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CLASSIQUE / TRADITIONNEL

'PORGY AND BESS' DE GEORGES GERSHWIN, L’OPÉRA CONTESTÉ PAR LES NOIRS AMÉRICAINS

Peut-être pour avoir été trop attaché aux racines du jazz, Georges Gershwin n’a jamais vraiment été reconnu de son vivant comme une grande figure de la musique classique. Pourtant, le musicien américain n’a jamais ménagé ses efforts pour être à l’égal de ceux qu’il admirait le plus, Maurice Ravel, Prokofief, Stravinsky… Après avoir écrit la Rhapsody in Blue, le Concerto en fa pour piano et orchestre et Un Américain à Paris, ses trois œuvres maîtresses, écrire un opéra pour, certainement, entrer dans la prestigieuse lignée des grands compositeurs du 20e siècle se présentait à lui avec le roman Porgy d'Edwin Dubose Heyward...


GERSHWIN, UN COMPOSITEUR À SUCCÈS

Quand le jeune Gershwin découvre la musique de jazz et ses musiciens, un rêve le poursuit, celui d’être à son tour un autre de ses disciples. Ce qu’il savait, c’est qu’il ne possédait pas le swing de ses héros et amis qu’il vénérait, les légendaires Duke Ellington, Count Basie, Louis Armstrong, Fats Wallers ou Art Tatum. Dans le domaine du jazz, ne possède pas le swing et l'immédiateté des idées qui veut, et nombreux ont été les jazzmen blancs accusés d’en être privés… ce que l'écrivain et amateur de jazz Boris Vian ne se privera pas de relever des années plus tard à travers un jeu de mot cruel et bien inutile : « Gershwin ? Vous voulez dire Guère Swing ! ».

Le musicien s’était résigné, mais il ne perdait pas espoir de progresser grâce aux chansons qu’il commençait à composer. La suite de sa carrière allait le confirmer avec notamment ses innombrables comédies musicales à succès. Cependant, comme d’autres brillants compositeurs, Gershwin poursuivait d’autres rêves. Une première réponse favorable lui parvient grâce à la mise au point d’un concerto jazz qui deviendra la Rhapsodie in Blue en 1924.

Sans abandonner les comédies musicales écrites en collaboration avec son frère Ira dans lesquelles son art de la mélodie faisait mouche à chaque fois, aussi bien sur les scènes de Broadway qu'à Londres (Lady, Be good !, Tell Me More, Tip-Toes…), Gershwin devait poursuivre sa quête de « compositeur sérieux » en écrivant le Concerto pour piano et orchestre en fa majeur (1925).

© collection at the Library of Congress - La peinture, l'autre passion de George Gershwin (New York - 1931)

De passage à Paris en 1928, sa rencontre avec Maurice Ravel allait le rassurer sur ses ambitions. « Pourquoi seriez-vous un Ravel de seconde classe alors que vous pouvez devenir un Gershwin de première classe ? » lui dira l’auteur du Boléro. Gershwin se sent comme prisonnier de son succès et de son image de compositeur de « musique légère ». Dans la capitale française, il va à la rencontre de Nadia Boulanger, la célèbre pédagogue, avant de lier connaissance avec Kurt Weill, Alban Berg, Prokofiev, dans le seul but de trouver des réponses aux nombreuses questions qu’il se pose.


‘PORGY AND BESS’, UN MANIFESTE POLITIQUE

Après Un Americain à Paris en 1928, le compositeur remporte un autre vif succès à Boadway avec la comédie musicale Girl Crazy en 1930. Puis Hollywood l’appelle pour écrire la musique de Delicious (1931), un des premiers films musicaux. Tous ses succès et ses commandes traduisent des qualités certaines, mais Gershwin, qui savoure bien évidemment ces réussites, sait aussi qu’il lui sera bien difficile d’être reconnus à travers les autres figures de style qu’il cherche à imposer et qui consacrent habituellement les grands musiciens.

En écrivant un opéra, le compositeur avait le sentiment qu’en élisant ce genre majeur de la musique classique, il deviendrait pour la postérité le "Verdi américain". Il savait que son grand atout était d’être un excellent mélodiste et orchestrateur. Une grande partie de sa carrière démontrait déjà toute son ingéniosité à écrire des chansons populaires assorties d’envolées orchestrales enjouées et de rythmes syncopés.

Quelques années avant l’année officielle de la création de Porgy and Bess, en 1935, le contexte économique et social très difficile dû au crack de 1929 se prêtait parfaitement à l’histoire de son opéra. Porgy and Bess se présentait en effet comme un manifeste politique en réponse au crack boursier de Wall Street du jeudi 24 octobre 1929.

