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MUSIQUE & SOCIÉTÉ


CHANSONS DE MAI 68

Au Printemps de quoi rêvais-tu ?, Paris Mai, Comme une fille : ces chansons hantent les mémoires collectives françaises. Peu de titres, pourtant, naîtront sur les barricades. Durant les années 1960, les ritournelles et autres tubes laissent flotter les prémisses d'un grand chambardement et, lorsque le calme revient, la musique hexagonale offre un autre visage aux codes bouleversés. Retour en chanson sur l'histoire d'un mois charnière...


LES CHANSONS D'UNE ÉPOQUE RÉVOLUE

Sous la déferlante yéyé, les sixties n'entendent guère venir la révolution. Salut les copains : Sheila, Dalida, Johnny Hallyday, Claude François, squattent les ondes. La jeunesse se déhanche sur d'inoffensifs tubes. Pour le chercheur, fort du recul historique, les indices chantés tracent pourtant la route. L'historien Serge Dillaz (1) voit ainsi dans Quand fera-t-il jour camarade ? chanté par Mireille Mathieu, ou encore Potemkine de Jean Ferrat, les germes d'un discours révolutionnaire.

À côté des chansonniers montmartrois, chantres de la protestation, des figures notoires de la variété laissent, en effet, éclater leur voix. Parmi eux, Léo Ferré s'en prend, dans une version des Temps difficiles, à l'interminable pouvoir du président Charles de Gaulle ; Michel Delpech glisse, à la fin de chaque couplet de son Inventaire 66, la formule "Et toujours le même président". Les engagés - Béart, Brassens, Ferré, Tachan - fustigent ainsi la société de consommation, et celle du spectacle, l'omnipotence de l'ORTF (L'Office de Radiodiffusion-Télévision Française), et la censure.

Au premier rang des revendications, se place toutefois l'antimilitarisme : le conflit au Proche-Orient, évoqué dans Inch'Allah par Salvatore Adamo et la guerre d'Algérie. Le 28 juin 1967, la soirée Cent artistes pour le Vietnam, réunit sur la scène du Palais de Chaillot Georges Moustaki, Mouloudji, Francis Lemarque, Maurice Fanon, Barbara… Enfin, l'acquisition française de la bombe atomique suscite des réactions artistiques tant elliptiques (Il y avait une ville de Nougaro, Juste quelques flocons qui tombent d'Antoine), qu'explicites (Y'en a marre de Léo Ferré, ou Bura Bura de Colette Magny).

Pourtant, comme le souligne Serge Dillaz : « A quelques exceptions près, l'expression chansonnière se complaît dans le ronron d'une contestation politiquement orchestrée par un gouvernement convaincu de son infaillibilité ». L'opposition est donc plus à rechercher dans le domaine des mœurs et celui des formes. Citons ainsi L'Amour avec toi de Polnareff, ou encore La déclaration de Marie-José Casanova en 1967 : « Non, vraiment, je n'ai pas le temps/ Que vous me fassiez votre cour… / Faîtes-moi, faîtes-moi l'amour ». Il y a aussi Antoine, le beatnik, qui en 1966, chante ses Elucubrations visionnaires : « Mettez la pilule en vente dans les Monoprix ». Joe Dassin évoque, quant à lui, La Bande à Bonnot, référence fortuite au groupuscule anarchiste ; Eddy Mitchell et ses Chaussettes Noires assomment l'autorité de rock'n roll, tandis que Jacques Dutronc impose en douceur sa révolte dandy.

D'outre-Atlantique, arrivent par vague de nouvelles sonorités : folk, pop, rock avec des figures telles Bob Dylan, Janis Joplin ou encore Joan Baez, quand les formats de la chanson traditionnelle craquellent entre les mains d'Évariste (Connais-tu l'animal qui inventa le calcul intégral ?), de Colette Magny, ou encore du duo Higelin/Fontaine, qui fait ses premières scènes à La Vieille Grille. Enfin, l'autoproduction creuse son sillon chez Salvador, Béart ou Mouloudji. En 1966, Pierre Barouh créée Saravah, premier label indépendant.


PARIS AU MOIS DE MAI

Lorsque éclate la révolte, le mois de mai s'annonce radieux. Les haut-parleurs diffusent la bande-son d'une époque anodine : Déshabillez-moi de Juliette Gréco, Comment te dire adieu ? de Françoise Hardy, Riquita, jolie fleur de Java de Georgette Plana, D'aventures en aventures, de Serge Lama, ou encore La Cavalerie de Julien Clerc. Quoique… « Le 9 mai 1968, on allait encore au lycée avec une cravate, lorsque tout éclate », se souvient Patrick Winzelle, journaliste spécialisé dans la chanson française. Une précipitation qui ne laisse guère le temps aux artistes de réagir.

