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BLUES, SOUL, REGGAE, RAP, WORLD MUSIC...


FREEDOM SONGS ET SOUL MUSIC, LA RÉVOLTE NOIRE

« Si un Américain, parce qu’il a la peau noire, ne peut pas déjeuner dans un restaurant public, s’il ne peut pas envoyer ses enfants dans les meilleures écoles publiques, s’il ne peut pas voter pour les élus qui le représentent… Bref, s’il ne peut pas vivre pleinement et librement, comme nous le désirons tous, alors qui parmi nous s’estimerait heureux de changer de couleur de peau pour prendre sa place ? Qui parmi nous s’estimerait heureux de se voir conseiller la patience et l’immobilisme ? »


LES ‘FREEDOM SONGS’

Cent ans d’immobilisme ont passé depuis que Lincoln a aboli l’esclavage. Pourtant, les descendants des esclaves ne sont pas vraiment libres. Ils ne sont pas libérés des chaînes de l’injustice. Ils ne sont pas libérés de l’oppression sociale et économique. Et cette nation, malgré tous ses espoirs et toutes ses gloires, ne sera complètement libre que lorsque tous ses citoyens le seront. (John Fitzgerald Kennedy – juin 1963)

1963. Après l’assassinat de J. F. K, le Mouvement des droits civiques aux États-Unis ne fait que s’amplifier. Ce mouvement non-violent, tente, depuis ses origines en 1945, de mettre un terme à la ségrégation raciale et d’obtenir des droits civiques pour l'ensemble des citoyens Américains. Le véritable point de départ de cette lutte pacifiste proviendra d’un simple fait divers, quand des Noirs habitant à Montgomery (Alabama) demanderont à avoir accès aux autobus dans les mêmes conditions que les Blancs. Un homme, un pasteur noir du nom de Martin Luther King, va alors faire entendre sa voix et devenir la figure charismatique et emblématique de ce premier mouvement d’importance à avoir eu une influence durable sur la société américaine et sur le statut des Noirs américains.

Ce mouvement pacifiste trouvera dans la musique une nouvelle façon de conduire et de prolonger cette lutte. Les chants deviendront les porte-drapeaux d’un combat aux valeurs nobles, celles de la justice et de la fraternité. Malgré les brimades et les exactions d’une police répressive et violente, des marches, toujours plus nombreuses, voient le jour. Les Noirs défilent dans la rue, chantant en chœur et à tue-tête des chansons appelées ‘freedom songs’. La détermination est toujours là, intacte. Partout dans le pays vont s’élever, pendant des mois, des années, ces nouveaux chants aux textes simples et évocateurs.

Les ‘freedom songs’ puisaient tout autant dans le répertoire traditionnel que dans les hits parades du rhythm and blues. Certaines chansons seront détournées. Hit The Road Jack, le tube de Ray Charles, deviendra Get Allright Jack, un appel à la mobilisation civique contre la ségrégation. Parfois, seul le titre de la chanson suffisait à incarner les mots d’ordre du mouvement, comme ce We Shall Overcome, un vieux spiritual qui allait devenir l’hymne des militants pour l’égalité des « races » en 1963.


LES BUS DE LA LIBERTÉ

Les ‘freedom songs’ prendront encore plus d’importance quand la jeunesse étudiante noire entrera en lutte… “J’ai été arrêté pour avoir manifesté sans autorisation. Je vais rester ici. Je me plais ici, je suis bien. Et je reviendrai jusqu’à ce que notre race soit libre. Je veux l'égalité des droits, comme tout le monde. Je veux ma liberté, comme tout le monde”, lance alors un jeune noir emprisonné, face à la caméra.

Dans les autobus roulant vers la liberté, les ‘Freedom Riders’ (les défenseurs de la cause noire) sillonneront le Sud pour défier ses lois imbéciles. Ils transporteront avec eux leur idéalisme, leur enthousiasme, mais également leur amour pour cette musique venue du fin fond de l’histoire américaine, et que la jeunesse redécouvrait, non sans un certain affront, dans les chansons folk destinées aux Blancs.