Les États-Unis qui venaient de traverser avec bonheur les « Années folles » devaient soudainement sombrer dans ses journées les plus noires. La surproduction industrielle ne devait pas résister à la spéculation boursière, au malaise agricole et à l’endettement quasi général. En quelques jours, la débâcle financière devait conduire des centaines de milliers d’actionnaires à la ruine, entraînant des répercussions mondiales toutes aussi désastreuses, surtout en Europe où des régimes totalitaires allaient prendre place. Ce n’est qu’en 1941, à l’entrée en guerre des États-Unis, que la fin de la crise cessera pour laisser place à un pays de nouveau conquérant.


GERSHWIN : SUMMERTIME
Paula Ingram (Clara) - The London Philharmonic conduit par Sir Simon Rattle (1989)

‘PORGY AND BESS’, UN OPÉRA GRAND PUBLIC

Quand Gershwin se lance dans l’écriture de Porgy and Bess, le compositeur vient de subir plusieurs échecs consécutifs. Ses comédies musicales Pardon My English (1933) et Let’em Eat Cake (1934) sont des échecs. Son projet d’opéra sur la vie de quelques personnages afro-américains ne peut alors pas mieux tomber pour relancer sa carrière…

Au même titre que les Contes d’Hoffman d’Offenbach, Porgy and Bess est avant tout l’œuvre d’un auteur connu du grand public pour ses musiques légères ce qui, compte tenu de cette renommée qui le poursuit maintenant depuis de nombreuses années, sonne comme un pari très audacieux. Pour le compositeur, il n’est pas question de s’adresser au seul public du théâtre lyrique. Il a pour ambition de créer un opéra, certes, mais surtout une « musique qui plairait au plus grand nombre plutôt qu’à une élite cultivée » dira-t-il (20/10/1935). Par ailleurs, Gershwin entend bien chanter l’âme particulière de son pays.

Le choix qu’il porte sur le roman d’Edwin Dubose Heyward ne doit rien au hasard. Gershwin en bon patriote dira : « Aucune autre histoire que 'Porgy and Bess' n’aurait pu correspondre à la forme sérieuse dont j’avais besoin. Tout d’abord, c’est une histoire américaine, et j’estime que la musique américaine doit prendre pour support des matériaux américains. » Et pour se défendre des critiques qui anticipent son projet et qui ne voient se dresser à l’horizon qu’une juxtaposition de jolies chansons, Gershwin opposera le génial précédent de Carmen, rappelant aux intéressés qu’il n’est ni facile ni honteux décrire des chansons de qualité.

La grande force, mais aussi la singularité de Porgy and Bess est d’avoir fait appel à une troupe composée uniquement de Noirs pour chanter un drame de la communauté noire dans une Amérique des années 30 enfermée dans une ségrégation qui court encore et toujours, bien malheureusement. Gershwin, qui se défend d’avoir voulu pasticher la communauté noire, justifie alors sa prise de position en ces termes : « J’ai fait en sorte d’utiliser les qualités de cette race : son sens du drame et de l’humour, ses croyances superstitieuses et sa ferveur religieuse, son instinct de la danse et son entrain débordant. Si, ce faisant, j’ai créé une nouvelle forme qui allie opéra et théâtre, celle-ci est née tout naturellement des matériaux employés. »

© Ealmagro - Représentation de Porgy and Bess au 'New York Harlem Theatre' (2009)


L’OPÉRA VU DE L’INTÉRIEUR

L’opéra comprend trois actes. L’action se déroule dans le quartier fictif de Catfish Row en Caroline du Sud. Le livret, dû à la collaboration entre DuBose Heyward et Ira Gershwin, met en scène l‘étrange couple formé par Porgy, cul-de-jatte vivant de mendicité auprès des Blancs et Bess, jeune femme de petite vertu.

Dans le cadre unitaire du quartier pauvre de Catfish Row, nombres de personnages secondaires animent et compliquent l’histoire. Il y a tout d'abord Clara – qui chante l’air d’entrée Summertime, sublime expression de l’amour maternel – et son mari Jake ; puis Crown, personnage fort en gueule et violent débardeur qui tue Robbins, mari de Serena ; Maria l’aubergiste ; Sportin’Life, trafiquant d’alcool et de drogue ; Mingo, le cueilleur de coton ; Peter, le marchand de miel ; Frazier, le faux avocat, etc.

