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JAZZ ET INFLUENCES


JACQUES LOUSSIER, L'HISTOIRE D'UN PIANISTE ATYPIQUE

Le parcours artistique de cet humble artisan de la musique n’a eu de cesse d’apposer sa signature là où les sectarismes étaient les plus combatifs. Jacques Loussier a toujours été un pianiste à part, un de ceux que l’on remarque par le style, la personnalité, mais aussi par ses choix audacieux. Éclectique si l’en est, l’adosser à ses seules adaptations de Bach en jazz ne peut être que réducteur, tant le personnage a su s’illustrer dans d’autres domaines, notamment en tant qu’arrangeur pour chanteurs « yéyé » dans les années 60 ou à travers des séries télévisées devenues aujourd’hui culte comme Thierry la fronde ou Vidocq.


JACQUES LOUSSIER, LES PREMIERS PAS

Né à Angers le 26 octobre 1934, Jacques Loussier découvre le piano à l’âge de 10 ans. Sa flamme pour Bach se déclare dès qu’il entend pour la première fois un morceau du cahier d’Anna Magdalena. « J'étudiais cette pièce et j'en suis tombé amoureux. J'aimais jouer de la musique, mais j'ajoutais mes propres notes, élargissant les harmonies » disait le pianiste lors d’une interview en 2003. À cet égard, le pianiste n’a jamais cherché à renverser la littérature des œuvres qu’il interprétait, il respectait simplement une tradition improvisée à laquelle il appartenait, le bop.

À l’âge de 13 ans, son potentiel créatif est porté à l'attention du pianiste et pédagogue Yves Nat. Trois ans plus tard, il entre au Conservatoire de Paris, finançant ses cours en jouant du jazz dans les bars de la ville du jour où il remplaça un de ses amis (Jean-Pierre Eustache) dans une brasserie. À la façon d’un autodidacte, Jacques Loussier venait d’intégrer l’habit de « musicien de jazz ».

© Jose Luis Lopez CC (ledevoir.com) - Jacques Loussier (2008)

Au milieu des années 50, Loussier entreprend des voyages au Moyen-Orient, en Amérique du Sud et à Cuba, où il séjourne durant un an. De retour en France, il trouve du travail comme accompagnateur auprès de la chanteuse et actrice Catherine Sauvage et de Charles Aznavour. À cette époque, les règles qui planifiaient la musique n’avaient rien à voir avec celles d’aujourd’hui. La musique, censée être un art élitiste, devait dominer les divertissements populaires, dépouillés ou pas.

Lorsque Jacques Loussier commence à appliquer l’improvisation aux exquises symétries de J. S. Bach, pour les puristes de jazz, il ne pouvait s’agir que de trahison vis-à-vis de la musique afro-américaine et de ses racines de blues, tandis que sous l’angle classique, les observateurs étaient susceptibles de percevoir le travail du jeune Français comme un acte de vandalisme, une capture des œuvres du compositeur allemand à des fins mercantiles. Néanmoins, le succès des premiers concerts du trio (constitué à l'origine de Pierre Michelot à la contrebasse et Christian Garros à la batterie) allait démontrer qu’une place pour ce genre de musique pouvait exister.

À son grand étonnement, le pianiste, constatant que ce qui n’est au départ qu’un amusement pouvait lui apporter une certaine célébrité, se lance alors dans la brèche ouverte. Inspiré par le Modern Jazz Quartet, le trio réalise quatre albums extrêmement réussis chez Decca entre 1960 et 1963. Dans un style bebop, jouant d'abord la mélodie puis improvisant progressivement avec son bassiste et son batteur, Loussier arpente le répertoire de Bach avec bonheur. La fraîcheur, le naturel sont là. Le premier album « Play Bach » est un succès planétaire. L’ouverture n ° 3 en ré majeur (Air) et la Toccata et la Fugue en ré mineur se transforment en épopée. Les concerts s’enchaînent à un rythme soutenu (150 représentations par an dans le monde). Un tel succès entraîne alors de nombreuses propositions et sollicitations...


JACQUES LOUSSIER ET LA MUSIQUE À L’IMAGE

Les années 60/70 vont être celles des années bonheurs. Loussier, d’adaptateur/arrangeur, devient un compositeur recherché pour le cinéma et la télévision, écrivant des dizaines de bandes sonores de films et de thèmes télévisés.

La première musique à s’imposer auprès du public est le générique de Thierry La Fronde en 1963 qui décrit les aventures de Thierry de Janville, un jeune noble qui, entouré de ses amis, tentera de secouer le joug de la domination anglaise durant la guerre de Cent Ans. La musique simple, très mémorisable, s’élève à la façon d’un hymne victorieux. D’autres musiques de feuilleton illustreront à leur avantage la télévision populaire des années 60 : Rocambole (1964) avec Pierre Vernier, Rouletabille (1966), Lagardère (1967) avec Jean Piat ou encore Vidocq (1967) avec Claude Brasseur.

Sa carrière pour le 7e art, plus discrète qu’à la télévision, contient néanmoins quelques BO dignes d’intérêt. L'une des plus remarquables est certainement Jeu de Massacre, un film sur les caricaturistes qui sera primé en 1967. Loussier compose à cette occasion trois thèmes qui vont du jazz big-band, digne des films d'espionnage, à l'improvisation libre et au « romantisme victorien ».

