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BLUES, SOUL, REGGAE, RAP, WORLD MUSIC...


LE BLUES, HISTOIRE D'UNE MUSIQUE SENS DESSUS DESSOUS

Le blues a les mêmes racines que le jazz. Il est né dans les champs de coton, de tabac et de canne à sucre quand les esclaves chantaient leur souffrance quotidienne. La légende veut sans doute, avec raison, que le Mississippi et la Louisiane soient son berceau. Mais pour les Noirs, cette musique-là ne va devenir réalité que vers 1900, quand des bluesmen itinérant, s'accompagnant seulement d'une guitare ou d'un banjo, commenceront à tourner à travers les États-Unis...


COLPORTER LA CULTURE ORALE

Sans le blues, qu'aurait été le jazz, mais également le boogie-woogie, le rock'n'roll, le funk et le rap ? Tous ces courants musicaux n'auraient pu surgir, et même évoluer, s'ils avaient ignoré les principes structurels propres au blues.

Au début du 20ᵉ siècle, le blues et le jazz cohabitent encore au sein des villes, mais vont se résoudre à faire cavalier seul. Si le jazz reste une musique urbaine et orchestrale, le blues choisit la simplicité et prend le large. Une voix, une guitare et la ruralité comme décor, définissent parfaitement les frontières d'un blues authentique.

Provenant du chant des esclaves jusqu'à devenir la propriété du folklore noir américain, le blues passe d'un poème chanté librement à une nécessaire structuration. À grands pas, le cadre particulièrement strict de douze mesures s'impose, s'articulant autour de strophes de trois versets reposant sur un schéma immuable.

Le blues devait rester simple pour colporter la culture orale à travers les générations. Un rythme primitif, un chant tendu et récitatif accompagné par un jeu de guitare peu sophistiqué et dans lequel la mélodie n'est encore qu'au second plan.


LES PREMIERS BLUESMEN

© Tuskegee University Archives (ids.si.edu) – W.C. Handy (1942)

Pour les connaisseurs, le véritable cœur du blues se situe dans le delta du Mississippi. La plupart des bluesmen sont nés dans un périmètre délimité de part et d'autre du vaste fleuve et de la Yazoo River. C'est là que naît, à la fin du 19ᵉ siècle, le « delta blues », la forme fondatrice de notre sujet.

Le futur président des États-Unis et propriétaire d'esclaves, Thomas Jefferson, écrivait dans ses Notes de Virginie, en 1786, à propos des Noirs et de leur musique : « Ils sont généralement plus doués que les Blancs. Ils ont une oreille très juste pour les mélodies et le rythme, et certains savent inventer de petits airs », rajoutant : « On ne peut encore savoir s'ils seraient capables de mener à bien une composition de plus grande envergure ou de construire une harmonie compliquée. »

Tout est déjà dit ou presque, sauf que le blues – appartenant encore aux mains des musiciens noirs – devient la musique porte-drapeau de diverses déclarations et revendications, à la fois ironiques, tragiques ou moqueuses, ne faisant finalement que retranscrire, avec leurs mots, les scènes de leur vie quotidienne. La poésie est habituellement à ranger du côté des mœurs sexuelles, des métaphores à double sens ou incantatoire en invitant le vaudou pour combattre le mauvais sort.

Le chef d'orchestre noir W.C. Handy, qui avait saisi toute la portée du blues, sera le premier à créer une société d'édition pour diffuser ses œuvres. Des premiers blues qu'il composa tels que Memphis Blues (1912), St. Louis Blues (1914) ou Beale Street Blues (1916) jusqu'aux interprétations des chanteuses Ma Rainey et Bessie Smith naîtra une musique sans égal, puissamment authentique et palpable jusqu'au moindre souffle, la tragedie en suspens.


