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JAZZ ET INFLUENCES

MILES DAVIS ‘ON THE CORNER’, L’ALBUM DE TOUTES LES CRITIQUES

Nous sommes en 1972 et la sortie de l’album On the Corner de Miles Davis reçoit dans la presse spécialisée de nombreuses critiques négatives. Personne ou presque ne semble comprendre le cap artistique de ce musicien engagé et visionnaire à plus d’un titre…


MILES DAVIS, MISE EN CONTEXTE

Depuis le milieu des années 60, la musique jazz cherche à s’inviter dans ce qu’il est convenu d’appeler « la pop music » ; une musique accessible qui, contrairement au free jazz, trouve un terrain social dans lequel toute une jeune génération arrive à se reconnaître.

Même si la majorité des « groupes pop » travaillent de façon empirique, le résultat est là en produisant des musiques qui épousent le fonctionnement du show business (tout l’inverse du free jazz qui refuse la moindre des compromissions). Miles Davis a parfaitement compris la portée de cette « pop music » qui plaît tant aux jeunes, jusqu’à oublier sa trompette acoustique du jour où il a vu un tout jeune guitariste, Jimi Hendrix, dont le jeu tantôt contenu ou explosif démontre sans aucun doute possible une grande autonomie à s’affranchir des frontières musicales.

© JP Roche - Miles Davis (1971)

Lors de l’été 69, le festival de Woodstock et ses 500 000 spectateurs devait persuader les plus septiques que quelque chose d’important s’était produit. Peu importe alors les textes vengeurs absurdes ou intellectuellement poétiques. Pour continuer d’exister, le jazz devait apprendre à rebondir. Mille différences musicales cohabitaient alors, du plus ambitieux (Pink Floyd/, Frank Zappa…) au plus traditionnel et poétique (Joan Baez), de l’incontournable blues déchiré de Janis Joplin jusqu’aux rythmes dévastateurs latino de Santana. Le jazz devait absolument trouver sa place en inventant de nouveaux gimmicks, des astuces et des trucs sonores qui lui permettent de rester dans la course, c’est-à-dire en adoptant une position à même d’attirer un jeune public tout acquis à la cause du rock.

Pour parvenir à cet objectif, Miles Davis décide de s’entourer de jeunes musiciens virtuoses : John McLaughlin, Keith Jarrett, Chick Corea… L’objectif est de créer un concept sonore qui, outre la prédominance de l’improvisation, parviendra collectivement à générer un nouveau son en accord avec les modes du moment. En 1969, l’alchimie sonore improprement nommée jazz-rock devait prendre racine et entrer dans la course en se démarquant des grosses formations pop/jazz telles Blood Sweat and Tears, Chase ou Chicago.

Entouré de ses jeunes musiciens, Miles Davis produit dès lors une musique déchirée. Le son de sa trompette très pur et sans vibrato n’est plus et laisse place à des phrasés zigzagants, martelé, pointilliste. L’électronique fait son entrée avec une trompette branchée sur une pédale wah wah. Un orgue, un piano électrique ou un synthétiseur viennent en renfort de la basse et de la guitare électrique.

Les sons digérés par le groupe de Miles Davis sont plus des sons neutres et austères que des phrases malléables. Les mélodies s’estompent peu à peu et laissent places à des « phrases davisiennes » très répétitives, mais hautement fascinantes par leur façon de sonner. Des dialogues d’un nouveau genre s’installent avec la guitare, le piano électrique ou le saxophone. C’est dans cet univers d’une beauté quelque peu inquiétante que naît le disque On the Corner, troisième opus officiel d’une lignée qui a commencé avec In a Silent Way, trois ans auparavant.


'ON THE CORNER' SUR LE GRILL

Quand le disque sort en 1972, des critiques fusent de toute part. Le trompettiste est mis à mal par des journalistes qui ne comprennent pas sur le moment l’audace visionnaire du musicien, qualifiant sa musique de « musique de rue ». Pourtant, sur le fond, On the Corner n’est pas si éloigné de ses disques précédents, conservant cette part d’esthétisme annoncée avec Bitches Brew ou la musique du film Jack Johnson. Les grooves entêtants du duo basse/batterie, la trompette branchée sur la wah wah et la présence de quelques accords sinueux au clavier sont bien là. La direction musicale reste la même et se poursuivra d'une façon presque similaire avec les albums Get Up With It (1974) Pangaea et Agartha (1975).

L’influence majeure de On the Corner est funk, manière James Brown ou Sly and the Family Stone. Cependant, à cette caractéristique s’ajoutent des inspirations en provenance de l’arrangeur anglais Paul Buckmaster (Elton John, David Bowie) et du compositeur allemand de musique électroacoustique Stockhausen ; un mélange effronté qui démontre toute l’âpreté du virage sonore installé par Miles Davis durant cette période.

Fasciné par la radicalité du processus de composition de Stockhausen, capable dans ses œuvres d’additionner ou d’éliminer à sa convenance tout instrument de ses orchestrations, Miles Davis décide d’intégrer dans ses compositions les préceptes mathématiques du compositeur allemand.

« 'On the Corner' est une combinaison de plusieurs concepts qui traitent de l’espace, de l’association libre d’idées musicales et de rythmiques pures basées sur des lignes de basses », dira Miles… Et celui qui va devenir le fidèle compagnon à la basse n’est autre que Michael Henderson, un musicien issu de l’écurie Motown, et dont la régularité de jeu - exempt de quelconques fioritures - assoit, avec les percussionnistes Al Foster et Billy Hart, un groove indestructible.

Parmi les autres musiciens qui entourent Miles Davis citons : Bennie Maupin à la clarinette, Carlos Garnett au saxophone, John McLaughlin à la guitare, Chick Corea et Herbie Hancock aux claviers, Don Alias et Mtume aux percussions, Collin Walcott au sitar et Jack DeJohnette à la batterie ; Paul Buckmaster faisant quelques apparitions au violoncelle.


MILES DAVIS : ON THE CORNER (album complet)

Si les parties « minimalistes » funky du jeune bassiste et le rôle joué par les percussions constituent le fondement de On the Corner, pour autant la réalisation de l’album, comme l’expliquera Davis, sera « de ramener la jeunesse noire-américaine vers le jazz, qu'elle avait abandonné en grande partie pour le rock ou le funk ».

On the Corner est d'un point de vue musical comme un retour aux sources du rythme, un album fondamental pour celui qui cherche à définir au mieux le musicien dans sa quête musicale d’alors. Le titre Black Satin, qui épouse le break de batterie de Cold Sweat de James Brown, est sans conteste le morceau le plus « funky » de l'album. À noter que pour One and One, Michael Henderson utilise l’effet Mu-Tron (la future marque de fabrique des sonorités cosmiques) et que le long medley final, Helen Butte / Mr. Freedom X (qui dure près de 24 minutes), laisse une grande place aux percussions africaines comme derniers juges de cet album atypique.

Par Elian Jougla (Cadence Info - 07/2019)

TITRES

  • On the Corner
  • New York Girl
  • Thinkin' One Thing and Doin' Another
  • Vote for Miles
  • Black satin
  • One and one
  • Helen Butte / Mr. Freedom X

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