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CLASSIQUE / TRADITIONNEL


IANNIS XENAKIS, L’ORDINATEUR ET LA MUSIQUE STOCHASTIQUE

Au début de la seconde moitié du 20e siècle, les compositeurs vont rencontrer sur leur route un nouveau moyen leur permettant de repousser leur champ d’action : l’ordinateur… Après quelques tentatives musicales malheureuses, le jeune compositeur Iannis Xenakis va trouver grâce aux travaux conduits par Claude Shannon et Warren Weaver sur le calcul des probabilités sa propre conception musicale d’où émergera, grâce à l’ordinateur, la musique stochastique et sa théorie des ensembles dans l’art de la composition.


L’INTERVENTION DE L’ORDINATEUR DANS LA MUSIQUE DE XENAKIS

Si de nos jours la musique numérisée écarte de son chemin tout ce qui pourrait lui faire obstacle, il n’en était pas de même dans les années 50. Sans être pour autant des réactionnaires, certains musiciens de la génération engagée dans l’aventure de la musique sérielle voient l’arrivé de l’ordinateur avec méfiance, préférant à cette révolution des temps modernes une poursuite de leurs recherches par des moyens plus conventionnels. Cependant, l’ordinateur est là, et face à ses détracteurs, seul l'avenir sera en mesure de juger cet outil avec objectivité.

D’autres compositeurs, au contraire, considèrent l’ordinateur comme une véritable avancé dans le domaine de la création musicale d'avant-garde, c'est-à-dire comme dépassant par la fièvre de découverte, par l'aspect proprement inouï des phénomènes musicaux qui en découlent, les réalisations les plus folles. Un mot à l’aspect scientifique tend de plus en plus à s'installer dans le vocabulaire pour désigner ce mode de composition : la musique stochastique.

Le terme de musique stochastique trouve ses origines dans les mathématiques et s’applique à la loi des grands nombres, base du calcul des probabilités. La loi des grands nombres montre que, plus les phénomènes sont nombreux, plus ils tendent vers un but déterminé. La notion de hasard est donc, à ce stade, absorbée par celle d'un déterminisme supérieur. C'est là-dessus que s'appuie le compositeur gréco-parisien Iannis Xenakis pour penser sa musique par grandes masses et y introduire une organisation basée sur le calcul des probabilités.

De prime abord, un tel processus, appliqué à la mise en forme d'une œuvre d'art, peut paraître extravagant. Et cela surtout parce qu'on trouve dans le grand public des vues simplistes et romantiques, popularisées par le livre et le cinéma, et que les compositeurs eux-mêmes d'ailleurs ne se sont pas fait faute à une certaine époque d'entretenir avec soin. D’ailleurs, ces musiciens-là ne sont-ils pas nantis d'un don surnaturel pour transporter dans un langage sublime les splendeurs de la nature ou les désordres de leur passion ?

Cette assertion-là, par son explication simpliste, propage aussi l’idée de supériorité, d’une vision hautement sublime. Si l'on considère la création artistique d'une façon un peu plus réaliste, on entrevoit la complexité vertigineuse de cette opération mentale, les options innombrables qui s'offrent à la pensée tout le long de son parcours, les choix ininterrompus qui, à tout instant, risquent aussi bien de l'égarer que de la mener à un but qui n'est même pas clairement défini au départ. La composition, c’est aussi ça : une multitude de chemins qui conduisent à un seul résultat.

La composition pourrait finalement se représenter par des cascades impressionnantes d'équations, dont l’issue finale serait faite de solutions partielles mises bout à bout, et dans chacune desquelles interviendrait plus ou moins consciemment une sorte de calcul des probabilités, un choix entre des foules de possibles. Dès lors, qu'un musicien comme Xenakis, armé d'une très forte culture mathématique, se soit demandé s'il pouvait y avoir un sens et un intérêt à essayer de fabriquer de toutes pièces une œuvre contrôlée d'un bout à l'autre par un nombre plus ou moins grand de règles de composition déterminées à l'avance, il ne faut pas se hâter de voir là une extravagance. Cette analyse, faite sur le vif, se devait d'être poussée jusqu'à une expérience concrète.