CHICAGO, LA CAPITALE DU BLUES URBAIN

Qu'ils viennent de Memphis ou du « delta » à l'image des musiciens Son House, Robert Johnson, Charles Patton ou encore de Slip James, Bukka White et Big Joe Williams, les bluesmen émigreront comme leurs confrères jazzmen vers le nord, prenant dans les années trente la route des Grands Lacs pour atteindre les villes du Nord. Imaginant y trouver l' « Eldorado », ils allaient suivre à la trace les populations noires du Sud venues chercher du travail dans les immenses usines et gratifier ainsi Chicago d'une réputation historique en l'imposant « capitale du blues » aux yeux des musiciens.

Au contact des villes étendues, le blues venu de la culture orale va perdre une partie de ses repères, et en premier lieu, sa sonorité rustique. Dans l'effervescence de ces nouveaux repères, il va se discipliner et s'enrichir jusqu'à se transformer en profondeur. Les acteurs du blues ne pouvaient ignorer le terrain créatif, ni l'apparition et l'évolution du disque apparu au début des années vingt. Les labels naissant ne ménageront pas leur effort pour suggérer des carrières à des musiciens noirs qui découvrent de leur côté le monde économique des Blancs. Paramount, Okey ou Black Swan ne seront pas les derniers labels à entrevoir ce que la musique des Noirs peut apporter... et rapporter !

© wikimedia – Albert Ammons, pianiste de boogie-woogie.

Les premiers bluesmen enregistrés sur microsillon jouiront d'une certaine liberté d'expression, jusqu'à devenir populaire au cours des années 1920/1930. Blind Blake, Blind Lemon Jefferson, Lonnie Johnson, mais aussi Gus Cannon et Memphis Minnie en feront partie. Toutefois, leurs enregistrements seront à ranger dans ce que les Blancs nomment les "Race Records" (les enregistrements ethniques), pour éviter en particulier tout amalgame avec leur propre musique.

À Chicago, le vieux style rural devient ainsi un blues moderne, flirtant avec les premières sonorités agressives. Quelques noms vont émerger du lot des prétendants portant sur ce renouveau historique : Big Bill Broonzy, Blind Lemon Jefferson, John Lee « Sonny Boy » Williamson et Lester Melrose, entre autres.

La ville sera d'une richesse inouïe, un véritable vivier pour les guitaristes les plus divers : Elmore James et ses fameux riffs, Buddy Guy, dont le jeu influencera particulièrement Jimi Hendrix ou encore Hubert Sumlin, véritable sculpteur du « blues de Chicago », sans oublier le légendaire Lightnin' Hopkins, qui ne choisira pas la guitare électrique par hasard, puisqu'il s'évertuera à explorer toutes les possibilités sonores offertes par l'instrument, du vibrato jusqu'au glissando.

Parallèlement au développement du blues, se greffe à la même époque une musique endiablée : le boogie-woogie, dont les tentacules rythmiques et obsédantes vont être la terre d'accueil de nombreux pianistes : Albert Ammons, Pete Johnson, Meade Lux Lewis et Clarence « Pinetop » Smith... De leurs doigts agiles, ils communiqueront toute l'animalité du tempo dansant grâce à des motifs martelés et répétitifs sur leur clavier. Cette musique, suffisamment expressive pour emporter l'allégresse du public, deviendra populaire dans les années 1930, en particulier dans les bouges de La Nouvelle-Orléans et les "barrel houses" (les tavernes texanes).


LE BLUES MODERNE

© flickr.com – La musique de Big Bill Broonzy reprise par Muddy Waters.

Moderne, pour quelle raison ? Dans les années qui précèdent la Seconde Guerre mondiale, les dernières intonations rurales ont disparu. Le blues, tout comme le jazz, a fait du chemin. Sa forme se modifie et devient un langage musical aux harmonies plus étoffées. Pour ses interprètes, le principal est de conserver les « intonations cafardeuses » qui l'ont vu naître. Son cœur, sa pulsation intime.