UN RÊVE PACIFISTE

Durant l’été 1963, la plus belle et la plus importante des manifestations convergea jusqu’à Washington pour marquer ce moment décisif, ce mouvement de liberté lancé par tout un peuple, de toutes les couleurs et de toutes les religions d’Amérique. Les temps étaient en train de changer. Cette lutte de plusieurs années semblait être sur le point d’aboutir…

Ce rêve pacifiste d’une société, enfin réconciliée avec elle-même, allait être conforté par la signature de la loi sur les droits civiques en 1964 (le Civil Rights Act, qui interdit toute forme de discrimination dans les lieux publics, sera suivi l’année suivante par le Voting Rights Act qui permettra de devenir électeur aux États-Unis.)

Mais une loi sur l’égalité des « races », même signée par le président Johnson, n’avait que peu de poids… À cette époque, dans les États du Sud, la violence des Blancs contre le peuple Noir se déchaîne comme jamais. Face aux bombes éclatant dans les églises, face à la brutalité d’une police armée jusqu’aux dents, le discours d’espoir de Martin Luther King se heurte durement à la réalité raciste du vieux Sud.

Au Nord, ce n’est guère plus réjouissant. L’existence est tout aussi misérable. Derrière la façade des immeubles du Bronx à New York ou de Watts à Los Angeles, les trafics imposent leurs lois tandis que le mécontentement de ses habitants contre la discrimination ne fait que grandir. Les quartiers deviennent des ghettos et les ghettos vivent au rythme des arrestations arbitraires et des bavures policières.


LA MUSIQUE ESTAMPILLÉE ‘TAMLA MOTOWN’

Pourtant, il y a un endroit où le rêve d’intégration et de fraternité semble déjà réalisé. Cet endroit, c’est la musique. Depuis le début des années 60, sous l’impulsion de Berry Gordy, une extraordinaire usine à hit s’était mise à fonctionner dans le ghetto de Détroit… Tamla Motown.

Chaque mois de nouveaux titres sortaient. Les chansons étaient souvent interprétées avec grâce et énergie par des jeunes filles habillées très chic et à qui Berry Gordy avait promis des carrières de stars. Des stars comme Martha & The Vandellas qui faisaient danser dans la rue la jeunesse noire et blanche dans toutes les villes d’Amérique et au-delà de l’Atlantique, jusqu’en Europe. Diana Ross & The Supremes et leur hit Where Did Our Love Go, reflétait bien l’atmosphère insouciante et joyeuse de cette époque dessinée par 'Tamla Motown'.

Les compositeurs et les musiciens estampillés ‘Tamla Motown’ avaient effacé toute la brutalité de l’époque avec élégance et simplicité. L’élégance d’une mélodie, la simplicité d’un refrain, chantés avec ce sourire si rassurant et séduisant, radieux chez Diana Ross et enjôleur chez Sam Cooke, l’enfant chéri du gospel et premier artiste de R & B à reprendre une chanson de Blanc (Bob Dylan - Blowin’ In The Wind).

Motown chantait l’amour et la danse, tandis que Sam Cooke osait chanter les temps qui changent, ce nouveau vent qui soufflait sur sa communauté et auquel il donnera son hymne définitif, A Change Is Gonna Come, peu avant d’être assassiné dans des circonstances obscures en décembre 64.


LA LIBERTÉ, CA SE PREND !

À cette époque, la jeunesse noire voulait un changement, mais sans avoir à baisser la tête devant le Blanc. Une jeunesse dont le héros était Cassius Clay, le boxeur qui faisait trembler les rings et qui scandalisait les bien-pensants en refusant de rester à sa place, sa place de nègre. Pour les Blancs, Cassius Clay était tout juste bon à se battre sur un ring, alors qu’aux yeux des Noirs, il était bien plus que ça. Il était la plus grande gueule d’Amérique, il était la jeunesse, l’arrogance, la révolte… « J’ai 22 ans. Je suis le meilleur, le roi du monde ! Je suis beau, je suis un dur, je fais trembler le monde ! », osait revendiquer le champion de boxe poids lourd.

