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CLASSIQUE / TRADITIONNEL


SERGUEÏ PROKOFIEV, BIOGRAPHIE/PORTRAIT  - POUR L'AMOUR DE LA MÈRE-PATRIE

Compositeur extrêmement personnel et dynamique, Sergueï Prokofiev (1891-1953) se fera remarquer par la volubilité et la vivacité trépidante de sa musique. Découvert et lancé par l'imprésario et organisateur de spectacles Serge de Diaghilew pour lequel il écrira plusieurs partitions : Le Fils Prodigue, Le Pas d'acier, Sur le Borysthène… la jeune école russe pouvait s’enorgueillir de compter dans ses rangs un de ses plus brillants et indomptables compositeurs.


L’ÉTRANGE DESTINÉE DE SERGUEÏ PROKOFIEV

D’étranges dates entourent la destinée de ce compositeur. Né l'année du centenaire de la mort de Mozart, dans un petit village ukrainien, Sontsovka, Prokofiev décèdera le 7 mars 1953 à Moscou, le jour même de la mort de Staline. D'une très grande précocité musicale, Prokofiev est compositeur avant même de devenir un élève au Conservatoire de Saint-Pétersbourg, où il entre en 1904.

Le piano devient si essentiel à ses yeux qu’il devient un virtuose de l’instrument. Ses premières œuvres en porte le témoignage : Première Sonate (1907), 1er Concerto (1911), Toccata (1912), 2e Sonate (1912)… En 1913, l'exécution de son Deuxième Concerto sera aussi l'occasion d'un scandale en devançant de quelques mois celui de Stravinsky et de son Sacre du Printemps joué à Paris. Prokofiev mettra un terme à ses études en remportant un éclatant prix Rubinstein où il impose, face à un jury médusé, son Premier Concerto pour piano.

Sergueï Prokofiev (1918)

Sans hésiter, il s’engage dans une carrière artistique au long cours qui le conduit à se produire à l'extérieur de la Russie : Londres, New York, Paris… Et, en 1918, il décide de se fixer aux États-Unis avant de rejoindre la France.

Ce désir de s'installer si loin de la Mère-Patrie ne vient pas de son opposition au nouveau régime qui s'installe (« Je n'avais pas la moindre idée du but et de la signification de la Révolution d'Octobre », devait-il dire plus tard), mais parce qu'il éprouve le besoin d'avoir un peu plus « d'air frais » pour se livrer davantage dans ce qui le passionne, la composition.

Lors de ce long séjour en France qui dure près d'une quinzaine d'années (de 1918 à 1932), Sergueï Prokofiev goûte à une autre existence. Alors qu’en Russie le peuple vit dans un état de désinformation complète, cette prise de distance le conduit à avoir de nouvelles positions face au devenir du monde et à la manière de percevoir les événements de son pays.

Sa jeunesse et sa fougue le conduisent à fréquenter les milieux d’avant-garde. Il côtoie Stravinsky et Debussy, et c’est pour lui le temps des œuvres spectaculaires : le ballet Chout (1920) ou celui du Pas d'Acier (1925) qu’il écrira à la demande de Diaghilev, l'opéra Le Joueur (1927) d'après Dostoïevski et L'Ange de feu (1923), un opéra tragique et mystique tiré d'un roman de Valéri Brioussov ; des œuvres toutes commencées avant qu'il ne quitte la Russie et dont les sources d'inspiration proviennent de la littérature et de la société russes.

L’œuvre de Prokofiev est parsemée de réussites exemplaires, des œuvres majeures dans l’histoire de la musique russe. Parmi celles écrites en exil, retenons sa Symphonie classique (1918), véritable chef-d'œuvre de grâce et d'esprit ; son opéra, L'Amour des trois oranges (1919), remplit de notations amusantes et de détails pittoresques traduits par une orchestration vivement colorée aux tons francs. Rajoutons aussi la suite Scythe (1915). À son retour en URSS, son imagination reste intacte. Il compose Le lieutenant Kijé (1934), le ballet Roméo et Juliette (1936), le très populaire Pierre et le Loup (1938), Simon Kotko (1939), Cendrillon (1944) et la vaste fresque héroïque de Guerre et Paix (1952) ; autant d’œuvres diverses auxquelles nous pouvons associer plusieurs Symphonies, de la musique de chambre et une abondante littérature pianistique.


