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INSTRUMENT ET MUSICIEN


LE SYNTHÉTISEUR : PETITE ÉTUDE EN DIAGONALE

Chaque époque a sa musique, et la musique utilise, d’une manière ou d’une autre, la technologie de son époque. Le synthétiseur qui a déjà traversé plus d’un demi-siècle d’existence ne déroge pas à cette règle immuable...


SYNTHÉTISEUR ET MUSIQUES « VIVANTES »

Aujourd’hui, l’électrification des instruments de musique est tout aussi acceptable que jadis les recettes et secrets des facteurs d’orgue et des luthiers qui, en leur temps, s’appuyaient sur un empirisme technique, tout à fait digne de considération. Dans les années 70, la formation d’un pianiste de scène associé aux musiques dites « vivantes » passait indubitablement par un apprentissage du son électronique. En effet, l’indispensable présence d’un matériel électronique de pointe utilisé en concert (ou en studio) s’accompagnait aussi de techniques que le claviériste devait savoir maîtriser parfaitement.

Bien évidemment, cette adaptation ne s’est pas faite en un jour ! Il y eut d’abord le son de l’orgue électrique, celui de Jimmy Smith qui étonna le monde de la musique d’après-guerre. Ensuite, à l’orée des années 60, vint le piano électrique de Ray Charles imposé par son « What’d I Say », avant que quelques années plus tard, un certain Robert Moog ne suggère sa conception du monde sonore à travers ses synthétiseurs. Désormais, rien n’allait plus être pareil !

D’un maniement beaucoup plus abordable et plus sûr que par le passé, le développement du synthétiseur allait provoquer des remises en question dans la tête des pianistes de rock et de jazz ; certains l’adoptant sans réserves avec plus ou moins de discernement. Il est donc très intéressant de se pencher sur ce « cerveau électronique » qui a éclairé d’un nouveau jour l’histoire de la musique de ces 50 dernières années.

© Michael Mep


MAIS QU’EST-CE QU’UN SYNTHÉTISEUR ?

À la base, le synthétiseur est un instrument capable de produire une multitude de sons originaux, parfois étranges ou inattendus. La dextérité manuelle compte souvent dans le résultat (surtout avec les modèles analogiques dépourvus de banques de mémoire). Le synthétiseur n’embarque de l’électronique que pour assister le musicien dans ses recherches sonores, et pour obtenir ce que l’on désire, il est crucial de bien connaître la marche à suivre, la logique et la « philosophie » de l’instrument en quelque sorte.

Le synthétiseur est le premier instrument sur lequel il est possible d’exécuter des sons électroniques au lieu de les élaborer en studio. Ce sont ces qualités de « traduction » qui lui ont apporté la notoriété, la puissance et une place de choix au cœur des orchestres modernes.

Le synthétiseur se caractérise autant par la source, le contrôle que par le traitement qu’il inflige au son. Au lieu de rechercher ou de vouloir poursuivre un seul et unique son, comme celui du piano, le synthétiseur offre une palette sonore luxuriante pour peu qu’on accorde une certaine crédibilité à celle-ci. Le pianiste se trouve ainsi confronté à un clavier complexe avec des combinaisons offrant mille possibilités sonores. Capable de reproduire le tintement d’une cloche (ou de s’en approcher) jusqu’à d’étranges magmas sonores, l’instrument fait autant appel aux connaissances musicales qu’électrotechniques de son utilisateur.

De monophonique, le synthétiseur est devenu polyphonique, puis sensible à la vélocité, se rapprochant – sans le nommer – des particularités techniques du piano. La sophistication avançant à grands pas, le progrès a modifié le regard porté sur l’instrument. Le synthétiseur n’est alors plus considéré comme un gadget, un instrument pour faire « joujou », mais comme un instrument à part entière, capable de cohabiter dignement auprès des autres claviers que sont l’orgue et le piano.

Cependant, sa haute technicité gêne parfois l’amateur d’acoustique pure. Pourquoi, me direz-vous ? Tout simplement parce qu’un synthétiseur, contrairement à un instrument acoustique, est élaboré à partir de composants fabriqués de toutes pièces et assemblés selon une technique qui relève des mathématiques, de la physique et de l’électronique ; un concept d'une grande logique, mais qui l’éloigne d’un instrument dont le résultat repose uniquement sur de l'acoustique, avec ses forces et ses faiblesses.


