DU TEMPS DES ROULEAUX
La première étape – et non des moindres – a d’abord consisté à maîtriser le courant électrique. À l’aube de la révolution industrielle, cette domestication du courant devinet cruciale afin que de nombreuses recherches aboutissent. Vers 1870, des instruments d’un nouveau genre naissent, comme les pianos mécaniques avec systèmes pneumatiques ou électriques : le pianola d'Edwin S. Votey à Détroit et le Telharmonium de Thaddeus Cahill qui, déjà, produit des sons entièrement générés par l'électricité. Au même moment, des appareils mécaniques de reproduction sonore voient le jour : le phonographe de Thomas Edison et le gramophone d'Émile Berliner.
Dès lors, la musique s’invite chez l’habitant à toutes les heures du jour et de la nuit. Il n'est plus nécessaire de sortir pour assister à un concert ni de convier des musiciens pour écouter de la musique chez soi. Le cylindre, puis plus tard le disque, deviennent les indispensables supports pour écouter des airs populaires dans son salon. Une véritable révolution dont l’importance peut être comparée avec celui de nos chers « smartphones » !
De son côté, le cinéma muet cherche à sonoriser les films par tous les moyens. L’idée de capturer des sons et de les reproduire de façon synchrone avec l’image deviendra une véritable révolution à la fin des années 20, ce qui entrainera de nouvelles obligations vis-à-vis des tournages (Al Jolson, le chanteur de jazz)
© pixabay.com - À près d'un siècle de distance, le gramophone, une invention sonore aussi révolutionnaire que le smartphone
En 1913, quand Luigi Russolo écrit « L'Art des bruits », il ne prend peut-être pas encore toute la mesure de l’influence qu’aura son ouvrage. Russolo dépeint le bruit non plus comme un ennemi, mais comme un moyen d’élargir la palette sonore de la musique dans un monde dominé musicalement par l’instrumentation acoustique. Russolo prophétise en quelque sorte la domination des bruits mécaniques et électriques dans un environnement urbain et industriel.
Quelques compositeurs, sûrement plus sensible que d’autres à l’essor de cette recherche, imaginent des approches musicales toutes nouvelles. Erik Satie, le premier, compose en 1917 la musique d'ameublement ; une musique qu'il souhaite répétitive et décorative, tout en étant d’une grande simplicité d'écriture. À sa manière, Maurice Ravel fera de même en 1928 avec son Boléro, dont l’assise rythmique répétitive et son thème obsédant forme une longue boucle progressive et hypnotique.
Bien avant la seconde guerre mondiale, le compositeur français Edgar Varèse fera un grand saut dans l’inconnu en abandonnant les méthodes de composition traditionnelle, mais aussi en n’ayant plus recours à l'orchestration classique. Le compositeur parle alors de textures sonores et utilise des matériaux bruts pour illustrer ses musiques (sirène, bruits de la rue…). Grâce à leur utilisation insolite, les ancêtres du synthétiseur que sont le Telharmonium, les Ondes Martenot et le Theremin deviennent entre ses mains les premiers instruments de référence dans le domaine de l’expérimentation sonore.
LES LABORATOIRES SONORES D'APRÈS-GUERRE
En 1939, la seconde guerre mondiale éclate et donne un coup d'arrêt aux expérimentations. Celles-ci reprennent dès la fin des années quarante au sein de quelques laboratoires de recherches. Ces unités d'un nouveau genre sont tenues par des chercheurs/musiciens généralement rattachés à des organismes d'État ou à de grandes universités. Toutefois, pour accomplir leurs travaux, ils obtiennent parfois des fonds financiers issus de structures privées ou de grandes entreprises en quête de nouvelles technologies.
Ces "studios laboratoires" sont disséminés un peu partout. À Toronto, chez le compositeur Hugh Le Caine, à New York (‘Columbia Princeton Electronic Music Center’), à Milan (‘Studio di fonologia musicale’) ou encore à Cologne (studio de la Westdeutscher Rundfunk - WRD) et à Paris (‘Groupe de recherche de musique concrète’ - GRMC). Ce sont surtout ces deux derniers laboratoires qui vont être à la pointe de la recherche en musique électroacoustique.
C'est en effet dans le studio de la WDR, structure de radiodiffusion de l'Allemagne de l'Ouest, que naît la musique électronique allemande. Werner Meyer-Eppler, Robert Beyer et Herbert Eimert y diffusent dès 1951 leurs travaux sonores sur les ondes, rejoints par Stockhausen quelques mois plus tard. Ce dernier y signe ses premières œuvres essentielles comme Studie 1 (1953), sa première œuvre de musique électronique et Kontakte (1959), qui mélange instruments mécaniques et sons électroacoustiques.
