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MUSIQUE DE FILMS


STANLEY KUBRICK ET LA MUSIQUE DE SES FILMS

1968. Stanley Kubrick poursuit une brillante carrière cinématographique entamée voilà quinze ans. Ses rares interventions dans le 7e art continuent de susciter l’admiration tant sa perfection dans la réalisation est grande. Dans la vie privée, l’homme d'une nature plutôt réservé et timide devient un autre quand il s'empare de la caméra. Au milieu des décors, il dirige d'une main de fer l'équipe technique et les acteurs. Stanley Kubrick est dévoré de l'intérieur, inventif et attentif au moindre détail, parfois dur et coléreux, voire mégalomane quand il s’agit de conduire un sujet qui lui tient à cœur.


KUBRICK, DE SPARTACUS À 2001, L'ODYSSÉE DE L'ESPACE

Kubrick a tourné seulement 13 films, mais chacun d’eux sont singuliers, provocateurs et profondément originaux par les sujets abordés. Le cinéaste était pessimiste sur la nature humaine et chaque héros de ses films portent en eux ou malgré eux un trait de caractère ou une faiblesse significative. Citons le glorieux combattant Spartacus, homme fier et courageux, le Docteur Folamour, en quête de pouvoir sous des traits satiriques, et le chef de gang Alex du film Orange Mécanique qui incarne à lui seul la violence et la cruauté. Le film Shaning invite le spectateur dans l'horreur et dans la folie meurtrière. Quant à Eyes Wide Shut, il aborde le thème du double qui envahit tout et qui engendre la perte d'identité de l’être.

Pour Kubrick, le perfectionnisme ne s’arrêtait pas seulement aux soucis du cadrage et de la lumière ou dans le choix des acteurs et des scénarios, la musique tenait également une grande importance dans son œuvre. Dans ses films, elle devait occuper un espace indépendant et personnel. Face au dictat exigé par les producteurs et les compagnies cinématographiques, le maître imperturbable finissait toujours par obtenir ce qu'il voulait. Soucieux de conduire là comme ailleurs sa créativité et son autorité, Kubrick ne voulait plus utiliser la musique de façon conventionnelle en faisant seulement appel à des compositeurs plus ou moins imposés. Mettre à la place des musiques préexistantes semblaient être une bonne alternative. Il était convaincu que des œuvres classiques et des chansons de circonstance pouvaient donner de bien meilleurs résultats. L’occasion va se présenter avec 2001, l’Odyssée de l’espace quand la musique composée par Alex North prit du retard…


KUBRICK, DE STRAUSS À LIGETI

Le film 2001, l’Odyssée de l’espace est d’une grande force, le majestueux des décors se mariant bien à la lenteur de l’action. Sa fable sur la solitude de l’homme face au mystère de l’Univers, sur une intelligence inconnue, suscite encore aujourd’hui beaucoup de commentaires. L’étage musical devait être à la hauteur des ambitions du sujet. Contre toute attente, contrairement à de nombreuses musiques de film hollywoodien qui possèdent un fil conducteur mélodique et une même couleur esthétique, les œuvres qui seront choisies par Stanley Kubrick n’auront aucun rapport entre elles, ni dans le style, ni dans la forme. De cet anachronisme, va naître une autre relation entre la musique et l’image. La musique ne sera plus là pour servir le film, mais tout le contraire !

Le film métaphysique de Kubrick sera auréolé de séquences musicales appartenant aujourd’hui à la mémoire cinématographique. En témoigne le ballet des stations au son du Beau Danube Bleu de Strauss, la planète Terre et la puissante introduction de Ainsi parlait Zarathoustra, et l’énigmatique apparition du monolithe accompagné des voix du Lux Aeterna de György Ligeti.

Kubrick : « Dans 2001, j'ai utilisé Ligeti, compositeur contemporain. Mais si l'on veut utiliser de la musique symphonique, pourquoi le demander à un compositeur qui de toute évidence ne peut rivaliser avec les grands musiciens du passé ? Et c'est un tel pari que de commander une partition originale. Elle est toujours faite au dernier moment. Or, si elle ne vous convient pas, vous n'avez plus le temps d'en changer. Mais quand la musique convient à un film, elle lui ajoute une dimension que rien d'autre ne pourrait lui donner. Elle est de toute première importance. »


ORANGE MÉCANIQUE, À LA CROISÉE DES CHEMINS

Pour mettre en œuvre sa réflexion sur l’ultraviolence dans le film Orange Mécanique, Kubrick choisi de mélanger le modernisme le plus en vu avec des thèmes du passé. Toutefois, quelques différences sont à noter dans l'utilisation de la BO. Les œuvres de Beethoven, Rossini, Edward Elgar sont ici accompagnées de musique électronique (Walter Carlos) et de chansons (Erika Eigen et Gene Kelly).