SERGUEÏ PROKOFIEV : 'L'AMOUR DES TROIS ORANGES' (suite op. 33)
successivement : I. The Clowns (00.00), II. The Magician and the Witch Play Cards (3 :04), III. March (6:19), IV. Scherzo (7:44), V. The Prince and Princess (9:15) VI. The Flight (13:01) - Orchestre symphonique de la BBC sous la direction de Rudolf Kempe (1975).

Alors qu’à Paris, l’artiste est estimé et qu'il compte de nombreux amis fidèles, Prokofiev décide de tout laisser derrière lui pour rentrer à Moscou en 1932, à une période pourtant marquée par le début de la grande glaciation stalinienne. À son arrivée, Prokofiev aura des commentaires négatifs sur l'art Occidental qui auront un certain bruit. Dès lors, le compositeur n’a qu’une seule idée en tête : placer son talent au service de la politique soviétique.

L'auteur de L’Enfant prodigue venait de rompre avec son passé. Il s'était confessé publiquement pour se faire pardonner de ses erreurs occidentales, allant jusqu’à demander au peuple russe de l'aider à ne pas retomber dans le péché et à écrire désormais une musique « stalinienne » d'une orthodoxie inattaquable. Or, pour ses fervents admirateurs occidentaux, ce désaccord était d’une nuance difficilement perceptible, car son génie illuminait tous les sujets qu'il abordait et, en 1953, son décès ne fera que décupler l'affection et l'admiration du monde entier en plaçant à l’écart son « idéal patriotique » pour ne conserver de lui que ses innombrables chefs-d'œuvre.

En URSS, le voyageur impénitent se heurte aux autorités, peu enclins à délivrer des visas de sortie pour lui permettre de poursuivre sa triple carrière de compositeur, de chef d'orchestre et de pianiste à Vienne ou à Londres. Le coup de tonnerre dogmatique éclate le 10 février 1948 quand une résolution du Comité central du Parti communiste - devenue célèbre sous l'appellation de « Rapport Jdanov » -, condamne sans appel les « tendances antidémocratiques en musique », et classe Prokofiev parmi les figures de proue de cette orientation soi-disant dépravée. Blessé, Prokofiev répondra orgueilleusement dans la Pravda : « Tout essai pour s'adapter au goût de l'auditeur dénote une mésestimée à la fois de son niveau culturel et de la qualité de son goût. Une telle tentative manquerait de sincérité, or une musique non sincère n'est pas viable. »

D’autres ripostes suivront, condamnant à l’avance le travail conduit par le compositeur. Cette promptitude à réagir aux agressions se retrouvera dans nombres de ses œuvres. C’est l’un des paramètres fondamentaux de la musique de Prokofiev que l’on retrouve dans ses ballets, ses concertos ou ses sonates pour piano.

Cet art de régime, étroitement soumis à des disciplines gouvernementales totalitaires, sera pratiqué avec plus de docilité par Dimitri Chostakovitch (1906-1975) qui, au contraire de Prokofiev, ne quittera jamais l’Union soviétique. Pourtant, malgré sa stricte obédience, il connaîtra les rigueurs de la censure officielle. Sa Lady Macbeth sera jugée peu accessible à la foule des "camarades" et soulèvera des protestations, au point de se voir frapper d'indignité musicale par Staline.

Une chose est sûre, si Prokofiev et Chostakovitch avaient un profil psychologique particulier qui s’exerçait sur l'essence de leurs œuvres, leurs démarches respectives se rejoignent en un point : l’amour ravageur de la patrie russe, une foi qui avait déjà inspiré les plus belles pages des compositeurs Glinka, Tchaïkovski et Moussorgski.