Le blues moderne se caractérise également par l'arrivée des premières guitares électriques, dès 1932, et une mise à distance avec le jazz qui, de son côté, ne va pas tarder à clore le chapitre de sa période « swing » pour laisser place au « bop » dès le milieu des années 1940.

Plusieurs jeunes bluesmen au tempérament fougueux n'hésiteront pas à associer au blues le chant gospel (la musique religieuse noire), voire la musique country. B.B. King, dont le timbre de voix chaleureux s'associe à la sonorité veloutée de sa fidèle guitare « Lucille », mais aussi T-Bone Walker, venu du Texas, sont certainement les deux premiers représentants d'une modernité affichée.

Le blues de l'après-guerre continuera de plus belle en donnant naissance à une musique électrique âpre et sombre traversée par des figures influentes d'un rock'n'roll en devenir. Il y aura celle produite par Willie Dixon, d'une intense vitalité et auteur de plusieurs tubes (Hoochie Coochie Man, Little Red Rooser, Spoonful...) et celle conduite par le guitariste John Lee Hooker, porteur d'un jeu à la tonicité sauvage et primitive, mais bien contemporaine. N'omettons pas de citer Muddy Waters, principale figure du label Chess, et dont l'importance n'est plus à démontrer dans l'histoire du blues moderne.


FACE AU ROCK'N'ROLL

Quand apparaît le rock'n'roll dans les années 1950, le blues traverse l'une de ses premières crises majeures. La nouvelle génération de musiciens n'ignore pas l'importance du blues, mais son héritier direct a bouleversé si bien les codes que les anciens sont placés directement en maison de retraite ! Fort heureusement, c'était sans compter sur l'opiniâtreté de quelques musiciens blancs européens fermement décidés à sauver ce passé pas si lointain...

© flickr.com – John Mayall, pochette disque (1967).

Le courant partira d'Angleterre au tout début des années 1960. Baptisé le « blues-boom », il singularisera l'épopée du rock anglais en inspirant la future naissance de deux groupes majeurs du 20ᵉ siècle : les Beatles et les Rolling Stones. Les Anglais, qui n'ignoraient rien de ce qui les reliait aux États-Unis depuis que les GI avaient débarqué sur leur sol en 1944, cherchaient désespérément de quoi alimenter leur inspiration. Paradoxalement, alors qu'en 1956 le rock'n'roll est au sommet des charts aux States, c'est vers le blues que les musiciens britanniques vont se tourner...

Parmi eux, figurent Alexis Corner, un guitariste et chanteur qui créa en 1961, les Blues Incorpored, qu'intégreront les futurs membres des Rolling Stones. L'autre nom à retenir est John Mayall. Ce claviériste, harmoniciste, guitariste et chanteur, qui devait conduire les Bluesbreakers, permettra à des artistes tels qu'Eric Clapton et Mick Taylor ou au bassiste Jack Bruce d'appartenir à une formation parmi les plus influentes du « blues-boom ». John Mayall et Alexis Corner continuent aujourd'hui encore d'être cités comme des influences majeures auprès des jeunes générations de musiciens de blues.

Soulignons, en conclusion à cette page consacrée au blues, toute l'importance du guitariste virtuose Stevie Ray Vaughan qui a su, après le long passage à vide du style durant les années 1970, redonner vie à une musique que l'on croyait à jamais disparu. Cet émule de Jimi Hendrix, dans sa façon de s'exprimer, réveilla l'intérêt de ses contemporains pour les « notes bleues ». En dépoussiérant leur approche, Vaughan devait attirer l'attention non seulement des amateurs inconditionnels du genre, mais également les rockers, passant avec élégance d'un blues traditionnel à une chanson rock des plus endiablés sans y perdre au change. De quoi réveiller, l'instrument en bandoulière, l'âme du blues, toutes générations confondues.

Par Elian Jougla (Cadence Info - 09/2023)


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