LA PRISE DE CONSCIENCE DE LA PLACE DU SYNTHÉTISEUR

À la charnière des années 70, musiciens et techniciens anglais vont se retrouver dans les studios et tenter de tirer le meilleur parti des sonorités électroniques produites par les synthétiseurs. La musique pop-rock canalise alors ses premières recherches. C’est l'époque du mellotron, un petit clavier qui mémorise et reproduit des sons déjà enregistrés sur bande et qui préfigure l’arrivée de l’échantillonnage. L’orgue et le piano s’adaptent et complètent admirablement le rendement sonore du synthétiseur. Après Les Beatles, le tout jeune groupe Pink Floyd et la nouvelle vague progressive, avec en tête Emerson Lake and Palmer, Yes et Genesis, créeront avec un matériel d’avant-garde une dimension lyrique nouvelle dans la musique populaire.

Au départ, les atouts du synthétiseur sont des plus séduisants : économique à la production, pratique dans sa miniaturisation, polyvalent également, le « son synthé » s’incorpore à l’instrumentation de la musique rock, rehausse la plastique traditionnelle du genre, avant d’incorporer celle du jazz, plus pour être dans la course que pour de nobles raisons.

D’ores et déjà, le jeu de clavier passe de manière irréversible par la recherche électro-acoustique : capable de reproduire le flux d’un océan déchaîné, une hypothétique guerre spatiale pour des BO de cinéma ou en tentant une approche mimétique d’un ensemble à cordes. Sans abuser de sa puissance encore relative, le synthétiseur bouleverse les codes de la musique et son univers par ses possibilités étonnantes.

Officiellement, beaucoup de musiciens l’évitent, alors que l’instrument s’empare de la production de masse. En 1972, le Pop-Corn des Hot Butter devient le titre de reconnaissance du synthétiseur. Une consécration commerciale. Cette ritournelle déchaîne un engouement sur les pistes de danse. Le succès est fracassant et reste encore dans les mémoires. Le Pop-Corn ouvre la voie aux « Space Opera », « Black-jack » et autre « Magic Fly ».


HOT BUTTER : POP CORN (1972)

Malheureusement, tous ces morceaux ont le tord de se ressembler en étant trop rigides dans leur interprétation, en étant vides d’émotion. Un voile noir se pose dès lors sur l’usage du synthétiseur. A-t-on alors mal perçu l’instrument et ses possibilités fantastiques ?

Comprenant les erreurs dues à l’empressement de la nouveauté, une pléiade de musiciens s’essaye à l’arrangement et, plus souvent, au plagiat d’œuvres déjà consacrées. Une forme de replis succède à un engouement insouciant. Or, la commercialisation systématique d’un procédé le dessert plus qu’elle ne le sert et le sature dans la facilité figée. Le plagiat d’œuvres déjà consacrées ne durera qu’un temps.

Au cours des années 70, les seuls compositeurs/illustrateurs à tirer le meilleur parti de cette petite révolution sonore sont ceux des « jingles » publicitaires de radio et de génériques d’émission pour la télévision. Le marché du disque offre ainsi à des musiciens-techniciens capables de créer leur propre univers sonore, des opportunités de se faire remarquer.


LE SYNTHÉSITEUR PREND DE LA HAUTEUR

Utilisé en soliste, le synthétiseur excelle, mais il démontre aussi ses capacités versatiles quand il prend un contrôle total sur la production sonore. À l’aube des années 70, l’instrument trouve un terrain de prédilection privilégié, d'abord en Allemagne, au sein d’un mouvement qui prendra pour nom : rock cosmique.

La haute technicité des studios d’enregistrement et des ingénieurs d’Outre-Rhin offre des débouchés à la création artistique. À l’aide du synthétiseur, les musiciens cherchent et élaborent une musique hâtivement qualifiée de planante. Réunissant quelques réels talents dans les domaines de la composition et des données technologiques, les virtuoses de la musique synthétique inondent le marché du disque de leur production. Kraftwerk sera l’un des prototypes de ces formations.