Le film Dark of the Sun, réalisé en 1968, est un film plutôt assoiffé de sang. Basé sur un roman de Wilbur Smith, l’action se déroule durant la guerre civile congolaise de la première moitié des années 1960. Cette BO, qui n’était qu’une commande parmi d’autres, aurait pu passer inaperçu si elle n’avait pas été samplée par quelques producteurs hip-hop 40 ans plus tard (Develop Tools et Smack Ya Face par Joey Chavez et Defari)


JACQUES LOUSSIER : 'VIDOCQ' (générique)
Ne dérogeant pas de la règle du trio qui lui réussi, Loussier utilise pour ce feuilleton un clavecin dans un contexte musical mixant le classique au jazz. Une heureuse idée qui fera son chemin.

Mis à part les bandes sonores de films et de séries télévisées, Loussier n'a enregistré que peu d'albums où s’illustrent ses propres compositions. En 1979, l’album Pulsions peut être considéré comme un album d’exception autant par la forme que par le fond. Dans ce disque, Jacques Loussier joue la surprise en ayant pour seul compagnon de route, le batteur/percussionniste Luc Heller. La plupart des pièces sont très rythmées et explorent les rythmes funk. En 2000, le titre éponyme sera adapté (sans autorisation) par le rappeur Dr Dre dans sa chanson Kill You sur l'album Eminem. Les avocats de Loussier, qui intentent un procès à hauteur de 10 millions de dollars, exige l’arrêt de la vente de l’album. Finalement, l'affaire sera réglée à l'amiable. Une autre chanson de l'album Pulsion, Caféine, aux teintes afro-cubaines, sera échantillonnée par les Beatnuts pour leur morceau de 2001, Yo Yo Yo, tandis que Madlib utilisera Secousse pour son morceau de 2006, Black Mozart.


L’AVENTURE « MIRABEL »

Au milieu des années 70, le pianiste crée le ‘Studio Mirabel’ en Provence, un studio d'enregistrement résidentiel qui ouvre ses portes officiellement en 1977 et qui sera utilisé par des dizaines d'artistes de renommées internationales : Pink Floyd, The Cure, AC/DC, Sade ou encore Wham et Muse.

À cette époque, Loussier est fatigué de voyager et le ‘Studio Mirabel’ devient un lieu propice pour méditer et approfondir ses réflexions sur la composition, expérimenter l'électronique et les techniques de studio en animant et offrant un temps d'enregistrement à ces stars de passage.

Dans ce lieu isolé, le pianiste compose beaucoup. C'est là qu'il écrit la symphonie Lumières (avec le contre-ténor James Bowman, la soprano Deborah Rees et une section rythmique rock lors de sa création à Paris), des concertos pour trompette et violon, des suites à cordes, une partition de ballet, etc.


BACH, SATIE ET CHOPIN

En 1985, le tricentenaire de la naissance de Bach ramène Loussier au tabouret de piano. Accompagné du contrebassiste Vincent Charbonnier, remplacé dans les années 90 par Benoit Dunoyer De Segonzac, virtuose incomparable de l’instrument, et du percussionniste André Arpino, Jacques Loussier forme un trio qui, tout en étant plus fluide et techniquement sophistiquée qu’à la grande époque, poursuit sa créativité musicale visionnaire.

Enregistrant pour ‘Telarc’ à partir de 1996, Loussier, après être retourné chez son bien-aimé Bach, explore Les Quatre Saisons de Vivaldi dans des conversations d’improvisation avec Charbonnier et Arpino - avec un clin d’œil affectueux à Django (1997) du Quatuor de jazz moderne -, et Satie avec De Segonzac et Arpino (1998).

L’album Satie, avec son langage modal, s’inscrit naturellement dans la méthodologie du trio Loussier. Le pianiste joue chaque pièce directement durant plus d'une minute avant de se lancer dans des improvisations proches des mélodies que Satie lui-même aurait pu écrire autour de ses séquences d'accords. L’album Satie sera suivi d’une collection d’albums «  fin de siècle » rendant hommage à Ravel (1999) et Debussy (2000).

Le pianiste, désireux de poursuivre, ouvre son horizon classique en essayant la même approche avec d'autres illustres compositeurs classiques : Beethoven, Mozart, Schumann, Haendel, Vivaldi, Scarlatti. En 2004, pour l’album Impressions of Chopin's Nocturnes, Loussier abandonne un temps le trio pour s’exprimer en solo. Libéré des contraintes rythmiques, le pianiste laisse les thèmes chanter. Les Nocturnes 6 (en sol mineur) et 7 (en do mineur), en particulier, sont de parfaites méditations impressionnistes à découvrir.


L’APRÈS LOUSSIER

Jusqu'à présent, les ouvrages de référence sur le jazz n’ont pas été généreux envers Jacques Loussier, pourtant, il n’échappera à personne que le pianiste était un véritable improvisateur de jazz plutôt qu’un « réformateur » de la musique classique. Si dans les premières années de sa carrière il a écarté le snobisme ambiant des deux côtés – classique et jazz -, il a surtout rendu hommage aux compositeurs qu'il aimait avec une dévotion incomparable, se produisant assez longtemps pour laisser entrevoir au plus grand nombre que toute musique pouvait être délestée de ses frontières.


JACQUES LOUSSIER : BOLÉRO (Maurice Ravel)

Décédé le 5 mars 2019 à l’âge de 84 ans, Jacques Loussier laissera derrière lui les traces d’un grand artisan du rapprochement entre la musique jazz et la musique classique. Son dernier disque, My personal favourites, sorti en 2014 chez 'Telarc' à l’occasion de ses 80 ans, était une fois de plus consacré à son hôte favori, Jean-Sébastien Bach.

Par Elian Jougla (Cadence Info - 03/2019)


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