Les noirs sont fatigués d’attendre, fatigués de tendre l’autre joue, fatigués des marches et des meetings inutiles. Un changement de ton s’impose et ce changement ce sera Malcom X… « Les leaders noirs ne se sont pas battus. Ils ont supplié les Blancs de leur accorder leurs droits et leur liberté. Si vous devez mendier votre liberté à quelqu’un, vous n’êtes pas libre. La liberté, ça se prend. Les Noirs doivent faire savoir aux Blancs qu’ils sont prêts et disposés à payer le prix de la liberté. Sinon, nous resterons des citoyens de seconde zone ou, comme on dit, ‘des esclaves du 20e siècle’… Et ce prix, c’est la mort. » (Malcom X - juin 1964).

Beaucoup de Blancs, qui en ont assez de voir les Noirs souffrir, se rangent à leur côté pour les soutenir. Malcom X ne croyait pas au racisme. « Y a-t-il des bons et des mauvais chez les Noirs et chez les Blancs ? La question n’est pas d’être un bon ou mauvais Noir ou Blanc, mais d’être une bonne ou une mauvaise personne. » disait-il. Malcom X deviendra le leader d’une génération qui refuse le compromis.


LE FREE JAZZ, LE LANGAGE DE LA COLÈRE

Dire les choses, sans compromis, sans prendre de gants, c’est ce que faisait la chanteuse Nina Simone, la plus engagée des chanteuses de jazz… Oui, les noirs commencent à afficher fièrement leurs racines africaines. Ce n’est alors qu’une petite avant-garde, mais elle bouillonne. C’est l’époque où John Coltrane renoue avec le blues en jouant son thème fétiche Afro Blue.

Derrière John Coltrane, Archie Shepp ou Charles Mingus, les maîtres furieux du free jazz, une nouvelle génération de musicien se lève, plus dure, plus radicale, plus jalousement noire. Ces musiciens-là jettent dans leurs rythmes et mélodies la fierté d’être des fils d’Afrique et dans leur énergie instrumentale une colère enfin libérée.

Fierté et colère, il ne sera plus question que de cela désormais… Fierté d’un Cassius Clay, lançant à la face d’une Amérique Blanche qu’il s’appelle désormais Mohammed Ali, qu’il est un musulman noir. Colère d’un Stokely Carmichael, alors jeune leader de la branche étudiante des droits civiques, qui revendique un pouvoir noir, ici, maintenant, tout de suite.


LA LUTTE ARMÉE

En 1966, le Black Power prendra le relais de ces marches pacifiques. Le mouvement noir se radicalise. « La liberté est armée d’un fusil. La liberté va tirer sur ces ségrégationnistes ! » scandent et chantent alors des Noirs en colère. Les jeunes ne chantent plus la liberté comme leurs parents ou leurs grands frères. Autour de Stokely Carmichael, leur liberté est sans compromis. Elle est urgente. Leur liberté à eux, c’est la lutte armée.

Dans ce Sud où l’utopie non-violente de Martin Luther King est en train d’exploser, toute la jeunesse partage ce sentiment d’urgence. Cette impatience à exister, à crier, à chanter, à laisser exploser toute cette énergie accumulée depuis 350 ans. Cette explosion, qui avait commencé avec Sam Cooke, ne va pas cesser de s’amplifier et de se poursuivre avec cette nouvelle âme musicale baptisée la Soul Music.

Ce ne sont plus les accords de Motown qui règnent, étincelants comme les enjoliveurs d’une Cadillac carrossée pour l’Amérique Blanche, mais l’exubérance du Sud, sa chaleur, sa transpiration, sa douleur. Memphis dans le Tennessee, capitale musicale de ce Sud tourmenté, vivra aux sons de Stax Records et de ses studios d’où sortira la plus formidable voix des années 60, Otis Redding.

Sur scène, micro à la main, Otis Redding devenait un autre homme. Il incarnait la musique Soul avec ses contours sauvages. Sa voix contenait tout le tumulte des années 60, cette nouvelle assurance des Noirs d’Amérique qui les faisaient oser. Oser aller au devant du Blanc, oser lui prendre ses chansons et les réussir mieux que lui, comme au festival de Monterey, en 1967, lorsque Otis enflamma le public en chantant le tube des Rolling Stones, Satisfaction.


LA VIBRATION NOUVELLE DU FUNK

Otis Reding chantait, la basse grondait, la batterie frappait. Elle frappait comme une batterie n’avait encore jamais frappé. C’était une pulsation toute nouvelle. La célébration d’un rythme brutal dont le grand prêtre n’était autre que James Brown, le parrain de la Soul et le père de la pulsation Funk.