Avec Kraftwerk un changement de taille se produit : les recherches s’effectuent plus sur les équipements que sur la partition. Les studios de Düsseldorf se transforment en laboratoires d’où émanent les sons les plus divers. Avec leur troisième album (Autobahn), Kraftwerk crée une musique qui s’intègre à notre environnement industriel de béton et de plomb, provocant à leur écoute une évasion qui nous éloigne de cet univers suffocant.

Le lyrisme futuriste est baigné de sons électroniques obsédants. La machinerie mise en œuvre pour atteindre la perfection est impressionnante : voix humaine synthétique, boîte à rythmes, arpégiateur, séquenceur… Radioactivity et Trans-Europ-Express sont devenus des morceaux de références dans le domaine de la musique électronique. La qualité de la prise de son, les trucages presque extraordinaires et les clichés musicaux qui émanent de la musique de Kraftwerk comblent alors l’amateur de sensations stéréophoniques et d’impressions cosmiques.


KRAFTWERK : RADIOACTIVITY (1976 – remastérisé 2009)

Le synthétiseur développe de nouvelles sensations. Tangerine Dream distille de longues plages répétitives sans refermer totalement leur musique aux instruments acoustiques (piano, guitare). Ils ne sont que trois et produisent un son léger, spatial et fascinant. De son côté, Klaus Shulze sera le protagoniste d’une musique « parapsychologique » en faisant naître le rêve et l’hypnose grâce à ses superpositions de plans sonores et à ses subtiles manipulations des harmonies. La musique dite « éthérée » reçoit un accueil chaleureux auprès du jeune public sans que soit encore prononcé le qualificatif de « musique électro ».

Grâce à ces nouveaux sons parfois étranges, comme venus d’ailleurs, de l’espace et de l’infini, le monde occidental crée une musique sur mesure grâce à un matériel encore démuni d’histoire. Le Français Jean-Michel Jarre n’aura qu’à se glisser à l’intérieur, comme le ferait un appel d’air. Fini alors le compositeur de chansons à succès pour Christophe ou Patrick Juvet, tout son être l’engage dans une voie en solitaire. L’album Oxygène (1976) sera le témoin de sa maturité musicale, mais aussi celui d’une vision avant-gardiste qui concilie habilement une musique aux allures commerciales et des sons éminemment mélodieux. On lui reprochera assez longtemps cette facilité à mettre en œuvre des « trucs » faciles, pourtant on ne peut que saluer cet «  Oxygène » qui provoquera en France une réaction positive à l’égard du synthétiseur et de son usage.


LE SYNTHÉTISEUR AU-DELÀ DES FRONTIÈRES

Au départ, le synthétiseur n’a pas joué cavalier seul. C’est dans les formations pop et rock qu’il va d’abord trouver sa place en permettant à des groupes consacrés d’élargir leurs horizons.

Les États-Unis et le Royaume-Uni sont les premiers à adopter le synthétiseur. La possibilité d’enrichir le paysage sonore et d’orienter les compositions le rend indispensable. De Steve Miller à Brian Eno, le son synthétique est utilisé dans les domaines les plus divers, d’autant que la polyvalence et la diversité des solutions que l’instrument propose semblent sans limites. Steve Miller l’a bien compris quand il a opté pour la guitare synthé pour embellir ses mélodies folk-blues, et ce, malgré les défauts de latence de l’instrument. Eagles et América suivront en renouvelant l’esprit du folk et de la country, tandis que Steve Hillage transformera le rock original en voyage planétaire, reconstruisant rythmes et harmonies.

Quelques jeunes et moins jeunes recrues du jazz auront soif de goûter également aux mirages du synthétiseur : Herbie Hancock, Chick Corea et même le vieux Sun Ra, utiliseront ces équipements d’avant-garde, tout comme le batteur Billy Cobham qui ne sera pas en reste en électrifiant sa batterie. Quant à Stevie Wonder, il est alors à l’image de la bonne santé de la soul-music, en développant un jeu singulier et brillant sur ses claviers.


L’ARRIVÉE DE LA TECHNO-ROCK

L’Angleterre a sans doute été le berceau de ce mouvement transformiste. Les groupes ont très vite assimilé l’univers des vibrations et des bruits de demain et ont incorporé le synthétiseur comme étant une réponse. Les prolongements d’un techno-rock sont multiples et parfois déconcertants.

