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SON & TECHNIQUE

LA MUSIQUE CONCRÈTE ET L'UTILISATION DES BANDES MAGNÉTIQUES

La musique concrète appartient au domaine de l'électroacoustique, tout simplement parce qu'elle pioche à la fois dans les vertus du monde acoustique et dans la magie opérée par l'électricité. Cette rencontre improbable deviendra réalité en 1948, grâce aux efforts d'un homme, Pierre Schaeffer, qui conçoit un nouveau terrain créatif en utilisant les bandes magnétiques...


UN NOUVEAU MONDE SONORE

© CEphoto, Uwe Aranas (wikimedia) – Une bande audio magnétique BASF, produite dans les années 1950 avec son amorce de démarrage verte.

À la sortie de la Seconde Guerre mondiale, Pierre Schaeffer est un technicien qui travaille pour la Radiodiffusion-Télévision Française (RTF). Curieux, mais aussi ambitieux, c'est à lui que l'on doit le premier studio de musique électronique. Entouré d'un matériel considérable : microphones, phonographes, magnétophones à vitesse variable et divers enregistrements sonores, il conçoit une forme d'art qu'il baptise la musique concrète.

Sans en prendre toute la mesure, Schaeffer vient de mettre un pied dans le monde de demain, en produisant un art avant-gardiste qui conduira la manipulation des sons à devenir une ressource inépuisable, préfigurant ainsi, avec trente années d'avance, l'utilisation de boucles sonores utilisées par les samplers.

La musique concrète redonne un nouveau souffle après les expériences du dodécaphonisme conduit par Arnold Schoenberg dans les années 1920. En déployant le monde musical vers l'électronique, Schaeffer a assuré aux générations suivantes d'artistes (dont les Beatles et les Pink Floyd), la possibilité de repousser l'utilisation classique des instruments acoustiques, puisque théoriquement, il n'existe pas de limites sonores à cette technique que je vais à présent vous détailler.


MISE EN PRATIQUE

La musique concrète est enregistrée directement sur bande avec des sons préalablement produits, d'où l'appellation de « concrète », par opposition à la « musique abstraite » qui repose sur des écritures couchées sur partition et jouées ultérieurement par des musiciens.

Bien que les premières expériences impliquaient des enregistrements sur phonographe, l'utilisation exclusive des bandes est apparue finalement plus pratique qu'un format gravé. Grâce à elles, les possibilités d'épissage et de collage de parties étendaient les champs du possible. Schaeffer évita les sons produits électroniquement par les premiers synthétiseurs, pour n'utiliser que des enregistrements provenant de sons naturels (acoustiques). Dans la pratique, la réalisation d'un morceau ne durant que quelques minutes pouvait nécessiter des semaines de travail pour assurer les différents découpages et collages.


LA TECHNIQUE DES DÉCOUPES DE BANDE

Contrairement à ce que l'on imagine, Schaeffer ne coupait pas uniquement les bandes dans leur largeur, il allait utiliser d'autres angles de coupe pour obtenir différentes temporisations d'attaques et d'extinctions sonores. Cette ingéniosité lui permettra, notamment, de superposer deux sonorités pour une durée précise ou de produire différents délais sonores, comme l'explique l'énumération des techniques de coupe ci-dessous.

1. La découpe droite ou verticale (dans la largeur de la bande). Elle produit une rupture sonore dure et sèche.

2 et 3. La découpe en diagonale. Elle produit un changement sonore plus ou moins abrupt en fonction de l'angle du biseautage.

4. La découpe par insertion. Elle permet d'obtenir une attaque et une décroissance combinées de deux sons sur une brève durée.

5. La découpe par les bords extérieurs. Son emploi présente une rupture sonore moins sèche que la découpe droite.

La découpe en longueur ou horizontale (dans le sens de la bande). Elle permet d'obtenir la superposition de deux sons sur une durée choisie arbitrairement par la coupe droite qui suit.

Une fois découpée suivant l'angle choisie, les deux bouts de bandes sont assemblés et maintenus grâce à un ruban adhésif placé sur la face opposée.

Un collage droit et en diagonale

Cette technique de découpage pouvait aller nettement plus loin en les combinant. Par exemple :

  • 1. Découper la bande dans sa largeur horizontale.
  • 2. Découper ensuite le résultat obtenu dans la largeur verticale pour obtenir plusieurs bouts de bandes d'une demi-largeur.
  • 3. Puis les assembler dans le désordre.