UN MAUVAIS CARACTÈRE

Russe, Prokofiev ne le sera pas seulement par son message musical, dénotant un tempérament énorme et surexcité, il le sera aussi en raison d'une psychologie intime qui correspondait à l'idée qu'on se fait souvent chez nous de ses compatriotes. Provocateur en diable, il portait toujours des complets très voyants, taillés dans des étoffes aux coloris agressifs, ce qui fera dire un jour au violoncelliste Rostropovitch qui l’avait bien connu : « Cet homme est extravagant. » L'auteur du célèbre conte musical Pierre et le Loup incarnait l'antithèse accomplie.

D’autre part, Prokofiev avait très mauvais caractère et explosait à la moindre broutille. Il persécutait son proche entourage, notamment sa première épouse, la cantatrice Lina Llubera avec qui il aura deux fils, Sviatoslav et Oleg. Il imaginait toujours que les autres étaient à son entière disposition et qu’ils devaient se plier au moindre de ses desiderata.

Après avoir quitté sa femme, à partir de 1947, il vivra avec la poétesse Mira Mendelson qui deviendra sa collaboratrice pour plusieurs de ses livrets. Sa dernière tournée occidentale a lieu en 1938 et, en 1942, il renoncera définitivement à sa carrière de virtuose.


SERGUEÏ PROKOFIEV : 'CINDERELLA' (suite)

LA PARENTHÈSE CINÉMATOGRAPHIQUE

Prokofiev, qui ne pouvait s'accomplir véritablement qu'en se tournant énergiquement vers le passé de sa patrie, devait trouver l’occasion de briller dans le 7e art avec le cinéaste Sergueï Eisenstein. Ce genre de collaboration ne prouvait pas seulement sa certitude que le vingtième siècle était le siècle du septième art, mais il donnait à sa musique une dimension et une ampleur supplémentaires à des sujets qui, jusqu'alors, avaient été presque exclusivement traités que sur les planches théâtrales.

Le compositeur imprégnera les films Alexandre Nevski (1938) et Ivan le Terrible (1944) d’une musique puissante à la hauteur des épisodes capitaux de l’histoire russe. La première de ces œuvres, dont il existe également une version de concert sous forme de cantate pour mezzo-soprano, chœurs et grand orchestre, relate notamment la fameuse « bataille des glaces ». Ce combat, qui a lieu en 1242, demeure célèbre dans les annales. La bataille engage alors les troupes du tsar Alexandre Nevski et vient se heurter victorieusement aux chevaliers teutoniques sur les étendues gelées du lac de Pskov, situé au sud du golfe de Finlande. Cet écrasement des Allemands est une date glorieuse, car elle annonce l'irrésistible ascension du pouvoir moscovite.

Tout aussi expansionniste sera la destinée d'Ivan le Terrible, sacré tsar en 1547. Malgré sa cruauté inouïe, ce dernier deviendra le véritable père de la « Russie moderne ». Son règne concordera avec le développement d'un État fort qui connaîtra de très riches heures lors du célèbre épisode de la prise de Kazan, quand les armées impériales battront à plate couture le peuple turc des Tatars durant une mêlée digne des grands épisodes des croisades !

Tout au long de sa carrière, cultivé par la science musicale de Rimski-Korsakov et de Stravinsky, Prokofiev aura toujours le souci de produire des orchestrations extrêmement brillantes et cherchera même à dépasser celles de ses maîtres, comme en témoigne La Suite Scythe qui se verra surnommée « l'œuvre la plus chère du monde » par les organisateurs de concerts qui connaissaient alors à peine les énormes effectifs requis pour les symphonies de Mahler.

Une pareille virtuosité de l'instrumentation habite également sa Cinquième Symphonie, une des partitions les plus célèbres de toute la musique soviétique. Datant de 1944, année où l'issue de la Deuxième Guerre mondiale s'annonçait victorieuse pour les sujets de Staline, elle chante « l'homme libre et heureux, sa force, sa générosité et la pureté de son âme ». Il va sans dire que de pareilles intentions ne pouvaient que s'accommoder d'une instrumentation très claire, sinon éclatante. Au fond, cela convient très bien au personnage et auteur du Lieutenant Kijé qui préférait en permanence  – et de loin – au discours intime de la musique de chambre, la somptuosité sonore des ensembles imposants.

Par Patrick Martial (Cadence Info - 04/2021)

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