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CLASSIQUE / TRADITIONNEL

MANUEL DE FALLA : LE TRICORNE , UN BALLET AUX ORIGINES ANDALOUSES

Son nom domine la musique ibérique de son temps. Manuel de Falla appartient à la prestigieuse lignée des compositeurs espagnols du 20ᵉ siècle, aux côtés d'Enrique Grandos et Joaquin Turina. À la source du ballet Le Tricorne, une pièce musicale adaptée du roman de Pedro Antonio de Alarcôn, Le Magistrat et la meunière (El Corregidor y la Molinera). Remanié et réorchestré, ce récit en vers deviendra l'un des premiers chefs-d'œuvre du compositeur.


UN CHEF-D'ŒUVRE DE L'ENTRE-DEUX-GUERRES

Le Tricorne (EI Sombrero de tres picos) est exécuté pour la première fois à Londres le 22 juillet 1919, quelques mois après l'armistice de la Première Guerre mondiale. À peine les armes se sont tues, que le milieu artistique s'élance à nouveau et que l'art reprend ses droits. En 1920, la musique française donne naissance au Groupe des Six (Georges Auric, Louis Durey, Arthur Honegger, Darius Milhaud, Francis Poulenc, Germaine Tailleferre). Puis, dans une Russie en pleine prise de pouvoir des bolcheviks dirigés par Lénine, le compositeur Serge Prokofiev s'exile et donne son Troisième Concerto pour piano et orchestre à Chicago (Illinois). Non loin de là, dans le pays qui a vu naître le blues et le jazz, un jeune et brillant compositeur expérimente le « concerto jazz ». Dans l'Aeolian Hall à Manhattan (New York), George Gershwin interprète les parties pianistiques de la Rhapsody in Blue (1924). La peinture bouscule également ses habitudes et procédés. Marcel Duchamp, Fernand Léger et Pablo Picasso sont là pour le démontrer. Quant au mouvement dadaïste, avec ses contours intellectuels et littéraires, il poursuit sa remise en question du progrès et de ses contraintes, de l'idéologie politique et de ses conventions, n'y voyant qu'absurdité et horreur.

Fasciné par le génie si particulier de l’art espagnol, l'intuitif critique d'art Diaghilev rencontre Manuel de Falla en 1916 et pressent immédiatement le prodigieux talent de ce jeune musicien. Le protecteur des artistes et impresario de ballet russe lui demande de mettre en musique une pièce adaptée du roman de Pedro Antonio de Alarcôn, Le Magistrat et la meunière. La représentation a lieu le 7 avril 1917 à Madrid. Cette musique de scène est une sorte d'ébauche sonore que le compositeur espagnol prendra soin de revoir en profondeur pour aboutir à son futur chef-d'œuvre, Le Tricorne. Comme toujours dans le cas d’une commande, le compositeur est tenu à un certain nombre d'impératifs qui doivent convenir à Serge de Diaghilev et au ballet russe qui vient de s'installer à Londres. C’est là que Falla mettra un point final à sa partition.

Le compositeur espagniol doit penser Le Tricorne en des termes dynamiques et saltatoires particulièrement précis tout en restant attentif à distribuer équitablement les parties des cinq rôles principaux et les interventions du corps de ballet avec les villageois et les soldats. Le découpage, adapté aux exigences de la scène, ne le dissuade pas de renoncer à ses principes de densité de la matière musicale et de concentration des effets sonores. Assuré de disposer de conditions de représentation idéales, le compositeur use d'une écriture nerveuse, sans rien refuser des acquis de son temps, mais sans négliger non plus la part de folklore induite par la nature même de l'œuvre et de son argument.

L'ARGUMENT DU TRICORNE

Tiré d’un conte populaire, l'histoire est des plus simples. À la fin du 18ᵉ siècle, à Grenade, une meunière est courtisée sans succès par un magistrat qui se retrouve dans le lit du meunier à la suite d'une malencontreuse chute dans l'eau. À cette occasion, l'heureux époux se vêt du tricorne et des habits de l'homme de loi, lequel, sortant de sa couche, enfile ceux de son rival. De ce quiproquo, naît toute une suite de scènes burlesques, les soldats arrêtant leur maître en lieu et place du meunier. Tout se termine par une jota endiablée, le vieux libertin n'ayant pas obtenu de la belle ce qu'elle réserve à son sémillant meunier !