De ce mariage "présent/passé" va naître une B.O révolutionnaire. Orange Mécanique est adapté d’un roman d’Anthony Burgess où la violence et l’érotisme ont la part belle. L’histoire est celle d’Alex, un jeune leader de gang qui s’adonne avec une certaine jouissance dans la pratique du viol et de la torture. Sa sensibilité à la musique de Beethoven est l’un de ses rares points positifs. Arrêté, il est soumis à un traitement censé annihiler ses pulsions meurtrières, mais qui au contraire va le déshumaniser jusqu’à lui rendre la musique de Beethoven insupportable. Vulnérable et à la dérive, Alex n’aura d’autres choix pour redevenir pleinement humain que de renouer avec sa violence intérieure. « Il n’y a aucun doute qu’il serait agréable de voir un peu de folie dans les films, au moins ils seraient intéressants à regarder. Chez moi la folie est très contrôlée ! » déclarera Kubrick.

‘Le bien et le mal’ dans un monde futuriste qui part à la dérive est mis en images sans concession et sans retenu. À sa sortie, le film fait scandale et sera interdit plus de vingt ans en Angleterre suite aux controverses qu’il suscitera. La scène des coups de pieds sur une vieille personne à terre au son de la chanson Singing in the Rain conserve un aspect vénéneux en raison du décalage entre les images et la bande-son. Une fois de plus, Kubrick joue sur l’opposition entre le traitement de l’image et son illustration sonore. Ici, point de musique armée de percussions et de puissant fortissimo faisant trembler les haut-parleurs, mais une musique sirupeuse qui souligne le plaisir, la joie de vivre… même quand des coups de pied pleuvent !

Singing in the Rain chanté par Gene Kelly et I Want To Marry A Lighthouse Keeper par Erika Eigen sont les seules chansons du film. Tout le reste de la BO est occupée par des extraits d’œuvres classiques, mais surtout par des thèmes réécrits et adaptés par Walter Carlos, un des pionniers des synthétiseurs Moog (l’histoire raconte que Kubrick souhaitait utiliser des extraits de Atom Heart Mother des Pink Floyd , mais que face au refus de Roger Waters, Kubrick se retourna alors vers Walter Carlos).

En cherchant à prouver que le synthétiseur est un instrument à part entière, Walter Carlos peut être considéré comme un musicien visionnaire. Déjà en 1968, son album Switched on Bach est remarqué pour son audace. Cette musique baroque jouée uniquement avec des synthétiseurs rencontre un succès immédiat. L’album suivant, The Well-Tempered Synthesizer, suit le même destin. Et l’année où Kubrick rencontre Walter Carlos, le musicien vient de sortir Sonic Seasonings, un double album qui annonce déjà la musique ambiant des prochaines décennies.

Pour le générique, Walter Carlos imagine un générique intrigant, une transcription électronique de la Musique pour les funérailles de la reine Mary écrite par Purcell en 1695. La March From A Clockwork Orange est la première mélodie enregistrée avec une voix passant à travers un vocoder (une seconde BO du film sortira trois mois plus tard qui intègre les morceaux coupés par Kubrick, notamment La Gazza Ladra de Rossini en version synthétique).

Huit ans plus tard, Walter Carlos, devenu entre-temps Wendy suite à une opération pour changer de sexe, retrouve Kubrick pour le film Shining, mais cette fois le génial réalisateur décide de jeter la quasi-intégralité de son score. Si l’on excepte l’extrait de la Symphonie fantastique de Berlioz qu’elle adapte au vocoder, les œuvres utilisées sont signés Béla Bartók (Musique pour cordes, percussion et célesta), Krzysztof Penderecki (Polymorphia, De natura sonoris n° 1 & 2, Le Rêve de Jacob) et György Ligeti (Lontano). Le générique de fin est illustré par une musique des années 30, Midnight, the Stars and You, composée par Ray Noble. Cette musique de danse qui illustre une photo de bal d’un autre temps, montre une fois de plus l’anachronisme sur lequel s'est appuyé Kubrick pour conduire à son terme ce film d’horreur semé de nombreuses scènes sans réponse et sans explication rationnelle.