XENAKIS, ENTRE CONTINUITÉ ET DISCONTINUITÉ

Cette expérience a donné, par exemple, une partition nommée Achoripsis (1956), où l'auteur a résolu le problème qu'il s'était posé par le calcul des probabilités. Le calcul des probabilités intervient ici pour organiser un ensemble de perturbations aléatoires engendrées dans l'espace par des phénomènes sonores issus d'un certain nombre d'instruments et abandonnés aux seules lois du hasard. D'où le titre qui signifie « jets de sons » ou « projetions de sons ».

Le hasard se calcule et c'est le travail qui incombe au compositeur mathématicien. Ce qui est intéressant, c'est que l'importance de ce travail ait amené Xenakis à conclure que seul un ordinateur était capable de totaliser l'immense quantité de calculs nécessaires à son accomplissement. Cette intervention de la machine dans l'acte créateur a fait évidemment couler beaucoup d'encre et provoqué de rudes controverses.

Il importe toutefois de noter qu'une telle idée n'est pas absolument nouvelle. Elle était dans l'air depuis une bonne quinzaine d'années, naturellement engendrée par les progrès fabuleux de la cybernétique. En France, précédant de quelques années l'entrée en scène de Xenakis, un groupe de musiciens a poussé au plus loin, avec le concours des ordinateurs Bull, une technique complexe qui a donné naissance à des partitions propres à certains usages : musique d'illustration pour, par exemple, des émissions radiophoniques.

Ces musiciens « algorithmiques », pousseront le respect des solutions qui leur sont fournies par la machine jusqu'à s'interdire d'y modifier quoi que ce soit. La justification de cette attitude réside dans le fait que l’ordinateur ne peut proposer qu’une élaboration de la matière première, c’est-à-dire une "réponse logique" aux données programmées par le compositeur. On n'entreprendra pas ici de discuter cette prise de position, ce qui nous mènerait à des considérations techniques redoutables. Quoi qu'il en soit, ce sont les expériences conduites par Xenakis qui vont réussir à gagner le public. Le recours à la machine n'est en rien le signe d'un défaut d'imagination ou d'une impuissance, Xenakis n’en faisant aucunement une règle. Il a usé d'un ordinateur électronique I.B.M. dans certaines de ses œuvres, mais non dans toutes.

La meilleure approche de la musique de Xenakis, c'est sans doute avec Pithoprakta (1955) qu'il faut la tenter. Xenakis y recherche une confrontation de la continuité et de la discontinuité : par des glissandi pour la continuité, par des pizzicati, des frappés avec le bois de l'archet, ou encore par des coups d'archet très brefs, ainsi que par des coups de la main sur la caisse des instruments pour la discontinuité.

Ces pizzicati et ces diverses attaques, répandus sur toute la longueur du spectre sonore, visent à créer, dira l'auteur, une granulation dense, un véritable nuage de matière sonore en mouvement, régi par la loi des grands nombres. Ainsi le son individuel perd de son importance au profit de l'ensemble, perçu en bloc, dans sa totalité. Pithoprakta n'appartient pas à la famille des œuvres où Xenakis a utilisé la collaboration d'un ordinateur électronique.


LA COMPOSITION PRÉPROGRAMMÉE

Pourquoi l’ordinateur ? L'ordinateur est là pour suppléer à l'insuffisance des mécanismes mentaux, gagner du temps et simplifier le travail du compositeur, mais il ne se substitue pas à lui. La machine ne crée rien. Elle aide le compositeur à résoudre un problème qui dépasse nos facultés cérébrales, celui de donner aux idées abstraites une réponse sonore.

À cette époque, l’ordinateur a pour mission d’apporter un habillage sonore suivant une structure abstraite de formules et de raisonnements ayant été conçue par le compositeur via un codage serré et précis. Ce codage constitue un réseau serré de formules et de raisonnements qui se traduit dans l’ordinateur en un programme immuable. Cependant, il demeure encore à l'état d'abstraction, de virtualité ; et il le restera jusqu'à ce qu'il ait été mis en présence des données d'entrée de jeu, données auxquelles il va appliquer, par une suite de calculs d'une inimaginable complexité, les règles dont il est détenteur. Les données d'entrée de jeu changent selon le bon plaisir du compositeur et à chaque fois la machine lui propose une solution entièrement différente des autres.