Dans cette avant-garde, il faut citer Pink Floyd et leur ancien preneur de son, Alan Parsons. Ce dernier a su doser parfaitement tous les moyens technologiques de l’époque, mariant l’univers des instruments acoustiques à ceux électroniques. Ses créations, The Raven (inspiré d’Edgar Poe) et Robot font appel aux meilleurs musiciens de l’époque tout en nous faisant partager le lyrisme fascinant de la lutherie et de la machinerie électroniques. Le son Pink Floyd y est pour beaucoup, mais le génie du technicien Parsons aussi. King Crimson, Genesis, Yes avec Rick Wakeman ou Hawkwind ne seront pas très loin de cette forme de conception.

Keith Emerson et Brian Eno sont deux cas à part dans la musique rock, deux personnalités audacieuses et ouvertes à la technologie de pointe. Le premier, qui aime visiblement les synthétiseurs Moog, est l’architecte des sonorités néoclassiques électrifiées. Sa synthèse du rock et du classique sera convaincante durant toute l’existence du groupe Emerson, Lake & Palmer ; parodiant parfois gratuitement les clichés en provenance du jazz, du blues ou du boogie-woogie.

Le second, Brian Eno, est le type même de l’instrumentiste né de la technologie. Avec Roxy Music, le rock se constellait de paillettes magiques et Eno se fera l’interprète de vibrations étranges. Avec Robert Fripp, Phil Manzanera, mais aussi avec David Bowie, le prodige du synthétiseur développera les idées les plus surréalistes avant d’entreprendre en parallèle une carrière solo bien différente. Ses schémas trouveront un certain écho dans la musique punk de la fin des années 70 avec un groupe comme Ultravox, qui allie la rythmique d’acier aux nappes évanescentes de l’électronique.


BRIAN ENO : MUSIC FOR AIRPORTS (AMBIANT) (1978)

N’oublions pas dans cette petite liste Vangelis, le Grec exilé en France, qui créera un pont entre académisme, lyrisme et liberté d’entreprendre (autoproduction), voyageant en solitaire et participant à des aventures où le synthétiseur n’avait pas eu encore une totale liberté à s’exprimer : la musique de film et le documentaire (L’apocalypse des animaux de Frédéric Rossif)


EN CONCLUSION

Paul McCartney, Cat Stevens ou Frank Zappa n’ignoreront pas la valeur ajoutée du synthétiseur en l’utilisant à leur tour avec autant de spontanéité que leurs premières guitares électriques ; les clichés musicaux engendrés par l’introduction du synthétiseur dans la musique rock et jazz étant assez nombreux pour dégager quelques perspectives enrichissantes. Et même si seuls les groupes à gros budget n’ont jamais reculé devant un matériel coûteux, la musique y a toujours gagné en sophistication, que ce soit sur scène ou en studio. Finalement, personne n'est vraiment perdant !

L’arrivée de l’échantillonnage et du numérique faisait craindre le pire… pourtant le pire n’est jamais arrivé. Qu’il soit analogique ou de type FM, le synthétiseur a eu le temps de devenir un instrument technologique doté de référence incontestable malgré sa courte histoire. Oui, le synthétiseur est toujours bien là, bien vivant, relooké, doté des technologies les plus récentes ou renaissant sous ses habillages « vintage » dès que la nostalgie s’en empare.

J. Sanjuan (Cadence Info - 12/2019)

À CONSULTER :

LA LUTHERIE ÉLECTRONIQUE

Dans le domaine de la facture instrumentale, la lutherie électronique est certainement le secteur dans lequel les innovations les plus étonnantes sont apparues. Outre l’emploi de nouveaux matériaux, elle a surtout mis en avant la possibilité de créer une multitude de sons et d’effets.

LE DÉVELOPPEMENT DE LA MAO, SOURCE D'INSPIRATION POUR LES MUSICIENS

Aujourd’hui comme hier, la musique assistée par ordinateur épaule le musicien dans sa créativité. Grâce à ses automatismes, elle codifie la musique et sert d’intermédiaire. Avec la MAO, le compositeur teste, efface, recommence et construit sa propre discipline artistique. Il est le seul maître à bord.


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