LA DANSE DU MEUNIER
Orchestre national de la RTF Orchestra conduit par Igor Markevitch.

DES FORMULES EMPRUNTÉES AU FOLKLORE ESPAGNOL

© Studio G.L. Manuel Frères, A.N Paris (picryl.com). Manuel de Falla

Scéniquement, Le Tricone exploite la danse populaire espagnole dans ses diverses catégories, du fandango à la séguedille en passant par la jota. D'emblée, lors du premier tableau, c'est à une fanfare de cors et trompettes, joyeusement scandée par le martèlement des timbales, que Falla confie le soin d'instaurer le climat festif qui annonce, telle l'entrée du taureau dans l'arène, l’arrivée du meunier et de la meunière. À cette dernière revient le premier « clou » de la soirée, la Danse de la meunière, sur les rythmes ternaires du fandango.

Dans le second et dernier tableau, le compositeur célèbre les joies d'une fête vespérale, la Saint-Jean, à travers une séguedille. La danse andalouse à trois temps, dont le mouvement reste pondéré, est soutenue par les cors et vibre d'une intense vitalité. Le ballet du Tricone use de savoureux enchaînements de farces et joyeux délires. Les trouvailles musicales s'entendent presque à chaque mesure, jusqu'au déchaînement de la jota finale, danse à trois temps amplifiée par les trombones et tubas, dont les trépidations semblent quitter la scène pour gagner le public et lui communiquer son dynamisme.

La Danse du meunier est certainement, dans son énergie quasiment brutale, l'une des plus parfaites démonstrations de l'invention musicale chez Falla. Sous sa forme apparente de danse andalouse typique du flamenco, elle témoigne d'une puissante originalité créatrice, tant dans sa dynamique rythmique, dérivée de l'écriture pour guitare, que dans son usage d'échelles sonores empruntées à la « gamme andalouse ». De Falla opère en styliste accompli, empruntant la musique populaire andalouse pour les agréger à sa propre langue, aussi savante qu'inimitable.

En matière de ballet, l'importance de la chorégraphie et du décor est primordiale. Pour Le Tricorne, le chorégraphe Léonide Massine a mêlé pas classique et danse espagnole, réussissant une audacieuse synthèse, avec la complicité de sa partenaire, la célèbre danseuse russe Tamara Karsavina. Quant aux décors, ils seront dus à Pablo Picasso ; le peintre rendant hommage, à travers la simplicité apparente de ses lignes cubiques, à sa patrie et à tout un engagement populaire et folklorique, comme la corrida ou les costumes sévillans à l'élégance très andalouse.


DANSE FINALE
Orchestre national de la RTF Orchestra conduit par Igor Markevitch.

STRUCTURE

Première partie

  • 1. Introduction
  • 2. L'après-midi
  • 3. Danse de la femme du meunier (fandango) – El corregidor – La molinera
  • 4. Les raisins

Seconde partie

  • 5. La nuit : Danse des voisins (Seguidillas)
  • 6. Danse du meunier (farruca) – Scène (allegretto) – Les couplets de coucou (nocturne)
  • 7. Danse du magistrat (Danza del corregidor) (menuet) – Allegro
  • 8. Danse finale (Jota)

À PROPOS DE MANUEL DE FALLA (1876-1946)

Né à Cadix, Falla rencontre le succès en 1905 avec la Vie brève (un drame lyrique en un acte). Tout comme ses compatriotes, le compositeur Isaac Albéniz et le pianiste Ricardo Viñes, il rejoint Paris et se lie d'amitié avec Claude Debussy, Maurice Ravel et Paul Dukas. En dehors du Tricorne, on doit à Falla de remarquables réussites musicales dont les plus célèbres sont Nuits dans les jardins d'Espagne pour piano et orchestre, Chansons populaires espagnoles, L'Amour sorcier (l'œuvre certainement la plus connue du compositeur), Le Retable de maître Pierre et le Concerto pour clavecin. Effrayé par la barbarie de la guerre civile espagnole, le compositeur quittera son pays pour l'Argentine en 1939. Il y décédera le 14 novembre 1946, sans avoir eu la capacité de terminer sa cantate scénique, L'Atlantide, à laquelle le compositeur avait pourtant consacré vingt ans de sa vie.

Par Patrick Martial (Cadence Info - 02/2024)
(Source : "Guide de la musique" par Gérard Denizeau – Éditions Larousse, 2011)

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