Aimée de Porgy, Bess est tout à la fois éprise de Crown et sous l’emprise de la drogue que lui fournit Sportin’Life. L’amour et la joie de Porgy quand elle se réfugie chez lui seront impuissants face à cette double aliénation. Après divers épisodes tragi-comiques, dont le mariage fictif entre Porgy et Bess mais aussi le meurtre de Crown par Porgy, Bess partira pour New York, insoucieuse d’un Porgy qui, dès sa sortie de prison, se lancera néanmoins à sa recherche.

L’orchestre sollicité est relativement traditionnel, en dépit des adjonctions du saxophone ténor, de la section rythmique, d’un banjo et d’un piano droit sur scène. La musique est inventive, colorée, vivement orchestrée. Les motifs mélodiques jaillissent et ne manquent pas. Plongé en pleine Caroline du Sud, au cœur de la cité noire, le spectateur Blanc pénètre dans l’intimité d’une mouvante assemblée qui lui semblera par instant totalement étrangère, au point de soulever quelques critiques.

De Porgy and Bess, le public retiendra plusieurs chansons, la plus célèbre étant Summertime, une merveilleuse mélodie qui revient à plusieurs reprises, assurant pour une part l’unité structurelle de l’opéra. Summertime est devenu depuis l’un des grands standards du jazz et aura droit à des centaines de versions et d'interprétations. Retenons aussi l’autre berceuse A woman is a sometime thing, le spiritual Where is brudder Robbins ?, le dramatique My man’s gone now, l’optimisme de I got plenty o’nuttin, la chanson d’amour Bess, you are my woman now, ou encore les melodies de It ain’t necessarily so, I love you, Porgy, Bess is gone et There’s a boat dat’s leavin soon for New York. Tous ces airs n’échapperont pas également à leurs versions jazz.


GERSHWIN : THERE'S A BOAT DAT'S LEAVING SOON FOR NEW YORK
Damon Evans (Sporting'Life), Cynthia Haymon (Bess) - The London Philharmonic conduit par Sir Simon Rattle (1989)

DU DÉNIGREMENT À LA RECONNAISSANCE

Aux États-Unis, la réception de Porgy and Bess est mitigée surtout auprès de la communauté noire qui considère cet opéra comme « ne leur appartenant pas ». « La réalité quotidienne déboulonne le négroïsme noir de fumée de Gershwin » dira Duke Ellington, et ce malgré tout l’abattage musical proposé par le compositeur américain : du blues, des spirituals et des chants de travail qui mettent à nu la dure vie des Noirs américains.

Sur le guide de la musique édité par Larousse, on peut lire ceci : « La faiblesse supposée de Porgy and Bess tient à sa neutralité sociale et politique. Le jazz, ici, serait pastiché, n’aurait pas de valeur protestataire et libératrice ; plus grave encore, fixé sur la partition, il perdrait son âme et aurait pour fonction de divertir un public blanc avide d’un exotisme nuancé de paternalisme. L’erreur de perspective est évidente, Gershwin n’ayant jamais songé à singer un manifeste en faveur de la communauté noire ; son unique souci est d’écrire une grande œuvre américaine ! Et c’est dans ce dessein qu’il se réfère au jazz, musique originale, populaire et américaine. »

Malgré sa modernité affichée et son audace, Porgy and Bess est un échec populaire. On lui reproche ses images stéréotypées peu flatteuses des afro-américains, au point que les deux acteurs principaux prévus pour jouer dans l’adaptation cinématographique, Sidney Poitier et Dorothy Dandridge, accepteront leur rôle à contre-cœur parce que victimes d’un chantage du producteur Samuel Goldwin.

De tout ceci, il n’en sera question pour le compositeur, car l’immense fortune de l’œuvre a été, pour l’essentiel posthume. En 1937, très rapidement, la santé du musicien décline. Gershwin, qui a parfois des trous de mémoire et des problèmes de coordination motrice finit par tomber dans le coma. Il est opéré en urgence d’une tumeur au cerveau à Hollywood où il était prévu qu’il travaille une nouvelle fois pour le cinéma. Il ne résistera pas au choc opératoire et décèdera en juillet 1937, à l’âge de 38 ans.

L’opéra rebondira des années plus tard, dans les années 1960, à cause des revendications raciales qui surgiront. L’œuvre de Gershwin est alors une fois de plus pointé du doigt en devenant l’épicentre d’une polémique qui vise le racisme et la séparation des Noirs d’avec les Blancs. Aujourd’hui, avec le temps, les passions se sont calmés. Le dénigrement pour l’opéra de Gershwin appartient au passé. C’est à présent un classique de la culture américaine. Il était temps !

Par Elian Jougla (Cadence Info - 02/2021)

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