Sur les barricades, l'improvisation s'impose. À côté de paroles à l'arrache sur des thèmes connus, des refrains anarchistes du 19e siècle, comme L'Internationale, ressortent du placard pour fleurir les rues. « Souffle une sorte de romantisme révolutionnaire : une prose et un art rimbaldiens. Le monde entier retrouve son adolescence dans une rencontre du désir », se rappelle Serge Hureau, directeur du Hall de la Chanson.

Donné le 10 mai à La Mutualité, le concert mythique de Léo Ferré forge aux révolutionnaires un hymne sur mesure : Les Anarchistes. Et quand théâtres et music-halls ferment leurs portes, Jean Ferrat assure la clôture de Bobino avec un récital dont il reverse la recette aux comités de grève. L'art s'installe alors au creux de la tourmente. À l'appel de Leny Escudero, des artistes comme Dominique Grange (2), Pia Colombo, Francesca Solleville, Anne Vanderlove, animent les usines, au fil d'une "grève active". Francis Lemarque (3) raconte : « Notre rôle était de soutenir par notre présence, en participant à de nombreux concerts de solidarité, ce mouvement. ».

Jacques Higelin installe son piano à La Sorbonne, lieu de happening permanent. Les plus engagés, comme Dominique Grange, enregistrent des "45 Tours pavés", émanations poétiques de la rue, publiées par le CRAC (Comité Révolutionnaire d'Action Culturelle) et proposées en vente directe dès la rentrée 1968. Cette fièvre romantique, ce tourbillon, forgeront d'ailleurs des vocations, comme celle de Renaud, qui écrit sa première chanson, Crève Salope, à l'âge de seize ans sur les barricades (ce titre ne figure sur aucun disque de l'artiste, ndlr).

À la suite d'Anne Vanderlove qui sort avec Ballade au vent des collines, le premier titre sur les événements dans le circuit commercial, Léo Ferré, retiré lors de la "révolution", écrira à l'automne L'Été 68, Paris je ne t'aime plus, Comme une fille. Claude Nougaro quant à lui, enregistrera Paris Mai. Colette Magny publie Magny 68-69, un album concept, qui reprend le flambeau de l'engagement, mais le poétise, et sublime le discours de ses onomatopées, de son charisme et de ses risques artistiques. Éclosent aussi : Boulevard du temps qui passe de Brassens, Mai 68 de Jean-Michel Caradec, Au printemps, de quoi rêvais-tu ? de Jean Ferrat, ou encore Le temps de vivre de Georges Moustaki.


LA RÉVOLUTION DE MAI 68 ET SON HÉRITAGE

Surtout, la révolution de mai 68 s'attaque au music-hall à la papa. Exit les yéyés, finies les apparitions conventionnelles à la télévision. Le duo Higelin/Fontaine déconstruit progressivement les schémas traditionnels "refrain/couplet" pour s'approprier un soliloque dérangé, flirter du côté de la pop ou du free jazz avec l'Art Ensemble of Chicago (Comme à la radio en 1970), ou jeter un sort à la morale avec le titre Cet enfant que je t'avais fait.

Le rock, la pop, le folk, écoutés, plagiés, mais non intégrés par les artistes français d'alors, s'immiscent dans des groupes peu conformistes comme Magma, fondé par Christian Vander en 1969. Un courant hippie écolo surgit au début des années 1970 incarné par Maxime Le Forestier. À Paris, de nouveaux lieux naissent comme "La Pizza du Marais", "Chez Georges", "La Canaille", dans lesquels Renaud et François Béranger aiguisent leurs armes pour continuer la révolte.

L'explosion des carcans voit également l'apparition dans les années 1970 des régionalismes : la Corse, l'Alsace, l'Occitanie, ou la Bretagne, avec des artistes tels Alan Stivell, Malicorne et Dan Ar Braz. Les envies d'exotisme entraînent les balbutiements de la "sono mondiale" : témoin le premier disque de Pierre Akendengue, Nandipo, enregistré par Pierre Barouh en 1974. La folie de Woodstock aux États-Unis amène par ailleurs la naissance des festivals en France. La musique paraît sortir de ses institutions. Désormais, le public l'écoute debout.

(1) : Vivre et chanter en France, Tome1 1945-1980, Bayard/Chorus
(2) : cf interview.
(3) : Francis Lemarque : J'ai la mémoire qui chante

Discographie sélective :

  • Rosalie Dubois Chants de révolte (EPM) 2008
  • Compilation L'esprit de mai 68 (EPM) 2008
  • Dominique Grange 1968-2008…N'effacez pas nos traces (Juste une trace) 2008
  • Colette Magny Vietnam 67 Mai 68 (EPM) 2008
  • Compilation Cocktail Mai 68 (Harmonia Mundi) 2008
  • Compilation Les chansons radicales de mai 68 (EPM) 2008

Un article de Anne-Laure Lemancel

(Cadence Info - 07/2013)

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