En constatant la fragilité d'une bande magnétique et son élasticité, on imagine les doigts de fée qu'il faut avoir pour mener à bien la découpe et l'assemblage !


LA MAGIE DES BOUCLES

Grâce au magnétophone stéréo, pourtant encore techniquement limité, Shaeffer, au lieu de faire défiler la bande simplement pour lire le résultat obtenu, poussera la technique plus loin en saisissant une bande préalablement découpée et contenant des sons enregistrés pour ensuite coller ses extrémités afin de réaliser une boucle sonore. Celle-ci pouvait être plus ou moins longue suivant le chemin qu'elle empruntait. Pour cela, des guides cylindriques en métal et disposés à l'extérieur du magnétophone étaient utilisées, comme le montre le schéma ci-dessous.

Utilisation d'une boucle longue

1. Tête d'effacement – 2. Tête d'enregistrement – 3. Tête de lecture – 4. Guide

Une fois la boucle montée et le magnétophone mis en route, celle-ci peut servir à créer des effets sonores particuliers.

L'écho. Ce retard utilise un enregistreur à deux canaux et à trois têtes : effacement, enregistrement et lecture. L'écho de bande s'explique par la distance entre les têtes d'enregistrement et de lecture. Le ruban prend un certain temps pour parcourir cette distance (un délai qui eput atteindre ou dépasser les 100 millisecondes). Par conséquent, si vous écoutez la bande pendant que vous enregistrez, vous entendez le son capturé un peu plus tard que l'original. Le signal est enregistré, surveillé par la tête de lecture, et renvoyé à la piste inférieure de la tête d'enregistrement.

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1. Le signal du micro entre dans l'entrée gauche du "magnéto 1" – 2 et 3. Le signal enregistré passe ensuite dans le "magnéto 2" avec du retard – 4. Il ressort du "magnéto 2" – 5. Le signal est réinjecté dans l'entrée gauche du "magnéto 1".

L'écho rétroactif (feedback delay). Il est créé en réinjectant le signal dans la tête d'enregistrement du canal d'origine. Cette technique peut impliquer plusieurs canaux et créer plusieurs répétitions. Les applications les plus intéressantes du délai de bande impliquent le traitement du signal de retour.

Le pitch. Il joue sur le changement de la vitesse de lecture pour affecter la hauteur, produisant une tonalité plus basse si on ralentit la lecture et plus élevée si on l'accélère. En employant deux platines, les changements de hauteur obtenus sont ensuite enregistrés sur une bande.

Le défilement inversé. L'inversion des bobines enregistrées et leur lecture à l'envers peuvent être utilisées pour produire des effets d'aspiration sonore et des modifications d'« attaque sonore ».


SCHAEFFER L'INVENTEUR

À notre époque, les effets sonores sont devenus des broutilles dans le discours musical. Ils sont tellement intégrés dans la musique que plus personne n'est surpris de leur présence. Mais, dans les années 1940/1950, les astuces déployées par les fondateurs de la musique électronique pour élaborer de nouveaux concepts sonores étaient parfaitement incroyables. Était-ce dû à cette paix retrouvée après le chaos provoqué par la guerre, à ces lendemains plus calmes qui font systématiquement espérer la lumière ? Il est certain qu'une exaltation existait et que franchir de nouvelles frontières sonores ne pouvait que stimuler le désir d'aller encore plus loin et plus haut. Schaeffer l'aura au moins démontré !

Au-delà de cette recherche sonore et de ses effets parfois spectaculaires, on doit aussi à Schaeffer la création de deux outils précurseurs. Il y aura le phonogène. Grâce à la transposition d'une boucle construite en 12 étapes distinctes et utilisant un clavier, cet instrument peut être considéré comme l'ancêtre du mellotron. Son fonctionnement repose sur l'utilisation de 12 cabestans (1) de différents diamètres (à l'image d'un changement de vitesse sur un vélo). Un moteur à deux vitesses permettait la transposition d'octave. Ensuite, le morphophone. Utilisé dans son atelier de Paris, il était constitué d'un jeu de boucles spécialisé. L'appareil possédait une tête d'effacement, une autre d'enregistrement et dix pour la lecture, avec un filtre réglable pour chacune afin de concevoir des effets de timbre spéciaux.

1. Le cabestan est un axe rotatif muni d'un galet presseur en caoutchouc et qui, sous l'action de sa mise en route mécanique, provoque une pression constante en appuyant la bande contre une bûtée guide pour assurer son défilement devant les têtes magnétiques.

Par Elian Jougla (Cadence Info - 01/2023)

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