En France, le GRMC est créé en 1951, sous l'impulsion de Pierre Schaeffer, inventeur du terme de « musique concrète ». Ce genre musical réunit différents processus et techniques électroacoustiques, de l'enregistrement des sons sur bande magnétique à leur diffusion via des haut-parleurs, et la production de sons par des instruments ou machines utilisant l'électricité.
En 1958, le GRMC est rebaptisé ‘Groupe de recherches musicales’ (GRM). Outre Pierre Schaeffer, le GRM accueille Pierre Henry, Bernard Parmegiani, lannis Xenakis, Éliane Radigue, puis plus tard François Bayle et Jean-Michel Jarre, entre autres. Plusieurs œuvres fondatrices à la musique électronique expérimentale y sont réalisées. Citons la pièce Symphonie pour un homme seul de Pierre Schaeffer et Pierre Henry en 1949, la musique concrète d'Orphée 51 ou toute la lyre en 1951, des mêmes auteurs, pour voix, mime, instruments et bande magnétique.
En 1967, la musique de ballet composée à l’intention du chorégraphe Maurice Béjart par Pierre Henry et Michel Colombier, La Messe pour le temps présent, sera l’une des premières musiques à mixer rythmes pop et sons électroniques. De cette ambiance électroacoustique surgira le single Psyché Rock, premier témoin d’une réussite commerciale au royaume de la musique concrète.
PIERRE HENRY & MICHEL COLOMBIER : PSYCHÉ ROCK
L'un des premiers mix réussis entre musique électronique et musique pop
De leur côté, les recherches conduites aux États-Unis permettent à des compositeurs comme John Cage de développer d’autres façons d'aborder la musique électroacoustique. Dès 1939, il écrit la pièce Imaginary Landscape N°1, pour laquelle il utilise des tourne-disques et des sons fixés sur vinyles. Son utilisation de la bande magnétique développée à partir des années quarante va asseoir sa renommée en réalisant des montages précis grâce à la technique dite du collage ; procédé qui se répandra dans de nombreux studios d’enregistrement jusqu’à l’abandon du magnétophone à bandes au profit de l’échantillonnage dans les années 80.
Par la suite, le compositeur réalise quatre autres épisodes de la série Imaginary Landscape (la dernière datant de 1952, pour 8 bandes magnétiques et 42 disques). On doit également à John Cage d’autres projets majeurs : Music Of Changes (1951) avec des pianos préparés, aux musiques aléatoires, 4'33" (1952), un morceau de silence qui permet d'écouter les sons de l'environnement, ou encore Williams Mix (1953), un montage de sons électroniques joués sur huit lecteurs de bandes magnétiques.
John Cage poursuivra les esquisses visionnaires d'Erik Satie en devenant l’auteur d’une musique baptisée de minimaliste ; une musique qui prendra son essor aux États-Unis dès les années soixante et dont les compositions les plus célèbres sont dues à Terry Riley, Steve Reich et Philip Glass (le principe de base de la musique minimaliste repose sur la répétition d’un rythme et/ou de motifs mélodiques qui se développent dans la durée).
© pixabay.com - Début des années 60, les instruments électroniques se développent. Ici l'arrière d'une tête d'amplificateur.
LA MUSIQUE ÉLECTRONIQUE SOUS D’AUTRES ESPACES
Malgré l’arrivée en force de la musique rock dans les années cinquante et de sa guitare électrique, la musique électronique ne trouvera grâce au public qu’à la décennie suivante avec l’arrivée des pianos électriques et des premiers modèles de synthétiseurs taillés pour la scène. Grâce à la musique pop, les sonorités électroniques vivent là leur première révolution majeure en inscrivant plusieurs fois des titres sur le tableau de chasse réservé aux hits.
Désormais, l'exploration des sonorités électroniques relève autant de l'expérimentation scientifique que de la création artistique. Conjointement aux inventions technologiques les plus récentes, les nouveaux claviers, boîtes à rythmes et premiers arpégiateurs finissent par influencer tous les étages du processus créatif, d'autant que leur accès est progressivement facilité par la commercialisation d’un grand nombre d’instruments : pianos électriques Fender Rhodes et Wurlitzer, orgues électroniques Lowrey et Farfisa, synthétiseurs ARP, EMS, Moog et RMI, etc.
Grâce aux efforts conjugués de quelques musiciens aventuriers, la musique électronique est parvenue à s’échapper des murs qui l’emprisonnaient pour envahir d’autres espaces plus jouissifs et permissifs. Beach Boys, Beatles, Pink Floyd… les groupes de musique pop ne se sont pas privés de lui faire les yeux doux malgré une utilisation parfois maladroite et timide. Toutefois, il faut voir dans ces intentions, le signe évident qu’un cap venait d’être franchi, un tournant décisif qui allait révolutionner en profondeur toutes les strates des musiques et des techniques à venir ; une fulgurante ascension que la plupart des musiques commerciales ne cessent de nous confirmer jour après jour.
Par Elian Jougla (Cadence Info - 03/2019)
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