BARRY LYNDON ET MUSIQUE BAROQUE

Quatre ans après Orange Mécanique sort sur les écrans le film Barry Lyndon. Kubrick, qui court toujours après la performance technique, tourne uniquement avec l’éclairage naturel (scènes entièrement éclairées à la bougie). Cette exigence, tout en apportant au film une grande beauté visuelle, renforce l’authenticité des scènes. La BO s’adapte tant bien que mal à l’époque où se déroule l’action du film en employant des œuvres de Bach (Concerto pour 2 clavecins en mi mineur), Vivaldi (Concerto pour violoncelle en mi mineur), Haendel (Sarabande de la Suite n°11 en ré mineur), Paisiello (Saper bramante), mais aussi de Mozart (Marche d'Idomeneo) et Schubert (Danse n°1 en mi bémol majeur). Kubrick va mêler à ces œuvres classiques de la musique folklorique irlandaise interprétée par The Chieftains. La direction musicale et les arrangements sont confiés à Leonard Rosenman, auteur des BO de La fureur de Vivre et de À l’est de l’Eden.

Kubrick : « J'avais d'abord voulu m'en tenir exclusivement à la musique du 18e siècle, quoiqu'il n'y ait aucune règle en ce domaine. Je crois bien que j'ai chez moi toute la musique du 18e siècle enregistrée sur microsillons. J'ai tout écouté avec beaucoup d'attention. Malheureusement, on n'y trouve nulle passion, rien qui, même lointainement, puisse évoquer un thème d'amour ; il n'y a rien dans la musique du 18e siècle qui ait le sentiment tragique du Trio de Schubert. J'ai donc fini par tricher de quelques années en choisissant un morceau écrit en 1814. Sans être absolument romantique, il a pourtant quelque chose d'un romanesque tragique »

C’est à travers la Sarabande d'Haendel que les spectateurs vont identifier le film Barry Lyndon. Cette courte pièce aux accents majestueux et savamment orchestrée par Rosenman va servir de lien artificiel en illustrant les différents duels auxquels le gentilhomme devra faire face. Pour coller à la dramaturgie de la scène finale, Kubrick ira jusqu’à demander à Rosenman d’interpréter la Sarabande d'Haendel à un tempo plus lent. Barry Lyndon est construit à la façon d’un opéra, mettant en scène les acteurs dans des plans séquences méticuleusement étudiés, jouant tantôt plan serré, tantôt plan large en fonction de l’action.

La BO de Barry Lyndon n’a certes pas l’audace d’Orange Mécanique, le choix musical y est plus sage et plus conforme à l'esthétique du film. Il suffit d’écouter la très belle mélodie tout en retenue de Women Of Ireland présent lors des scènes sentimentales du film pour s’en convaincre.


STANLEY KUBRICK, POINT D’ORGUE

L’utilisation de la musique et sa place dans l’œuvre de Kubrick peut être divisée en deux parties : celle qui précède et celle qui succède 2001, l’Odyssée de l’espace. De 1953 à 1964, Kubrick utilise de la musique originale provenant de compositeurs en vue : Alex North, Gerald Fried, Nelson Riddle et Laurie Johnson. La musique n’est alors qu’une suite de leitmotiv suggestif mettant en valeur le jeu des acteurs. Ensuite, ce sera le grand saut, quand les BO s’affranchiront des règles établies par les producteurs et les majors en utilisant une grande majorité d’œuvres préexistantes. Musique classique et contemporaine, musique électronique et chansons deviendront de fait la source musicale des films de Kubrick.

La grande force du maître aura été d’utiliser les musiques préexistantes comme si elles avaient été créées spécialement pour ses films. Les BO aurait pu être signées Kubrick sans peine, tellement leur personnalité était écrasante. Dans ses films, la portée musicale n’est plus ‘décorative’ mais narrative. Elle intellectualise plus le propos qu'elle ne l'habille. À travers chaque film, sous des angles différents, son goût du détail et sa gourmandise musicale se sont mariés à la perfection, au point d’avoir apporté une certaine réflexion dans l’utilisation de la musique au cinéma.

Grâce à Kubrick, l’emprunt de musique préexistante classique ou pas s’est logiquement amplifié. Dans les années 70/80, débordant du cadre purement créatif, de nombreuses BO ont ainsi intégré des chansons et des musiques célèbres. Cela est devenu rapidement une habitude, presque une norme. Les BO, bonnes ou mauvaises, qui vivaient leur existence dans une sorte d’anonymat, se sont transformées en produits cinématographiques dérivés et en partenaires efficaces afin d'épauler la cause économique. De même, la publicité doit également beaucoup à Stanley Kubrick. La vulgarisation de ses musiques a permis à une masse de gens de découvrir des compositeurs et d’entendre des œuvres réservées plutôt à des amateurs éclairés. Sans Kubrick, qui aurait connu Ligeti ? Qui aurait osé entendre de la musique classique à la sauce électronique ? Kubrick possédait une science dans le domaine de l’illustration musicale. Il n'était pas musicien, mais il a osé et il a réussi à devenir une exception dans le domaine si controversé de la musique de films.

Par Elian Jougla (Cadence Info - 05/2013)

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