatesse et d'une finesse inconnues, jusqu’à s’emparer de toute une gamme de sensations rares, d’émotions subtiles, de caresses, de résonances et de frissons. Qu'aurait-il pu tirer d'un vers de Verlaine s’il avait été obligé de se contenter du vocabulaire, de la grammaire et de la syntaxe géométriques de Beethoven et de Mozart ?
GABRIEL FAURÉ : BALLADE POUR PIANO ET ORCHESTRE
Vasso Devetzi, piano, orchestre sous la direction de Serge Baudo (1963 - Paris)
Son mérite le plus rare a été de réaliser ce miracle avec le seul secours de l'écriture du piano. Pour capter des frémissements, des irisations et des reflets, Debussy comme Ravel ont eu recours aux ressources des orchestrations. Fauré, à l'instar de Chopin, n'a utilisé que ses dix doigts pour emprisonner un fabuleux trésor de musique pure qui trouble notre inconscient jusque dans ses profondeurs. Il ne « pensait » pas pour orchestre, il se contentait d'instrumenter avec simplicité ou de faire mettre en partition par un de ses disciples ou amis les œuvres qui exigeaient une intervention orchestrale comme sa Dolly, ses musiques de scène de Shylock, de Caligula et de Pelléas et Mélisande, ou encore la Naissance de Vénus, le Requiem et la Pavane. Toutes ces « transcriptions » n'ajoutent jamais un élément important à ses textes.
La délicieuse Ballade qu'il écrira en 1881, alors que Debussy était encore sur les bancs de l'école, ne se signale-t-elle pas par un « pré-debussysme » parfaitement affirmé et réalisé avec des moyens d'une simplicité extrême ? Et ne retrouve-t-on pas la religion de la musique pure dans son refus de donner à ses œuvres de piano des titres pittoresques ou évocateurs ? Il se contente d'appeler Barcarolles, Impromptus, Valses-caprices, Romances sans Paroles, Ballade, Thème et Variations, Préludes ou Nocturnes des pages où se condense toute sa sensibilité méditative.
S'il fait appel à la voix humaine pour préciser son rêve, c'est encore le piano qui enveloppe voluptueusement la ligne mélodique et qui, souvent, traduit plus directement qu'elle la pensée profonde du poème. Ce n'est pas la cantatrice, c'est le pianiste qui, en exécutant le menuet-fantôme du Clair de Lune et le doux crépitement de Mandoline ou en faisant fondre les unes dans les autres les grisantes harmonies de Soir, va le plus loin dans l'interprétation du texte.
TESTAMENT SONORE
Son testament artistique constitue une collection de pièces rares qui ont pris rang, dès leur naissance, dans le répertoire classique. C'est en nous donnant deux chefs-d'œuvre de musique de chambre que Gabriel Fauré a commencés sa glorieuse carrière. À trente ans, il nous offrait sa délicieuse Sonate en la, pour piano et violon, et, quelques jours avant sa mort, il terminait son Quatuor à cordes.
Dans sa musique de chambre, comme dans ses pièces de piano, on admire une teneur exceptionnellement élevée de musique pure, une souplesse et une élégance d'écriture incomparables, un charme sans coquetterie, une séduction sans bassesse et une noblesse sans morgue qui n'appartiennent qu’à lui. Ajoutons qu'il a su réaliser entre les archets et le clavier des alliances miraculeuses qui ont toujours étonné les techniciens, car entre les instruments à cordes et le piano règne une légendaire incompatibilité d'humeur.
Incarnation parfaite de la mesure, du tact et du raffinement du goût français, l'art de Gabriel Fauré est tellement racé qu'il réussit difficilement à s'évader de sa terre natale. Les grands artistes étrangers se l'assimilent avec peine et sont déconcertés par son aristocratique discrétion. Il demeure, certainement à tort, l'enchantement d'une élite qui n'hésite pas à saluer dans l'auteur de tant de pages parfaites, l'un des plus grands magiciens de l’histoire de la musique.
Par Patrick Martial (Cadence Info - 08/2019)
(source : Histoire de la musique - E. Vuillermoz - Ed. Fayard)