Le programme est un a priori. Les données procèdent du choix arbitraire du compositeur. Les solutions reçues à la sortie de la machine doivent tout d'abord être décodées. Placé devant ces résultats qui sont devenus de la musique, le compositeur doit en faire l'analyse pour éliminer ce qui ne convient pas, par exemple ce qui serait injouable. Toujours arbitrairement, il retient ce qu'il faut retenir, il retouche ce qu'il estime devoir retoucher en fonction de son goût et de sa sensibilité. On peut donc conclure que la direction prise par le musicien garde dans cette méthode de travail une certaine marge de manœuvres ; seule la sensibilité ne pourra être traduite avec autant de subtilité et de diversité, à la différence d’un Chopin ou d’un Debussy. Xenakis s’en expliquera en ces termes : « Au 19e siècle, il y avait un langage formé, codifié. Un rythme signifiait la gaîté. Un rythme de pas cadencé avec chœurs, c'était un hymne funèbre pour Victor Hugo, etc. Il y avait des conventions sociales, ces conventions ont sauté et n'ont pas été remplacées. Par conséquent, la sensibilité n'a plus de conventions pour s'exprimer. Elle s'exprime d'une autre façon, et elle est sensible puisqu'elle s'exprime. » De fait, il n'est pas interdit de déceler les traces d'un dynamisme quasi romantique, ou néoromantique, dans une œuvre comme Eonta (1964) dont certaines parties sont le produit de la collaboration entre Xenakis et un ordinateur.


LE "DUEL" DE XENAKIS

Une autre œuvre fort curieuse où Xenakis à avoir usé de l’électronique mérite d'être signalée : Duel (1959). Il s'agit d'un jeu, d'une espèce de match entre deux orchestres. Chacun dispose d'un nombre donné de séquences parmi lesquelles son chef choisit, à chaque épisode du jeu, celle qui lui paraît la meilleure réplique à ce que l'adversaire vient de faire entendre. Le choix idéal, c'est au compositeur qu'il convient de le fixer. Chaque chef a la chance d'y satisfaire comme il a la chance de jouer la mauvaise carte. Le déroulement du jeu sanctionne l'erreur commise ou le choix heureux, de sorte qu'il y a compétition, addition de points et finalement la victoire d'un des deux partis en présence.

Là comme ailleurs se manifeste une imagination à formes multiples, une imagination qui déborde des cadres dans lesquels s'exerce communément l'imagination des compositeurs. Il y entre des mécanismes qui appartiennent à la physique expérimentale, à l'architecture. Xenakis est aussi un homme de science et un architecte. Il a même, à ce dernier titre, longtemps collaboré avec Le Corbusier. Mais cette formation d'architecte ne l'oriente pas pour autant vers une technique de construction musicale basée sur les thèmes, développements, symétries classiques. Travaillant sur de nouvelles structures, il ne peut s'appuyer sur des schémas établis. Il ne va pas du matériau à l'œuvre édifiée, mais d'une vue générale de l'œuvre à un premier choix de matériau propre à la réaliser dans le concret, puis à une recherche d'organisation de ces divers éléments suivant un processus qui, dit-il, évoquerait moins le travail de l'architecte que celui du sculpteur. Et comme Xenakis visera avant tout à créer par là un organisme vivant, sa recherche se situe à ses yeux autant dans le domaine de la biologie que dans celui de la musique ou de l'architecture.

Ce souci d'une structure en mouvement, il l'avait traduit en tant qu'architecte dans sa réalisation Metastasis (1953) du pavillon Philips à l'Exposition universelle de Bruxelles en 1958. Les visiteurs de ce pavillon se trouvaient placés dans un milieu aux perspectives changeantes et baignaient en même temps dans une musique organisée dans le même esprit et de même origine puisque architecte et compositeur se confondaient dans la même personnalité créatrice. De cette conception initiale procède l'emploi dans cette œuvre des instruments à cordes par grandes masses dans d'immenses glissandi, ou plutôt dans ce qu'il faudrait appeler des faisceaux de glissandi qui s'entrecroisent et se tordent autour d'un point fixe. Cette disposition introduira dans la musique une nouvelle notion de son à épaisseur variable, une notion qui sera par la suite reprise par de nombreux compositeurs contemporains.

Par PATRICK MARTIAL (Cadence Info - 02/2017)
(source : Barraud Pour comprendre les musiques d'aujourd'hui)

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