Le rythme sauvage de cette colère était en train de monter de toute l’Amérique Noire. Colère, contre l’arbitraire de la police raciste. Colère, contre les politiciens qui exploitaient les peurs de la majorité blanche. Colère, qui fit exploser la belle unité du mouvement des droits civiques et sa croyance sereine dans une force non-violente. C’était une rage muette qui vous prenait à la gorge !

Le premier qui sut saisir cette nouvelle vibration est bien James Brown, parce qu’il ne le fit pas avec des mots, mais avec des rythmes. Des rythmes qui enflaient, qui enflaient chaque année, encore plus brutaux, un peu plus radicaux, un peu plus Funk. Et à chaque fois qu’ils enflaient, l’Amérique Noire s’embrasait un peu plus… Harlem 64. Watts 65. Detroit 67. Le scénario était partout le même.


LA FIERTÉ D’ÊTRE NOIR

Après des années de vexations policières, quand une arrestation tournait mal, la rumeur enflammait la foule et c’était le ghetto qui explosait… violence, pillage… Face à une police complètement dépassée par les événements, venait ensuite le fatidique engrenage d’une brutalité sans merci, avec pour point d’orgue le renfort de l’armée, des blindés et des fusils. À la fin, des quartiers dévastés et des dizaines de morts. Et en 68, à Memphis… « Comme tout le monde, j’aimerais vivre… longtemps. La longévité m’est permise. Mais je ne m’en préoccupe pas pour l’instant. Je veux accomplir la volonté de Dieu. Il m’a emmené au sommet de la montagne. J’ai regardé au loin et j’ai vu la Terre promise. » disait Martin Luther King, voulant alors mettre fin à la pauvreté, au ghetto et à une guerre inutile, celle du Vietnam. Ce discours-là avait les intonations d’un Testament. Le lendemain, il était assassiné… et plus de cent villes s’embrasèrent.

Quelques heures après l’assassinat de Martin Luther King, James Brown et ses musiciens étaient à Boston pour un concert. La tension était extrême au point que le spectacle faillit être annulé par la mairie par crainte des violences. James Brown était sûr de pouvoir empêcher les émeutes dans la salle, parce qu’il était James Brown, parce qu’il était le Funk, parce qu’il connaissait son peuple et qu’il saurait lui parler.

Le concert eut bien lieu, mais James Brown se trompa, car le parrain de la Soul n’était devenu, pour la circonstance, qu’un artiste de couleur qui se tenait derrière un politicien blanc, un blanc qui disait au public de se calmer alors que leur plus grand leader venait d’être assassiné. Ce soir-là, James Brown comprit qu’il ne pourrait plus se contenter de chanter et de danser. Il comprit que ces rythmes primaires, qui avaient complètement dévoré ses chansons, voulaient dire quelque chose, que les slogans scandés, si caractéristiques et si répétitifs, étaient devenus la pulsation d’un peuple fier et coléreux.

Fier d’être Noir, un mot d’ordre dont le symbole sera un poing levé. Le poing du pouvoir noir. Le poing que dressait Tommie Smith aux jeux Olympiques de Mexico. Le poing des Panthères Noires. Les Noirs d’Amérique ne se cachaient plus. Ils marchaient, fiers de leur couleur, fiers de leurs origines, avec leurs vêtements africains et leurs coiffures ‘afro’, avec cette extravagance funky qui disait aux Blancs ‘d’aller se faire foutre’ avec leur bon goût et leur morale.

Les Noirs avaient déjà choisi leurs héros. Rien ne sera alors plus pareil. Partout le corps noir s’affiche, de plus en plus dénudé, de plus en plus voluptueux, de plus en plus libre. Et cette liberté est une déclaration, l’affirmation insolente de l’individualité de tout un peuple. Une liberté que Jesse Jackson résumera en quelques mots tout simple lorsqu’il ouvrira l’apothéose du ‘Soul Power’ au festival Wattstax de 1972 : « Je suis quelqu’un. Je suis peut-être pauvre, mais je suis quelqu’un. Je suis noir, beau, fier ! On me doit le respect ! »

Par Elian Jougla (Cadence Info - 04/2012)
(source : Des chaînes de fer aux chaînes en or de Pierre Evil)


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